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Prairies entrelacées: 11Élargir le cadre du tissage

Prairies entrelacées
11Élargir le cadre du tissage
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table of contents
  1. Front matter
    1. Half Title Page
    2. Art in Profile series
    3. Title Page
    4. Copyright Page
    5. Contents
    6. Message de la Ministre
    7. Remerciements
    8. Itinéraire de l’exposition
    9. 1 Introduction à Prairies entrelacées : Retrouver les « modernismes perdus »
  2. Section 1 : Recouvrer les histoires
    1. 2. Reculez – Il n’y a rien à voir – Circulez
    2. 3. Modernistes marginalisés : Coopératives et arts textiles autochtones en Saskatchewan, 1960-1972
    3. 4. Histoires métisses et travail artistique des femmes dans Margaret’s Rug de Margaret Pelletier Harrison
    4. 5. Le don du temps, le don de la liberté : Le tissage et les arts textiles au Banff Centre
    5. 6. Espaces vivants et habitables : Les textiles et l’architecture des Prairies
  3. Section 2 : Rencontres contextuelles
    1. 7. Exposition Prairies entrelacées : Rencontres, désirs et défis
    2. 8. Le tissage à l’horizon : Rencontres avec l’art textile dans les Prairies canadiennes
    3. 9. Les corps contextuels : Du berceau à la barricade
    4. 10. Six façons de découvrir Prairies entrelacées
  4. Section 3 : Élargir le cadre
    1. 11. Élargir le cadre du tissage
  5. Listes des œuvres
  6. Contributeurs

Photo : grande pièce angulaire suspendue composée de plusieurs panneaux - le long d’un panneau beige figurent six cordes gris clair. On y retrouve également un large panneau gris en 3D avec une frange en désordre, et deux panneaux marron terne avec un bord déchiré et angulaire.

Brenda Campbell, Woodlands Undercover, 1975 (cat. 8).

11Élargir le cadre du tissage

par Timothy Long

Quel est le type d’encadrement qui convient le mieux au tissage et aux autres pratiques d’entrelacement?1 Réponse : le plus souvent, aucun. En effet, le cadre en tant que dispositif physique est un ajout superflu. L’entrelacement de fibres tissées – pratique dans laquelle j’inclus ici tapis au crochet, macramé et tricot, parmi d’autres – est à la fois solide et souple. Ces entrelacements tiennent en place sans aucun besoin de support externe. Plus encore, un cadre revêt une énergie que je considère étrangère aux tissages, un contour trop rigide pour la délicatesse de leurs boucles ou de leurs nœuds. Considérons Woodlands Undercover (1975) de Brenda Campbell, l’une des imposantes tapisseries architecturales de Prairies entrelacées (cat. 35). Son dialogue avec le pourtour est un exemple magistral de complexité et de nuances : les bordures se reflètent sur son périmètre comme des lignes de crête dans un rétroviseur, s’enroulent en cordes suspendues qui divisent des volutes de charbon et de crème, et s’effilochent en nœuds Rya qui empêchent l’ascension nette de ses frontières terrestres. Des crêtes ponctuent sa surface et ondulent dans un paysage de laine naturelle, de coton et de molleton. En comparaison, les toiles sculptées des années 1960 et 1970 paraissent plutôt artificielles.

Pourtant, chaque fois qu’un tissage est présenté dans une galerie ou un musée, c’est dans un cadre artistique, architectural, institutionnel, suivant des conventions d’exposition et des modes d’appropriation des images qui remontent aux origines de la modernité. Un encadrement est inévitable si l’on veut qualifier un tissage d’œuvre d’art. La question du cadre et de son rôle dans la production d’une présence esthétique a été au cœur de ma carrière de conservateur et de mes écrits au cours des vingt dernières années. Dans mon travail sur diverses pratiques qui vont de la peinture à la céramique, en passant par la danse et les installations d’art photographique et cinématographique, l’anthropologie culturelle de René Girard m’a convié à réexaminer l’origine du pouvoir du cadre ainsi que son rôle dans la médiation des interactions entre les spectateurs et l’objet d’art. Prairies entrelacées – et sa richesse de pratiques qui réclament leur indépendance par rapport au cadre des beaux-arts, tout en se l’appropriant – offre l’occasion de reconsidérer les spécificités du cadre du tissage, moyen d’expression qui est généralement négligé ou sous-estimé.

Cette exploration s’inscrit dans un corpus croissant de théories textiles qui, depuis les années 1990, permettent d’envisager un élargissement du cadre du tissage qui laisserait ce médium « respirer » et se réaliser selon ses propres termes, sans le bord confinant d’un encadrement ou d’un socle. Des études récentes, telles que The Handbook of Textile Culture (2017), démontrent l’extraordinaire polyvalence du tissage dans le domaine plus vaste des textiles, polyvalence qui permet de répondre à une multitude de préoccupations culturelles, sociales, politiques, historiques et esthétiques, ainsi qu’à leurs intersections.2 Évoquant le regain d’intérêt des conservateurs et commissaires internationaux pour l’art textile contemporain, Christine Checinska et Grant Watson énumèrent quelques-unes des orientations actuelles : préoccupations formelles de la sculpture abstraite ou souple, processus séquentiel de la construction textile, féminisme, travail des femmes et travail artisanal, hiérarchies entre art et artisanat, arts appliqués et beaux-arts, ainsi qu’architecture et design, commerce, industrie et mondialisation.3 Comme nous le verrons, cette liste pourrait avoir été conçue pour les œuvres de Prairies entrelacées. Si le langage des débats a évolué, les liens matériels établis par les artistes travaillant dans la seconde moitié du XXe siècle sont toujours d’actualité. Cet essai relève donc le défi d’articuler le cadre de leur production, à la fois comme une évaluation historique nécessaire et comme une incursion théorique ayant des applications contemporaines.

Le cadre ombilical

Imaginez un atelier au bord d’une rivière où une artiste, assise sur une caisse, travaille sur son métier à tisser. Par la fenêtre, elle aperçoit des fragments épars du monde qui flottent dans l’eau. Un jour, une prothèse de jambe en bois passe devant elle. Elle se remémore son passé, sa maison en Afrique du Sud, la bataille coloniale qui a coûté la vie à son grand-père. Un autre jour, elle reçoit des fleurs séchées d’amis lointains. Elle pense à sa nouvelle maison au bord d’une rivière des Prairies en Saskatchewan, au chef métis Louis Riel et à une autre vie perdue lors d’une guerre coloniale. Elle enregistre rapidement ses impressions sous forme de dessins, de collages. Elle prend sa navette et commence à tisser. Elle redéfinit la nature de la tapisserie. Elle fabrique une nouvelle prothèse, un membre fantôme de souvenirs dont la douleur est intégrée à la tapisserie qu’elle tisse.4

Photo : détail d’un tissage avec une figure ombragée au centre sur un fond bleu-rouge qui semble émettre de la fumée. Le mot « like » est écrit en toutes lettres dans un buisson derrière lui.

Ann Newdigate, National Identity, Borders and the Time Factor, or, Wee Mannie (détail), 1982 (cat. 38). Au centre de ce détail se trouve la silhouette de Louis Riel, en référence à la photographie historique du chef Métis après sa capture à Batoche en 1885.

Cette réflexion appartient à Ann Newdigate, l’une des critiques les plus lucides et éloquentes dans le domaine du tissage depuis de nombreuses années. Avec des tapisseries telles que National Identity, Borders and the Time Factor, or Wee Mannie, créée au studio Dovecot by the Water du quartier Leith pendant ses études au collège d’art d’Édimbourg en 1982, Newdigate a entrepris une réflexion de plusieurs décennies sur le potentiel du tissage en tant qu’outil de recherche critique (cat. 26). En 1995, dans un essai succinct et pertinent qui a été inclus dans la collection New Feminist Art Criticism dirigée par Katy Deepwell, elle a abordé les incertitudes théoriques auxquelles sont confrontées les tisserandes des Prairies. Le titre de cet essai résume leur situation avec une candeur ironique : « Une sorte d’art, de tapisserie : la tapisserie en tant qu’accès simplifié aux définitions, langages, institutions, attitudes, hiérarchies, idéologies, constructions, classifications, histoires, préjugés et autres mauvaises habitudes de l’Occident »5. Newdigate situe la tapisserie dans un territoire indéfini entre l’art et l’artisanat, entre le centre et la marge, entre l’hégémonie de l’homme blanc privilégié et les communautés marginalisées selon la classe sociale, le sexe et la race. Reconnaissant le statut subalterne de la tapisserie dans le monde de l’art, elle ne désespère pas de cet état de fait. Au contraire, elle apprécie cette situation marginale comme une position productive unique à partir de laquelle on peut éroder les oppositions culturelles :

Je travaille la tapisserie principalement pour sa matérialité et sa capacité à évoluer au sein des traditions, à faire la navette entre diverses positions théoriques, à osciller autour des frontières, à défier les hiérarchies et à établir des liens avec de nombreux impératifs de résonance différents. Ce médium, originaire de partout et de nulle part, est à la fois de l’ordre du tout et du rien. Il est ce que vous pensez, il évoque ce que vous ne savez pas et ne pouvez pas vous rappeler – il n’offre aucune certitude.6

Cette citation de Newdigate évoque non seulement l’énigme créative et critique à laquelle sont confrontés de nombreux artistes œuvrant dans le domaine du tissage, mais aussi la liberté, au même titre que les défis, de travailler en dehors et à l’encontre des cadres théoriques et des systèmes de valeur établis. Bien que ce texte ait été écrit il y a plus de vingt-cinq ans, il décrit une situation qui perdure de nos jours. Après avoir vu Prairies entrelacées, l’artiste de Calgary Mary Scott – représentée dans l’exposition par une œuvre traversant elle aussi les frontières matérielles et conceptuelles (cat. 30) – a insisté sur le défi que représente, pour un conservateur de musée, de plonger dans « une discipline dont les contours et les limites sont difficiles à cerner, une discipline qui révèle un niveau et une qualité d’invention tout à fait stupéfiants ».7 La réaction de Scott semble confirmer l’affirmation de Newdigate suivant laquelle la tapisserie, et par extension le tissage, ne propose « aucune certitude ». Cherchant à articuler, comme conservateurs, les horizons théoriques qui se sont ouverts aux tisserands des Prairies après les années 1960, ainsi que les limites auxquelles ils ont été confrontés, notre tâche demeure exaltante, même si elle est parfois excessivement délicate.

L’incertitude sur les contours des tissages renvoie toutefois aussi à la question de leur encadrement. L’évaluation de cette situation par Newdigate repose sur sa propre expérience, durement acquise, qui lui a permis d’aborder le cadre de la peinture moderniste par le biais de la tapisserie. Sa première tentative d’acceptation critique rejetée, elle a entamé un long processus de familiarisation avec un moyen d’expression qui ne correspondait pas à ce cadre esthétique. La tapisserie, a-t-elle alors conclu, fournit « un accès rapide aux attitudes européennes institutionnalisées ».8 Ainsi, la pratique en atelier de Newdigate s’appuie sur cette compréhension théorique pour rejeter catégoriquement les cadres d’autorité qui sous-tendent l’art moderniste : son œuvre est postmoderne par sa dissolution des hiérarchies des genres, du centre et des marges, postcoloniale par sa compréhension de son propre privilège en tant que Canadienne blanche de classe moyenne originaire d’Afrique du Sud, et féministe par son adoption d’une forme d’art pratiquée principalement par des femmes qui ne correspond aucunement aux définitions de l’art noble (la peinture) ni à celles de l’art populaire (l’artisanat).

La question reste toutefois posée : quel est le cadre approprié pour le tissage si ce n’est pas celui de la peinture ni de la sculpture? Que peut-on proposer alors, si ce n’est une incertitude sans cadre? Si l’on en croit Newdigate, tenter d’élaborer une théorie du tissage reviendrait à assembler ses contours fragmentaires en un tout illusoire et nécessairement coercitif. Il est intéressant de noter que sa position rejoint la proposition émise quelques années auparavant par le théoricien du textile et émigré sud-africain Sarat Maharaj : la catégorie plus vaste de l’art textile est, pour reprendre l’expression de Derrida, de l’ordre de l’« indécidable » : « quelque chose qui semble appartenir à un genre, mais qui dépasse sa frontière et semble tout aussi à l’aise dans un autre genre. Il appartient aux deux, pourrions-nous dire, en n’appartenant à aucun des deux ».9 Cependant, plutôt que de nous contenter de cette description du tissage comme nomade perpétuel, nous désirons approfondir cette question pour comprendre comment les frontières de l’art et du tissage ont été établies, ce qu’elles signifient sur le plan socio-anthropologique et, finalement, comment elles s’entrecroisent dans les œuvres exposées dans Prairies entrelacées. Ce que nous proposerons, c’est que le tissage, en tant que forme d’art, est à la fois relié au monde par un fil et par un cadre, idée simple mais profonde qui explique l’étonnante capacité de ce médium à changer de forme et d’intention. Dans cet essai, j’espère par conséquent élargir le cadre du tissage et trouver une clé permettant de déchiffrer l’extraordinaire prolifération de ce moyen d’expression à un moment critique de l’histoire de l’art, tant dans les Prairies qu’ailleurs.

Dans son excellente étude intitulée Thinking Through Craft, Glen Adamson propose un point de départ constructif pour étudier le cadre du tissage, un point d’entrée intégré dans sa réflexion plus générale sur le cadre de l’artisanat.10 Dans son argumentation, il commence par aborder une tension fondamentale qui existe au sein des œuvres d’art modernistes : entre leurs prétentions à l’autonomie, telles que décrite par Theodor Adorno, et leurs dépendances contextuelles, telles que formulées par Jacques Derrida. Se référant au concept de parergon ou de cadre (littéralement « ce qui est attenant à l’œuvre ») de Derrida, Adamson remarque que l’autonomie de l’œuvre d’art est toujours tributaire d’un cadre. « Le parergon, lorsqu’il fonctionne correctement, semble séparer l’œuvre du monde. Comme une fleur fraîchement coupée, écrit Derrida, lorsque l’art est coupé de son environnement, il ne saigne pas ».11 Cependant, cette séparation est effectuée par un objet, un cadre, qui est lui-même issu d’un travail artisanal. L’artisanat, poursuit Adamson, est un supplément nécessaire à la revendication d’autonomie de l’objet d’art. Si cette conceptualisation de l’artisanat semble renforcer son statut subalterne, Adamson, comme Newdigate, l’envisage pourtant différemment. Il affirme qu’art et artisanat sont liés par une relation de dépendance mutuelle et que la soi-disant infériorité de l’artisanat constitue sa force. En effet, si l’autonomie de l’objet d’art dépend de la contingence du cadre, ce n’est qu’à travers l’artisanat que la relation non reconnue de l’art à son contexte peut être comprise et critiquée. En s’appuyant sur le concept de supplément, Adamson fournit une multitude d’exemples de ce que peut signifier « penser par le biais de l’artisanat » dans un grand nombre de pratiques, allant de la céramique à la bijouterie, en passant par le mobilier, le verre, le tissage et l’art textile.12

Photo : détail d’une œuvre d’art horizontale avec des fils de couleur paille qui traversent une matière crémeuse. Les morceaux sont désordonnés et surplombent la matière, une frange se détachant sur le bord droit.

Ann Hamilton, Untitled (détail), 1979 (cat. 19).

Élucidant la multitude de relations contextuelles dans lesquelles l’art est engagé, Adamson démonte habilement les hiérarchies qui ont désavantagé le tissage et d’autres pratiques artisanales. Ces relations contextuelles comprennent la matérialité, l’intelligence haptique (compétence), les rapports au temps et à la terre (pastoralité) et les liens avec les pôles défavorisés des hiérarchies sociales (amateurisme, féminisme et PANDC). Cependant, bien qu’Adamson définisse une relation supplémentaire entre artisanat et art, son explication de l’existence même de cette dynamique reste incomplète. À l’appui de son argumentation, Adamson cite la phrase mémorable de Derrida dans La Vérité en peinture : « le parergon est une forme qui a pour détermination traditionnelle non pas de se détacher mais de disparaître, de s’enfoncer, de s’effacer, de se fondre au moment où il déploie sa plus grande énergie ».13 Adamson utilise cette réflexion pour souligner le fait que l’artisanat doit disparaître pour que l’œuvre d’art puisse apparaître. En d’autres termes, le cadre doit mourir pour que l’art puisse vivre. Bien que cela soit sans aucun doute vrai, ce qui n’est pas pris en compte par Adamson ni par Derrida, c’est la place socio-anthropologique du pouvoir par lequel le cadre opère.

Comme je l’ai mentionné ailleurs, si nous voulons expliquer pleinement l’énergie du cadre, nous devons nous tourner vers ses origines sacrificielles.14 Selon la théorie du bouc émissaire élaborée par l’anthropologue culturel René Girard, le supplément (cadre/artisanat) et la victime de la violence (bouc émissaire) ne font qu’un.15 Vu sous l’angle girardien, le cadre fonctionne d’une manière qui reproduit le schéma de la violence comme bouc émissaire. Tout comme la foule violente encercle sa victime et l’expulse du groupe social, le cadre excise une petite parcelle de la réalité et l’exclut de notre existence ordinaire. Les motivations de ces expulsions sont liées. Tant le bouc émissaire que l’œuvre d’art sont des objets de désir collectifs antagonistes – désirs qui ne sont pas originels mais plutôt enracinés dans la contagion mimétique du « je veux ce qu’ils veulent ». Lorsque l’expulsion est réalisée, ces désirs contradictoires sont soudainement unifiés. Pour la foule qui désigne un bouc émissaire, le résultat est la reconnaissance collective d’une paix miraculeuse. La victime, qui était autrefois source de tous les maux, revient maintenant comme présence divine du dieu, origine de tous les bienfaits pour le groupe social nouvellement réconcilié. De même, l’œuvre d’art, tenue à distance par son encadrement, rend à sa partie excisée du monde l’aura quasi divine d’une présence esthétique. Comme l’affirme Andrew McKenna dans son étude comparative de Girard et Derrida, toute forme culturelle, y compris la langue et l’art, est un substitut de la victime originelle et, en tant que telle, dépend à son tour d’une autre forme de substitution, l’écriture ou l’artisanat, selon le cas.16 D’après cette logique substitutive, le cadre est le supplément d’un supplément du bouc émissaire. Dans cette perspective, la coupure qui sépare l’objet d’art du monde est une autre expression de la violence sacrée qui maintient l’ordre social – on ne peut donc pas dire qu’il s’agisse d’un bouquet de fleurs fraîchement coupées dans un vase !

Photo : un cercle de tissu tricoté marron clair est posé sur un mur blanc avec une ouverture dégorgeant des cordes vers une étagère blanche sur le sol en ciment gris.

Aganetha Dyck, Rope Dance, vers 1974 (cat. 12).

Photo : une pièce murale en forme de pizza pointant vers le bas. Elle est dans les tons de beige et de marron, avec de grandes boucles de tissu qui créent un effet 3D.

Susan Barton-Tait, Nepenthe, vers 1977 (cat. 5).

Photo : détail de l’image précédente montrant les cordes marronnes et les morceaux tissés.

Susan Barton-Tait, Nepenthe (détail), vers 1977 (cat. 5).

Photo : quatre œuvres d’art de couleur orange, jaune et vert-bleu. Ce sont des cercles avec des trous ouverts au centre et parfois des cordes colorées qui sortent de l’ensemble. Les quatre œuvres d’art ont des formes disparates, comme si elles flottaient les unes sur les autres.

Crafts Guild of Manitoba, Prairie Barnacles, 1979 (cat. 32).

Photo : détail de l’image précédente montrant les éclats d’orange, de rouge, de blanc, de vert et de bleu qui composent les cercles.

Crafts Guild of Manitoba, Prairie Barnacles (détail), 1979 (cat. 32).

La manière dont la présence sacrée – qui autrefois appartenait au dieu, puis à l’idole ou à l’icône – réussit à habiter l’œuvre d’art en tant qu’aura esthétique est le résultat d’une transformation historique qui a été décrite en détail par l’historien de l’art Hans Belting dans son étude magistrale intitulée Likeness and Presence.17 En appliquant l’anthropologie de la violence de Girard au récit de Belting, nous pouvons comprendre que l’encadrement, au-delà de son rôle de générateur de présence esthétique, sert de médiateur entre l’objet d’art et le monde, et qu’il réconcilie les désirs concurrents et mimétiques des regards intersubjectifs des spectateurs. Le cadre représente également la main de l’artiste, dont le génie sacerdotal est responsable de la transformation inspirée de l’artisanat en œuvre d’art. Ainsi, par l’entremise de l’encadrement, artiste, œuvre et spectateur sont réunis dans une recréation de la scène sacrificielle. Certes, l’histoire de l’art occidental, du début des temps modernes jusqu’à nos jours, a été marquée par une remise en question progressive du cadre ayant mis en évidence le contrat sacrificiel liant l’artiste, l’œuvre d’art et le spectateur. Comme je l’ai soutenu ailleurs, l’effet de cette remise en question n’a pas produit d’iconoclasme, mais plutôt un « théâtroclasme », ou une rupture de la place du spectateur.18 De Giotto à Rembrandt, de Manet à Warhol, le spectateur est devenu de plus en plus conscient de sa position privilégiée, et de son implication dans les exclusions que l’œuvre d’art maintient tacitement ou ouvertement. Parallèlement, l’œuvre d’art, par sa remise en question du cadre, a suscité une identification avec la victime de violence, sujet occulte de celle-ci.19

Si les relations entre la peinture et la sculpture d’une part, et le sacré d’autre part, sont absentes du récit d’Adamson, il en va de même pour l’artisanat. Alors que l’art évoque la victime originelle à travers une chaîne de substitutions, l’artisanat assiste à cette scène en tenant les manteaux des bourreaux, métaphoriquement parlant, comme Paul lors de la lapidation d’Étienne. Le tissu recouvre le corps ; la céramique et le verre contiennent la libation ; le mobilier abrite l’offrande. Plutôt que de servir d’objet de culte, l’artisanat embellit les rituels religieux par le biais de la nourriture, de la boisson et du vêtement, assurant ainsi une contiguïté contextuelle qui se prolonge dans le domaine de l’art. Ainsi, art et artisanat entretiennent tous deux une relation avec la victime de la violence. Cependant, alors que le cadre qui excise l’art du monde est « exsangue », pour reprendre l’expression de Derrida, le cadre de l’artisanat n’est jamais éloigné de la chair. Du point de vue de la théorie du bouc émissaire de Girard, la question du contact est importante. Pour que le transfert des maux sociaux soit réussi, le collectif ne doit pas toucher le bouc émissaire car, si le contact a lieu, le groupe social pourrait être contaminé par la violence, et la paix souhaitée jamais atteinte.20 Voilà pourquoi l’objet d’art, et son cadre qu’on a tendance à ne pas voir, possède une efficacité particulière dans la production de la présence, et pourquoi l’objet artisanal reste de l’ordre du supplément. Ce qui distingue l’artisanat de l’art, c’est la possibilité de toucher ou non la victime.

La désacralisation, ce long processus amorcé par la reconnaissance de l’innocence de la victime, rend ces relations visibles. Lorsque l’artisanat rencontre les énergies théâtroclastiques de l’avant-garde moderniste et le souci d’identification de celle-ci à la victime de la violence, il accueille le spectateur de façon bien différente que le fait l’art visuel et ses stratégies en miroir : il crée un point de contact entre spectateur et victime, non pas par le biais d’un cadre médiateur, mais plutôt en tant « qu’objet serviteur ».21 Qui plus est, cette distinction souligne aussi l’importance des traits essentiels de l’artisanat : son caractère d’objet inextricablement lié aux conditions de sa production – matérielles, corporelles, temporelles, géographiques et sociales. C’est là où l’artisanat rencontre la chair en souffrance. De même, le cadre critique de l’art aide l’artisanat à percevoir sa propre relation au sacré, ainsi que sa participation à la production d’une unanimité violente. Le rôle de l’artisanat n’est donc pas tant de critiquer l’art noble par le biais d’une rivalité ombrageuse, mais plutôt d’unir ses forces avec lui dans une critique multidimensionnelle du mécanisme de la victime émissaire, à travers et contre une gamme variée de formes culturelles.

Quel est donc le rapport particulier du tissage au sacré? Contrairement à la peinture, le tissage atteint son autonomie lorsqu’il sort du cadre, au moment où il est retiré du métier à tisser. La première séparation du tissage n’est donc pas celle d’une réalité qu’il représente, mais celle du matériau qui est son moyen de production. Cette coupe est donc ombilicale, plutôt qu’excisionnelle. Touchez le bord d’un tissage et vous sentez des nœuds, pas des têtes de clous. Retournez un tissage et vous voyez sa technique de production, pas la façon dont il a été tendu sur un cadre de bois à croisillons. Dans la mythologie, les Moires ou Parques de la Grèce antique illustrent la violence inhérente à la coupure ombilicale.22 En accomplissant leur tâche de filage et de tissage, elles déterminent ensemble le destin de l’humanité : Klotho filant la quenouille de la vie terrestre, Lachesis en mesurant la longueur et Atropos dont la coupe finale marque le moment de la mort. Ainsi, la coupure ombilicale est ambivalente : elle signifie à la fois le début et la fin de la vie. Même les dieux de l’Olympe sont soumis aux Parques qui représentent les forces sous-jacentes de l’ordre et de la hiérarchie,23 ordre qui est établi à un certain prix. L’étymologie du terme « Moire » est « répartition »24, définition qui situe les actions des déesses dans le domaine sacrificiel : leur coupe détermine l’inclusion et l’exclusion, et décide qui reçoit la vie et qui ne la reçoit pas.25 Ce message est tissé dans chaque pièce d’étoffe et transposé sur le corps des individus, du berceau jusqu’à la tombe.

Comme nous le verrons, c’est par leur matérialité, leur temporalité, leur corporéité et leur altérité que les œuvres de Prairies entrelacées rejoignent les spectateurs dans le cadre élargi du tissage moderniste. Au contact de l’énergie désacralisante de l’avant-garde moderniste, le tissage, qui n’avait pas vraiment évolué depuis son apogée avec la tapisserie de la Renaissance, a libéré une énergie ombilicale qui s’est déployée dans une multitude de directions déstabilisantes, et qui a dévoilé les nombreux fils déterministes sur lesquels repose notre civilisation.26 Cette énergie étant ambivalente, elle vise à la fois l’ordre établi et son démantèlement. Cette compréhension est utile non seulement pour définir l’engagement du tissage à l’égard du cadre de l’art, mais aussi à l’égard de cadres extérieurs à la culture occidentale. C’est peut-être ainsi que nous pourrons trouver les « contours et les limites » difficilement saisissables de cette discipline.

Contextes : matérialité et temporalité

Imaginez une salle remplie de tapisseries. L’espace est vaste, impressionnant. Ici, les inventions picturales du cubisme s’animent peu à peu sur les grands métiers à tisser des Gobelins et d’Aubusson. Les oiseaux découpés d’Henri Matisse s’envolent dans une tapisserie, et dans l’autre les tracés architecturaux de Le Corbusier se bousculent. Puis, vous découvrez une œuvre sans image, sans aucun dessinateur-peintre transmettant une illustration à un traducteur tisserand. D’une taille supérieure à celle d’un être humain et d’une largeur de près de quatre bras, c’est un panorama de sensations colorées, froides, mais vibrantes de vie. Ce panorama se déplace en cordons verticaux, allant des bruns profonds de l’humus forestier aux bandes glacées de bleu marine, en passant par des étendues intermédiaires de glace et de ciel, jusqu’aux confins gelés de l’espace intersidéral. C’est une coupe transversale de l’hiver. Seules les sauvages inventions texturées produites sur des métiers à tisser polonais s’approchent de ces intentions tissées.

Animés par une coupure ombilicale plutôt qu’excisionnelle, les tisserands des années 1960 ont ouvert de nouvelles possibilités matérielles et formelles le long des limites contingentes de leur médium. Partant de la logique structurelle du tissage, ils ont exploré diverses techniques d’incarnation des couleurs, de bords noués, de suspension et de mesure du temps. Déjà, lors de la première biennale internationale de tapisserie de 1962 à Lausanne, des artistes-tisserands comme la Canadienne Mariette Rousseau-Vermette se distinguaient de noms français plus connus comme Le Corbusier, Henri Matisse et Henry Lurçat, qui, en tant que peintres-illustrateurs, étaient restés à l’écart du processus de tissage proprement dit. Dans Hiver canadien (1962), Rousseau-Vermette utilise la structure sous-jacente de la chaîne et de la trame, ainsi que les intensités naturellement variables de la laine teinte, pour ordonner et animer des champs de couleur, plutôt que de traduire des dessins d’abord réalisés sur papier (fig. Mariette Rousseau-Vermette, Hiver canadien, 1962). Son énergie picturale, sa présence même, est inscrite dans les fibres constituant ses tapisseries. Contrairement à la peinture, la couleur dans le tissage n’est pas un ajout : elle découle des liaisons chimiques avec le fil et la laine. Les teintures elles-mêmes sont souvent fabriquées à partir d’extraits de plantes et d’animaux ; comme de véritables tissus vivants, les fibres intègrent ainsi dans leur matrice la substance liquide de la terre.27 En explorant ses propres possibilités structurelles et ses lignées matérielles, la tapisserie de Rousseau-Vermette démontre le potentiel qu’a le tissage d’élargir son cadre au-delà de l’optique de la peinture.

Photo : une œuvre d’art horizontale principalement bleu foncé qui passe progressivement au bleu plus clair, puis au blanc, puis de nouveau au bleu plus clair et au bleu foncé.

Mariette Rousseau-Vermette, Hiver canadien, 1961, tapisserie de basse lisse, 213.3 x 540.7 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Achat (1963.70). Succession Mariette Rousseau-Vermette et Claude Vermette. Photo de MNBAQ, Jean-Guy Kérouac.

Pour Charlotte Lindgren, autre exposante canadienne de la première heure à Lausanne, mais qui a fait ses débuts de tisserande à Winnipeg, c’est la structure qui prime sur la couleur : « J’utilise la couleur et la texture uniquement pour renforcer l’image et clarifier la structure ».28 La suspension sans encadrement est inhérente à la tapisserie murale, car elle entraîne une attraction gravitationnelle répartie dans tous les fils des textiles. Placées dans un espace tridimensionnel, ces suspensions contrastent avec la poussée des œuvres sur socle, qui cherchent à nier la pesanteur. Dans Winter Tree (1967), créée pour l’exposition d’artisanat d’Expo 67, Lindgren exploite le dialogue du textile avec la pesanteur en créant un tissage plat, d’une seule pièce, qui ne prend une forme spatiale que lorsqu’il est suspendu (cat. 49). La même année, à la biennale de Lausanne, Aedicule (1967) de Lindgren est l’une des premières tapisseries à se déployer au-delà du mur (fig. Charlotte Lindgren, Aedicule, 1967). Présentée dans une section distincte réservée aux œuvres tridimensionnelles,29 cette tapisserie, comme le suggère son titre, a recours au langage des canopées et des toiles de fond drapées pour obtenir une structure architecturale. Lindgren s’appuie sur la logique des fentes et des ouvertures internes, apparues pour la première fois à la biennale de 1965, pour créer un portail et un trône parfaitement réalisés. En outre, les franges, élément décoratif qui marque ses bords noués, forment de longues colonnes souples dans lesquelles il est possible de pénétrer. En 1969, de telles approches tridimensionnelles, sous l’impulsion de Magdalena Abakanowicz, se multiplient à Lausanne, parallèlement à l’orientation gravitationnelle de la sculpture minimaliste représentée par Robert Morris et Eva Hesse, qui expérimentent aussi à cette époque avec des suspensions en feutre, en fil et en latex.30

Photo : une œuvre d’art qui ressemble presque à une cabine. Il y a un support rouge avec des plumes noires et dorées qui pendent, un toit fabriqué à l’aide de fils enfilés sur les côtés, et un tapis rouge et noir avec une longue frange qui s’étend devant la structure.

Charlotte Lindgren, Aedicule, 1967, 245 x 245 x 180 cm. Photo de Gilles Alonso, offerte gracieusement par la Fondation Toms Pauli, Lausanne.

Ces bouleversements sismiques dans les expressions matérielles du tissage se sont poursuivis dans les années 1970 et 1980. Auparavant dans les Prairies, les motifs s’inspiraient souvent du paysage. Délaissant la tapisserie picturale, les tisserands se sont alors appuyés sur le matérialisme ombilical de Rousseau-Vermette qui, à la tête des arts textiles au Banff Centre, leur a transmis sa connaissance des nouveautés internationales. En réponse à l’un des écosystèmes les plus perturbés de la planète, les artistes ont pu s’inspirer de toute une gamme de techniques pour conceptualiser la terre comme réalité ressentie plutôt que comme construction picturale coloniale. Alors que les résonances harmoniques entre la grille cadastrale des Prairies, la grille moderniste de l’art du XXe siècle et la grille ordonnée du métier à tisser semblaient destinées à renforcer le travail des « Parques » coloniales dans la subdivision des Prairies, le tissage a répliqué par une résistance tactile. Rousseau-Vermette, ainsi qu’Inese Birstins, Kaija Sanelma Harris, Eva Heller, Pirkko Karvonen, Jane Kidd, Gayle Platz, Ilse Ansyas-Šalkauskas, Margreet van Walsem, Whynona Yates, parmi d’autres artistes, ont répondu à la grille cadastrale des Prairies par une exploration en profondeur de leurs ondulations et de leur végétation. De leur côté, Susan Barton-Tait, Katherine Dickerson, Aganetha Dyck et Douglas Motter/Carol Little ont opté pour la suspension libre, alors que d’autres tisserands des Prairies expérimentaient des interventions dans l’espace tridimensionnel. Conscients des limites imposées par les bords du tissage, certains d’entre eux ont complètement délaissé ce médium à la fin de la décennie, trouvant dans le feutre (Birstins, Dyck) et le papier (Barton-Tait, Miller) de plus riches possibilités de création.

La coupure ombilicale des fibres filées signale la création d’une autre forme de tissage, mais aussi le début de sa disparition éventuelle, par décoloration ou dégradation naturelle, puisque la naissance et la mort sont contenues dans ce processus. Le temps demeure au centre des préoccupations. L’importance de cette rupture découle, en grande partie, des longues heures consacrées à la récolte, au nettoyage, au filage et à la teinture des fibres, tout cela en préparation pour le tissage qui requiert lui aussi beaucoup de temps. Au cours des années 1960 et 1970, de nombreux tisserands se sont investis dans des processus tels que l’achat de laines et de fibres végétales locales, la création de teintures à partir de plantes indigènes et l’étude des techniques de tissage traditionnelles et autochtones. Si ces pratiques artisanales peuvent être associées au mouvement de retour à la terre, ou plus généralement à la catégorie « pastorale » définie par Adamson,31 leur engagement ultime est par rapport au temps. Cet investissement temporel s’oppose à l’idéal du progrès qui annihile le temps par l’application de « technologies permettant de gagner du temps », ainsi qu’à la recherche esthétique du sublime, présence quasi éternelle qui est l’héritage du sacré dans l’art occidental.32 Si l’on compare, par exemple, les grandes abstractions du modernisme tardif à celles produites par Mariette Rousseau-Vermette (cat. 58) et Ann Hamilton (cat. 48) au Banff Centre à la fin des années 1970, l’absorption de leurs champs de couleurs est continuellement interrompue par l’intrusion de nœuds et d’éléments liés. La modernité, qui repose sur une conception du « nouveau » entraînée par l’expulsion continuelle du passé, est cependant détournée de son rejet du passé par le rythme des gestes manuels qui sont à la fois anciens et continuellement renouvelés.

Les rappels temporels sont également présents dans les tapisseries de style Gobelin d’Ann Newdigate, par lesquelles celle-ci cherche à reproduire la spontanéité de ses petits dessins et collages sous forme tissée. Ces exercices quelque peu artificiels, bien que magnifiquement rendus, ont pour effet d’amplifier, plutôt que de diminuer, le temps nécessaire à leur réalisation et de figer le flux des événements quotidiens. La vitesse qui caractérise la modernité est freinée dans son élan, non pas par sentiment nostalgique mais par souci d’un réapprentissage thérapeutique, une façon plus consciente de se mouvoir dans le présent. Pat Adams résume cette impression avec un humour pince-sans-rire dans Remember That Sunset We Saw from Here One Time? 1984 (cat. 45). Dans cette œuvre, la mise en abyme d’un paysage à l’intérieur d’un autre paysage reproduit la beauté d’un éphémère coucher de soleil dans la prairie – sujet d’innombrables peintures – comme un instantané encore plus éphémère et omniprésent. Mais cet « instantané » est lui-même une représentation d’un autre tissage, une œuvre antérieure intitulée Prairie Sunset, 1983 (cat. 44) qui est désormais intégrée dans un tissage du même paysage mais sous la lumière du jour. En fin de compte, le tissage, un processus lent, prend ainsi une petite revanche en intégrant à la fois la peinture et la photographie dans son cadre littéral et temporel.

Photo : pièce murale en ficelles multicolores. Les couleurs passent du bleu foncé au bleu clair et inversement, puis au vert, à l’orange, au rose et au jaune.

Ilse Anysas-Šalkauskas, Rising from the Ashes (détail), 1988 (cat. 3).

Photo : détail des images précédentes montrant des bandes de matériau marron, bleu, orange, noir, vert-bleu.

Ilse Anysas-Šalkauskas, Rising from the Ashes, 1988 (cat. 3).

Contextes : corporéité et société

Imaginez le corps d’une danseuse dans une galerie d’art. Elle se déplace lentement, pressée contre le mur, comme si elle cherchait à épouser les propriétés d’un tableau. Elle arrive enfin à un grand tondo en toile sommairement agrafé au mur. Son corps se glisse derrière celui-ci et disparaît, enfoui sous ce patchwork circulaire d’où se détachent à la fois la toile et la peinture. Quelques instants plus tard, dans un élan soudain, sa tête apparaît à travers une fente au centre de la toile. Son corps se projette dans l’espace, arrachant la toile du mur. La danseuse commence à tournoyer, la toile flottant sur elle comme une cape, tandis qu’elle récite d’une voix puissante un poème sur les forces incontrôlables de la nature.

Ce qui est relaté ci-dessus s’est déroulé en 1993 au Musée national des beaux-arts du Québec lors de la première de Je parle, chorégraphie de l’artiste multidisciplinaire Françoise Sullivan interprétée par Ginette Boutin (fig. Françoise Sullivan, Je parle, 1993)33. Même si cette performance extraordinaire s’éloignait sans doute du sens recherché, le public a pu voir en celle-ci la transformation du tableau en vêtement, son existence sous la forme de tissu soudainement restaurée par l’action d’un fuseau humain.34 Ce geste violent a aussi révélé tout l’effort qui a été nécessaire pour qu’un tableau renaisse en qualité de textile – et ce, même lorsque son cadre était réduit à sa plus simple expression, à savoir une toile non tendue, grossièrement découpée et uniquement accrochée au mur par quelques agrafes. Si son cadre avait été plus robuste, cette transformation n’aurait pu se produire. La chorégraphie de Sullivan n’a donc pas seulement révélé la nature textile du tableau, elle a montré, de manière spectaculaire, la présence corporelle intrinsèquement dissimulée sous l’objet d’art. Au moment où la tête de la danseuse sort de la toile, son corps est coupé visuellement du monde, dans ce que l’on pourrait appeler une amputation virtuelle : la tête est encadrée comme une sorte de membre fantôme, une partie démembrée du corps social dont l’absence est ressentie comme une douleur, et que nous pouvons nommer présence esthétique.35 Dans le même temps, nous sommes conscients que la tête demeure en réalité en contact avec le bord rugueux de la toile, que celle-ci la maintient dans son étreinte.

Photo : une personne dans une pièce sombre, sous les projecteurs, tournoyant la bouche ouverte et portant une grande cape blanche et bleue.

Performance de Ginette Boutin sur la chorégraphie de Françoise Sullivan « Je parle », présentée au Musée d’art MacKenzie avec New Dance Horizons, le 28 janvier 2016. Photo offerte gracieusement par Daniel Paquet.

La performance de Sullivan révèle trois pistes utiles pour réfléchir sur la relation entre le tissage et le corps. D’abord, deux corps apparaissent lorsque la réalité du tissage rencontre la virtualité du cadre : le membre fantôme et le corps ombilical de la fibre tissée. Ensuite, si l’œuvre d’art représente un membre fantôme, le tissage offre la possibilité de toucher et de soutenir ce membre de manière thérapeutique, de lui offrir un refuge et de le réintégrer dans le réseau social. Dans le cas du tissage, corporéité et contexte social sont associés par un lien ombilical. Enfin, le contact du tissage avec le membre fantôme érode la relation binaire qui existe entre l’artisanat et l’art, ce qui permet au corps dissimulé du bouc émissaire non seulement de réapparaître mais aussi de rompre le silence. Chez Sullivan, ce sont les forces de la nature et de la terre qui sont évoquées : « Je parle du pin, du sapin, du peuplier… Je parle du chemin de l’aube… Je parle de la main du vent… Je parle de la nuit passée avec le corbeau ».36 De même, c’est la voix de l’altérité que le tissage, dans son lien avec l’ordre social, exprime lorsqu’il épouse la position de la victime.

Comme le montre la performance de Sullivan, la distance avec le mur, même minime, renforce la capacité des textiles à servir de refuge au membre fantôme et à le réintégrer dans le corps social. Lors de l’inauguration de Prairies entrelacées, les enfants d’Ansyas-Šalkauskas se sont souvenus avoir utilisé les longues bandes de cuir de Rising from the Ashes (1988) pour jouer à cache-cache (cat. 33). Leurs jeux masquaient des événements graves de leur histoire familiale, en particulier leur fuite de la Lituanie occupée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, événement auquel le titre de l’œuvre fait allusion. Le même soir, Katharine Dickerson a raconté qu’un couple australien qu’elle avait vu la veille à l’Assemblée générale du Conseil mondial de l’artisanat s’était assis à l’intérieur de son West Coast Tree Stump (1972) lors de l’exposition Textiles into 3-D de 1974 à la Galerie d’art de l’Ontario (cat. 11).37 En fait, dès la création de cette œuvre, l’idée d’abri était présente dans l’esprit de Dickerson : en effet, elle l’avait tissée en plein air en utilisant des techniques propres aux Salish de la côte ouest.38 Fixant la chaîne à la partie supérieure de la structure, elle relevait ensuite la pièce graduellement, au fur et à mesure qu’elle la tissait ; ainsi, en cas de pluie, elle pouvait se réfugier à l’intérieur et continuer à tisser autour d’elle. La relation ombilicale que Dickerson entretint avec Tree Stump fut par ailleurs renforcée du fait qu’elle était enceinte à l’époque.

Une fois converti en vêtement, le tissage conserve la trace du corps dans sa forme, caractéristique qui rehausse sa capacité à interagir avec le membre fantôme de l’art. Aganetha Dyck utilise ces traces pour préserver les souvenirs familiaux dans sa série de vêtements en laine rétrécis, From Sizes 8-46. Dans Close Knit (1976), Dyck illustre une histoire que lui a racontée sa grand-mère mennonite : les membres de sa communauté avaient fui la guerre en Europe en portant tous les vêtements qu’ils pouvaient mettre sur eux afin de se tenir chaud.39 Ainsi les bras entrelacés des chandails recyclés et rétrécis de Dyck rappellent la trame serrée du soutien mutuel qui a permis à sa communauté d’échapper à la violence et à l’oppression (cat. 22). Des traces du corps sont également présentes dans plusieurs tapis au crochet figurant dans l’exposition. Margaret’s Rug (~ 2005) de Margaret Harrison est composé de bandes de tissu provenant de vêtements d’occasion (cat. 24). Chaque nœud de cette œuvre, reliant les corps et les lieux, compose ainsi la carte mémorielle de la communauté métisse où Harrison a grandi et rappelle la relation intime des Métis avec leur territoire d’origine. On trouve une référence vestimentaire semblable dans les tapis crochetés avec une aiguille à clapet de la coopérative Sioux Handcraft. On appelle ces tapis Ta-hah-sheena, en référence aux peaux ornementées que portaient traditionnellement les peuples Dakota, Lakota et Nakota.40 Chaque fois que ces tapis sont exposés, que ce soit au mur ou sur le sol, c’est le lieu protecteur d’une peau qui est invoqué. Dans l’exposition, l’une des rares œuvres faisant écho à un corps masculin est un tapis au crochet composé de condoms bleus et roses (aujourd’hui dégradés en fragiles coquilles de couleur caramel) qui épellent le mot « welcome » (bienvenue) (cat. 19). Pour sa part, Nancy Crites a créé Threshold : No Laughing Matter (1991) au plus fort de l’épidémie du sida. Elle a aligné le seuil du cadre – et son insaisissable proposition de bienvenue – avec une trame crochetée de condoms signalant la nécessité d’une protection intime.

De nombreuses artistes féministes de la deuxième vague ont été attirées par la convergence du membre fantôme de l’art et du corps ombilical du tissage pour exprimer l’expérience du corps féminin. Le tissage gynocentrique Birth (1971) de Margreet van Walsem représentant la forme nue et prostrée d’une mère en train d’accoucher, avec la tête du bébé émergeant comme celle de la danseuse dans la performance de Sullivan (cat. 32), est emblématique de ce désir. Par le biais de l’image et de la fibre, cette image frappante revendique l’ombilic du pouvoir des femmes et toute leur capacité d’action. L’utérus même prend une allure densément stratifiée dans Cerridwen (~ 1975) de Jane Sartorelli (cat. 29), pièce murale en macramé de forme libre au titre évoquant la déesse celtique de la Renaissance, tandis que Boob Tree (1975) de Phyllis Green (cat. 23) revendique la présence féminine dans une célébration à seins multiples du corps des femmes. À l’époque où celles-ci brûlaient leurs soutiens-gorge, la sculpture en tricot de Green est un acte revendicatif contre le patriarcat.

Photo : une grande œuvre d’art bleue. Le tiers supérieur est constitué de fils horizontaux courbés au milieu, le tiers central est un motif tourbillonnant bleu et noir, le tiers inférieur est une longue frange noire qui se déverse sur une étagère blanche dans la partie inférieure de l’œuvre d’art.

Mary Scott, Imago, (viii) “translatable” «Is That Which Denies», 11988 (cat. 52).

Image offerte gracieusement par Art Gallery of Alberta, Photo de Charles Cousins.

Photo : vue alternative du côté de l’image précédente.

Mary Scott, Imago, (viii) “translatable” «Is That Which Denies», 1988 (cat. 52).

Passant de la deuxième à la troisième vague du féminisme, les questions liées à l’incarnation corporelle sont également explorées dans Imago, (viii) «translatable» « Is That Which Denies » (1988) de Mary Scott (cat. 30). Comme les tapisseries de Newdigate, l’œuvre de Scott est une méditation sur la relation entre la peinture et le tissage, même si, dans son cas, elle aborde ce sujet du point de vue d’une artiste-peintre. Dans son installation qui va du sol au plafond, Scott a brodé sur une bande de tissu en soie bleue un dessin en coupe de Léonard de Vinci représentant un couple hétérosexuel en train de faire l’amour. Pour Scott, le recours au langage des arts textiles constitue une sorte de « réflexion à travers l’artisanat ». Comme dans ses premiers tableaux où elle usait de la peinture acrylique à la manière de fils qu’elle appliquait sur la toile en fins écheveaux munie d’une aiguille hypodermique, ici, le dessin est réalisé sur une bande de soie à l’aide d’une aiguille à broder, technique qui fait écho à l’activité sexuelle dessinée par Léonard de Vinci. Du point de vue de la représentation, Scott transpose la suppression effectuée par de Vinci de la moitié d’un des deux corps, suppression qui révèle leurs organes sexuels accouplés : Scott dissocie, fil par fil, la trame horizontale qui se trouve sous l’image et la chaîne verticale qui est au-dessus, recadrant ainsi l’image au sein du tissu reconstruit. Chez Scott, de façon ironique, les boucles tombantes du haut et les nœuds enchevêtrés du bas évoquent plus le mélange perturbateur des plaisirs sexuels que les observations anatomiques traitées de manière détachée par Léonard de Vinci.41

En intervenant directement dans la toile du tableau, Scott illustre bien que la violence excisionnelle de son encadrement, la violence scopique de sa coupe transversale et la construction de la binarité des genres font partie intégrante de la préexistence historique du tissage. Que l’on interprète cette déconstruction picturale comme une représentation du sémiotique (Kristeva) ou comme une indifférentiation précipitant la crise sacrificielle (Girard), le fil du tissage devient un moyen de réfléchir à plusieurs questions fondamentales. Alors que Sullivan ramène le tableau à sa condition de textile en l’enlevant physiquement de son encadrement, Scott va plus loin en remettant en question la signification de cette condition textile pour notre compréhension des relations entre représentation et ordre social. La réponse à ce questionnement oscille entre lignages matériels et ordre de l’image, entre corps ombilical du tissage et membre fantôme de l’art. Dans cette ambivalence, peut-être arriverons-nous à mieux comprendre la déclaration énigmatique de Newdigate selon laquelle la tapisserie « originaire de partout et de nulle part est à la fois de l’ordre du tout et du rien ».

Tandis que Scott remet en cause la construction binaire entre art et tissage, Julia Bryan-Wilson déconstruit entièrement celle-ci à l’aide de la métaphore de l’« éraillure ». En effet, Bryan-Wilson soutient que les artistes non-professionnels, les femmes de couleur en particulier, ont démonté ces fausses binarités et effectué « des interventions vitales sur la manière dont les textiles réunissent corporéité, matérialité, constructions communautaires historiques, races, classes et genres ».42 Dans le contexte de cet essai, l’éraillure des bords représente la multitude des connexions ombilicales que chaque nouvelle intervention met en jeu. Ces points ombilicaux de référence aident à déconstruire les hiérarchies qui ont structuré les esthétiques occidentales, tout en favorisant l’exploration de l’altérité, de même que la création de nouvelles architectures – plus flexibles – d’appartenance.

Another Year, Another Party est un exemple de tissage domestique des Prairies qui met en jeu ces connexions ombilicales (fig. Another Year, Another Party, 1996).43 Ce projet a été inspiré à Ann Newdigate par un lot de laines que lui avait offert en 1992 son amie Kate Waterhouse, une pionnière dans le développement des teintures à partir des plantes des Prairies. Cherchant comment faire honneur à ce cadeau, Newdigate a consulté Annabel Taylor, coordinatrice du programme de tissage au campus Woodlands de l’Institut de technologie et sciences appliquées de Saskatchewan, situé à Prince Albert. À cette époque, Taylor possédait des laines léguées par Margreet van Walsem après son décès en 1979 – artiste qui avait mentoré Dyck, Newdigate, Taylor et Waterhouse. Newdigate et Taylor ont alors invité les membres de la Guilde des fileurs-tisseurs de Prince Albert à créer une tapisserie avec cette quantité de laines, et ainsi honorer les nombreuses contributions de Waterhouse et de van Walsem. Créé dans un cadre collectif et local, ce projet a pris de multiples dimensions ombilicales en réunissant divers aspects matériels, sociaux et temporels. Il a été produit avec des teintures à base de plantes régionales et des laines filées pendant trois décennies, à savoir depuis l’atelier de 1971 au cours duquel van Walsem et Newdigate avaient d’abord encouragé Waterhouse à consigner dans un livre toutes ses connaissances sur les plantes de la Saskatchewan susceptibles d’être utilisées comme teintures.44 Voici comment Newdigate interprète cette création :

Another Year, Another Party ne remonte pas seulement au jour où Kate Waterhouse m’a donné son lot de laines, ni à celui où Margreet van Walsem a invité Annabel Taylor à participer à ses recherches hebdomadaires sur le potentiel des arts textiles, ni au repas communautaire chez Thérèse Gaudet, ni même à l’atelier de Prince Albert où cette image a été dessinée : cette œuvre remonte probablement à l’aube des temps, au moment où l’art du tissage est devenu partie intégrante du tissu social.45

Photo : œuvre d’art horizontale représentant deux personnes se regardant l’une l’autre, assises avec un bol de quelque chose de rose et de la vapeur entre elles. L’une d’elles tient un livre rouge sur lequel figure le mot « Kate ». Une bordure de fil tourbillonnant contient une série d’initiales : EG, AT, GS, LF, AB, TG, MW, SS, MH, SD, AN. Il y a deux dates : Mai 1996 en haut à gauche et février 1994 en bas à droite.

Ann Newdigate avec des membres de la Prince Albert Spinners and Weavers Guild et du programme de tissage du Saskatchewan Institute of Applied Science and Technology.  Another Year, Another Party, 1994-1996 (cat. 40). Image offerte gracieusement par Mann Art Gallery.

Ainsi, de façon tout à fait appropriée, une sorte de cordon ombilical réunit les initiales de tous les participants le long des bords de cette tapisserie (achevée en 1996). Cette œuvre est emblématique des préoccupations de Newdigate envers la marginalisation des pratiques de tapisserie associées au travail des femmes et à une imagerie féminine – « le bas de gamme du bas de gamme des beaux-arts », comme elle l’avait écrit dans Kinda Art, Sorta Tapestry, essai publié un an plus tôt. Et ainsi concluait-elle cet essai : « Rien n’est venu troubler notre processus de création : aucune institution, destinataire, ni mécène ou source de financement. L’imagerie et la fabrication se sont développées de manière compatible, spontanée et pragmatique tout au long des discussions collaboratives de notre groupe ».46 C’est un processus collaboratif semblable qu’ont choisi les membres de la Guilde d’artisanat du Manitoba pour célébrer leurs cinquante années d’existence en créant Prairie Barnacles (fig. Prairie Barnacles, 1979) – bien que cette œuvre ne soit pas vraiment une tapisserie. Tout ce que nous venons de mentionner correspond bien au « supplément » apporté par les amateurs dont parlait Adamson, et à la création d’une architecture de l’appartenance.

On peut trouver une articulation plus contemporaine de ces connexions ombilicales dans les tapis crochetés avec une aiguille à clapet créés par Cindy Baker, dont I know people are stealing my things (1998) qui fait partie de l’exposition (cat. 18). Baker, une activiste obèse et défenseuse des droits queer, emploie fréquemment ses œuvres artisanales pour détourner les idéaux de beauté, genre et sexualité, et ceux de l’art et de ses valeurs. Dans sa série Welcome Mats (1997-2007), la technique de crochet avec une aiguille à clapet – médium surtout employé par des artistes amateurs – prend un potentiel subversif. Baker déclare : « mes tapis de bienvenue n’en sont pas vraiment. Tout comme les vrais tapis d'entrée de maison ne signifient pas que tout le monde soit bienvenu à l’intérieur, mes tapis ne doivent pas être pris au pied de la lettre ». Dans son exploration et expression de l’altérité, Baker exploite l’ambiguïté que l’artiste et théoriste culturelle Allyson Mitchell a décrite en terme d’« art abandonné ».47 Pour Baker, les messages sommairement écrits à la main qu’elle traduit sous forme de laine dans son tissage sont une sorte de « langage corporel »,48 une forme affective de communication intégrée de façon ombilicale à la grille de ses tapis. Pour elle et pour d’autres artistes du nouveau millénaire, une architecture de l’appartenance se fonde sur un discours de défense des personnes queer et handicapées qui reprend, dans leurs propres mots, les voix de l’altérité.49

Au-delà du cadre ombilical

Imaginez une maison dans une large vallée des Prairies. Un tapis dépasse d’une table trop petite. Une femme jeune travaille à la lumière d’une lampe, crochetant des fils de couleur rose, orange et vert. Elle a discuté de son dessin avec les aînés. Ils appellent ce genre de tapis ta-hah-sheena en référence aux vêtements décorés que portent les Tatanka Oyate, le peuple du bison. Elle travaille avec les membres de sa famille et de sa communauté afin de créer des tapisseries pour le hall de la bibliothèque de la nouvelle université. Leurs dessins accueilleront toute une communauté du savoir sous le signe de la beauté et de l’intelligence Dakota.

En 1970, l’Université de Regina a commandité trois tapis au crochet de grande taille pour sa nouvelle bibliothèque, un élégant bâtiment de style moderniste dessiné par Minoru Yamasaki, l’architecte du World Trade Center. Ce fut un moment marquant dans l’histoire de la coopérative Sioux Handcraft, collectif regroupant des femmes de la Première Nation Standing Buffalo Dakota de la vallée Qu’Appelle dans le sud de la Saskatchewan. Ainsi, dans le cadre d’un projet gouvernemental de développement économique entre 1967 et 1972, ces femmes ont créé des centaines de tapis au crochet inspirés à la fois des motifs Dakota traditionnels et de dessins modernes. Les grands tapis verticaux de Marjorie Yuzicappi – deux triangles roses entrecroisés sur un fond vert et orange (cat. 16) –, ainsi que ceux produits par Martha Tawiyaka et Bernice Runns, sont d’excellents exemples de la vitalité artistique des nations Dakota, Lakota et Nakota, les peuples Sioux de la Saskatchewan.

Les tapis ta-hah-sheena figurent aussi parmi les œuvres qui remettent en question les nettes catégorisations d’art et d’artisanat que nous avons traitées jusqu’à présent. Le mot Dakota ta-hah-sheena, qui désigne les tapis au crochet, est intéressant. En fait, ce terme s’applique aussi à un type de vêtement cérémoniel pouvant également être suspendu, comme objet décoratif ou matériau d’isolation, à l’intérieur des tipis et d’autres structures, ce qui place clairement ces tapis dans le cadre référentiel symbolique des Sioux.50 Ce rapprochement entre tapis et vêtements est tout à fait significatif. En effet, l’historienne de l’art Janet C. Berlo remarque que, chez les Sioux, « un vêtement fait à la main n’est jamais seulement utilitaire. Sa fonctionnalité s’étend au domaine de la métaphysique […] Dans la langue Lakota, le terme saiciye désigne l’action de s’habiller de façon traditionnelle pour plaire à la fois au monde des humains et à celui des esprits »51. Bien que ces tapis n’aient pas été créés pour un usage cérémoniel, et que leurs motifs ne soient pas nécessairement traditionnels, ils montrent que les cultures Sioux ne distinguaient pas de catégorie spécifique pour les « objets d’art ». C’est ce que Bea Medicine souligne dans son essai fondateur « Lakota Views of ‘Art’ and Artistic Expression », remarquant que « d’une perspective autochtone, l’aspect intégrateur de ces cultures semble réfuter la segmentation de la pensée entre art et artisanat ».52

Photo : tapis vert vertical avec deux grands triangles rouges dont les pointes se rejoignent au milieu. Deux carrés orange ancrent le triangle en haut et en bas sur les bords.

Marge Yuzicappi, Tapestry (Ta-hah-sheena), vers 1970 (cat. 60).

Photo : une série montée et encadrée de bandes verticales et horizontales de matériau blanc tissé au milieu et d’un cercle noir superposé à un carré noir irrégulier au milieu.

Amy Loewan, A Mandala “The Circle and the Square,” 1996 (cat. 30).

Photo : détail du carré et du cercle noirs de l’image précédente montrant que des mots en différentes langues sont inscrits sur les bandes

Amy Loewan, A Mandala “The Circle and the Square” (détail), 1996 (cat. 30)

Dans ce contexte, si on impose artificiellement le cadre distinctif art/artisanat à ces tapis, quelle sorte d’encadrement faut-il leur donner? Une approche possible serait d’étudier comment les ta-ha-sheena originaux étaient fabriqués.53 Pourrait-on alors considérer la coupure qui détachait la peau de l’animal comme cadre esthétique? En effet, l’acte de dépeçage, qui définissait la surface et les contours de la peau, préservait la présence de l’animal dans sa forme et sa substance, que celle-ci soit portée comme vêtement ou accrochée. Si cette coupure faisait partie intégrante de la signification des ta-hah-sheena – dont on retrouve des échos dans la forme réhabilitée des tapis au crochet –, on pourrait alors concevoir ceux de la coopérative Sioux Handcraft à l’intérieur de trois cadres distincts : en tant qu’abstractions modernistes de tapisseries créées dans la tradition des beaux-arts pour orner des espaces architecturaux, en tant qu’objets d’artisanat autochtone produits pour un modèle gouvernemental de développement économique, et en tant qu’exemples de ta-hah-sheena, forme d’art traditionnel chez les Dakota. Chacun de ces cadres représenterait alors une coupure distinctive : excisionnelle, ombilicale et, la troisième, qu’on pourrait appeler tégumentaire, terme incluant plus généralement la peau, la fourrure, les sabots ou les plumes des animaux. Si cette approche est valide, aucun de ces trois cadres ne pourrait être considéré à l’exclusion des autres – le rôle de la théorie étant plutôt de mettre à jour des cadres occultés, de comprendre leur interaction avec les formes culturelles soi-disant dominantes et, enfin, de déterminer comment les créateurs ont œuvré soit à l’intérieur de ces cadres soit en opposition à ceux-ci. Dans le cas des tapis ta-hah-sheena, leur fondement tégumentaire – leur identité en qualité d’enveloppes portant la trace physique et la mémoire des bisons des Plaines – renforce les rapports aux corps, à la culture, au langage (oral et visuel) et au territoire des Tatanka Oyate. Comme nous l’avons vu, ces rapports sont en harmonie avec le cadre ombilical de ces tapis qui intègrent, dans leurs fibres mêmes, les liens aux animaux, aux territoires et aux corps. Qui plus est, par le trajet même qu’elles parcourent, depuis une table de cuisine de leur communauté dans la vallée Qu’Appelle jusqu’à un campus universitaire urbain, ces œuvres proposent une critique discrète, mais efficace, du cadre élitiste de la création et de la transmission des beaux-arts.

Les tissages en papier d’Amy Loewan offrent une autre piste intéressante pour saisir les contours de la métaphore ombilicale et soulever la question des cadres de référence non occidentaux. Née à Hong Kong, Loewan apporte à ses œuvres canadiennes une perspective ancrée dans les traditions chinoises d’encre sur papier plutôt que dans celles de peinture sur toile. En 1994, au cours de ses études supérieures à l’Université de l’Alberta, Loewan a expérimenté avec la calligraphie chinoise dans un cadre d’abstraction moderniste en employant d’énormes pinceaux – dont l’utilisation exigeait son corps entier – pour inscrire des caractères sur de grandes feuilles de papier étalées sur le sol. Par la suite, elle a appliqué ces signes calligraphiques à des surfaces sur lesquelles elle avait fait dégouliner de la peinture afin de produire une grille semblable à celle d’un tissage. En 1996, elle a commencé à intégrer la calligraphie à sa propre méthode de tissage en papier,54 créant des œuvres comme A Mandala “The Circle and the Square”, 1996 (cat. 51), qu’elle décrit ainsi :

C’est une œuvre importante dans ma carrière artistique. L’un de mes premiers tissages en papier de riz, ce travail séminal, avec ce matériau, a donné naissance à mes principales grandes installations ayant porté le titre collectif de « Peace Projects » (Projets pour la paix). J’ai commencé ce processus tactile en découpant de larges feuilles de papier de riz en longues bandelettes, que j’ai ensuite délicatement entrelacées pour obtenir un tissage complet. Pour cette exploration sur le thème de la bonté, j’ai alterné des calligraphies de ce terme en caractères chinois anciens et modernes avec des exemples de ce mot tirés sur une imprimante d’ordinateur dans toute une gamme de polices de caractères. Ces mots imprimés et ces calligraphies – de gauche à droite en anglais, et de bas en haut en chinois, s’entrecroisant naturellement avec la grille du papier – symbolisent toutes les langues du monde. Le cercle et le carré sont des symboles universels, que l’on trouve dans nombre de cultures et de systèmes de croyances. Selon la tradition chinoise (dont je descends personnellement), le cercle représente le ciel et le carré la terre, et ensemble ils signifient l’univers. Mon travail artistique cherche à évoquer la contemplation et à servir de moyen de transformation personnelle.55

Si, dans les limites de cet essai, il n’est pas possible de présenter une théorie complète des relations entre les pratiques artistiques orientales et occidentales, il convient de rappeler les conditions qui ont donné naissance à la peinture chinoise. En Chine, les arts visuels sont issus de leurs rapports à l’inscription calligraphique plutôt qu’à la représentation iconique.56 En fait, c’est uniquement lorsque la peinture s’est alliée à la calligraphie au cours de la dynastie Song qu’elle a quitté le domaine de l’artisanat pour accéder au statut d’art à part entière. Dans la culture chinoise, la relation entre l’écriture et le sacré est fondamentale. On trouve les plus anciens pictogrammes et idéogrammes sur des objets associés aux rituels, à la divination et aux contrats. Dans les rites taoïstes, on sacrifiait des écrits sacrés au lieu de victimes vivantes.57 En ce qui concerne l’art, le rapport au sacré se situe dans le caractère écrit même plutôt que dans le cadre excisionnel occidental. Comment devrait-on alors décrire le cadre de la peinture et de la calligraphie chinoises? Une approche possible serait de considérer que l’unité de base de la calligraphie se trouve dans la coupure/la séparation effectuée par chaque coup de pinceau. Ces « os », lorsqu’ils sont combinés dans un caractère pour former un « corps », accèdent à la présence expressive d’idées et de concepts. Dans ce contexte, la logique sous-jacente de la coupure dans l’art chinois est donc d’ordre segmentaire, plutôt qu’excisionnel, ombilical ou tégumentaire. Ce qui est essentiel dans cette conceptualisation du cadre, c’est la relation entre les parties et le tout, entre les individus et la société.

Loewan déploie ce pouvoir encadrant du caractère écrit dans A Mandala “The Circle and the Square”. En inscrivant le mot « bonté » de multiples fois, sous diverses formes d’écritures, de polices de caractères et de langues sur chaque bandelette de papier, elle insiste sur la nécessité de déployer de larges expressions de bonté plutôt que de centrer l’attention sur des affirmations de dominance, dans le but de créer des rapports harmonieux entre individus et sociétés. De même que pour les tapis au crochet ta-hah-sheena, un troisième cadre vient exprimer des énergies qui sont amplifiées par les cadres de l’artisanat et de l’art. Le tissage, et ses connexions métaphoriques avec l’ordre social, illustre la tension entre les individus – symbolisés par les franges qui pendent le long des bords – et le tout – représenté par l’entrelacement. Dans les installations subséquentes de ses « Projets pour la paix », Loewan engage le spectateur au sein de trois espaces, celui du visionnement, de l’écriture et du tissage – bel exemple du potentiel qu’offre l’utilisation de multiples cadres esthétiques.58

L’objectif premier de cet essai était d’élargir le cadre du tissage, de façon à lui permettre de « respirer », de fonctionner suivant ses propres repères, sans la bordure restrictive d’un encadrement ou d’un socle. Comme nous l’avons vu, la coupure ombilicale du tissage crée une relation au sacré qui est tout à fait différente de la coupure excisionnelle de la peinture ou de la sculpture. Alors que l’art invoque la notion de bouc émissaire à travers le membre fantôme de la présence esthétique, le tissage a le potentiel d’entrer en contact avec ce membre, et même de le vêtir. Lorsque le tissage atteint ainsi le statut d’œuvre artistique, l’encadrement sans contact tactile rencontre le cadre du toucher. Pour nous, c’est cette connexion qui est le fondement d’un cadre élargi du tissage, un cadre permettant à diverses formes de contact de se produire le long des nombreux fils déterministes qui sous-tendent notre société, et que Newdigate nomme sans équivoque les « mauvaises habitudes de l’Occident ». Les rapports qu’entretient le tissage avec ses propres conditions de production (matérielles, corporelles, temporelles, géographiques et sociales), et qui ont été longtemps considérées comme un obstacle à sa recherche d’un statut artistique plus élevé, permettent dès lors de forger de véritables liens. En effet, dans d’innombrables œuvres – dont l’exposition Prairies entrelacées ne donne qu’un bref aperçu –, le tissage épouse ce qui est marginalisé, dépossédé et dévalué, en le réinsérant dans le corps social.

Prairies entrelacées ne représente qu’une partie d'une histoire plus large, à l’issue de la deuxième Guerre mondiale, celle des échanges entre la flexibilité du fil de tissage et le pouvoir conceptuel du cadre, échanges qui ont déclenché un phénomène global dont les effets se font encore sentir de nos jours. Dans les Prairies canadiennes, cette évolution a certes fait écho aux mouvements qui se produisaient alors en Europe et aux États-Unis, mais toujours avec une inflexion locale, comme un rapport ombilical lié aux géographies, aux histoires, aux identités et aux cultures régionales. Au cours de la deuxième moitié du siècle dernier, époque de transition et de désintégration du modernisme, les tisserands et autres pratiquants des arts d’entrelacement ont ainsi fait preuve d’une remarquable résilience tout en réussissant à s’adapter à la profonde mutation d’impératifs qui transformait ce domaine.

Les dialogues postcoloniaux s’orientent de plus en plus vers des pratiques esthétiques globales tirant leurs origines des cultures non occidentales et autochtones. Les analyses de la coupure ombilicale du tissage et de son interaction avec le cadre excisionnel de l’art ouvrent la voie à une compréhension des relations de ce médium avec les cadres alternatifs discutés. Kirsty Bell, dans le magazine Tate etc., remarque que les textiles, « grâce à leurs perspectives visant de larges hégémonies culturelles et socio-historiques, semblent détenir une position unique dans la création d’une subtile interface entre culture et civilisation ».59 Ces « entremêlements interculturels » (Checinska et Watson)60 illustrent bien l’urgence du besoin de mettre en place un appareil critique permettant de créer une rencontre de perspectives culturelles qui résisteraient à l’absorption d’un cadre à l’intérieur d’un autre. Ce besoin paraît d’autant plus pressant avec le glissement du tissage vers les cadres numériques.61 L’exposition Prairies entrelacées offre une riche gamme en exemples d’élargissements possibles du cadre du tissage, de son potentiel de réflexions critiques, de sa capacité à intégrer des matériaux divers et des terrains culturels différents, ainsi que de son engagement envers une pluralité de communautés. On peut donc percevoir dans ces œuvres exposées, et dans les histoires ombilicales qu’elles révèlent, les nombreux fils des possibilités d’avenir.

Notes

  1. 1 Tout au long de cet article, j’emploie le terme « tissage » pour décrire une constellation d’activités d’entrelacements comprenant les tapisseries, les sculptures tissées, les tapis au crochet, le tricot et le macramé, au sein desquelles fils tissés et noués font partie intégrante de la structure des objets produits. Bien qu’il existe une certaine similitude avec des pratiques à l’aiguille – couture, broderie, courtepointe et autres formes d’arts textiles –, l’approche que j’ai choisie permet une analyse plus précise de l’évolution des techniques et des matériaux spécifiques aux pratiques d’entrelacements. Cette approche interdit également toute assimilation prématurée de ces pratiques au domaine des beaux-arts.
  2. 2 Janis Jefferies, Diana Wood Conroy et Hazel Clark (dir.), The Handbook of Textile Culture, Londres, Bloomsbury Publishing, 2016.
  3. 3 Christine Checinska et Grant Watson, « Textiles, Art, Society and Politics », dans Handbook of Textile Culture, p. 280.
  4. 4 Ce portrait de l’artiste dans son studio est basé sur « A Conversation with Ann Newdigate — Prairie Interlace », entrevue avec Mireille Perron du 9 septembre 2022, Nickle Galleries, https://youtube/WTdrG0xKds4, et sur le questionnaire du Musée d’art MacKenzie « National Identity, Borders and the Time Factor, or, Wee Mannie », 1982-015, s.d.
  5. 5 Ann Newdigate, « Kinda art, sorta tapestry : tapestry as shorthand access to the definitions, languages, institutions, attitudes, hierarchies, ideologies, constructions, classifications, histories, prejudices and other bad habits of the West », dans Katy Deepwell (dir.), New Feminist Art Criticism : Critical Strategies, Manchester, Manchester University Press, 1995, p. 174-181.
  6. 6 Newdigate, « Kinda art », p. 174.
  7. 7 Mary Scott, correspondance électronique avec les commissaires de l’exposition, le 7 octobre 2022.
  8. 8 Newdigate, « Kinda art », p. 174.
  9. 9 Sarat Maharaj, « Textile Art—Who Are You? », dans Sharon Marcus et al. (dir.), Distant Lives/Shared Voices, trad. Marysia Lewandowska, Lodz, Pologne, 1992; reproduit dans Dorothee Albrecht (dir.), World Wide Weaving — Atlas : Weaving Globally, Metaphorically and Locally, Oslo, Oslo National Academy of the Arts, 2017, p. 7. Le concept d’« indécidabilité » est tiré de l’article de Jacques Derrida, « Living on/borderlines » publié dans Deconstruction and Criticism, New-York, Seabury Press, 1979, p. 75-176.
  10. 10 Glenn Adamson, Thinking Through Craft, Oxford, Berg, 2007, en particulier le chapitre 5 intitulé « Amateur », p. 139-163, qui comprend une discussion du travail d’Ann Newdigate.
  11. 11 Adamson, Thinking Through Craft, p. 12.
  12. 12 Dans Thinking Through Craft, les références d’Adamson aux arts de la fibre traitent des collages textiles de Miriam Shapiro et de Faith Ringgold, des tissages de Magdalena Abakanowicz, d’Ann Newdigate et de Faith Wilding, ainsi que des productions plus récentes de Mike Kelley et de Tracey Emin. On peut trouver un traitement plus complet du potentiel critique des arts de la fibre dans l’article « The Fiber Game » qu’Adamson a publié la même année dans Textile : The Journal of Cloth and Culture 5, no 2, 2007, p. 154-177.
  13. 13 Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 73, cité dans Adamson, p. 13.
  14. 14 L’argument que je développe ci-après est un condensé de mon essai dans Timothy Long (dir.), Theatroclasm : Mirrors, Mimesis and the Place of the Viewer, Regina, MacKenzie Art Gallery, 2009. Pour complément d’information sur la théorie du bouc émissaire de René Girard, voir Violence and the Sacred, trad. Patrick Gregory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1977, et The Scapegoat, trad., Yvonne Freccero, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986.
  15. 15 Andrew J. McKenna discute explicitement de cette équivalence dans son analyse comparative entre le cadre théorique de Girard et celui de Derrida : « Dans la perspective des origines de la culture proposée par Girard, la victime occupe la place – à la fois au sein et à l’extérieur de sa communauté – que Derrida donne à l’écriture dans sa critique de la notion de présence originale, dont le langage n’est que la représentation et l’écriture sa représentation secondaire, c’est-à-dire la trace oubliée, occultée de cette présence. La victime, tout comme l’écriture, n’est que le supplément d’un supplément (le langage), un remplacement, un substitut arbitraire de n’importe quel membre de la communauté, qui ne doit son existence qu’à l’expulsion de la victime » : Andrew J. McKenna, Violence and Difference : Girard, Derrida, and Deconstruction, Urbana, IL, University of Illinois Press, 1992, p. 16.
  16. 16 McKenna, Violence and Difference, p. 16.
  17. 17 Hans Belting, Likeness and Presence : A History of the Image before the Era of Art, trad. Edmund Jephcott, Chicago, University of Chicago Press, 1994.
  18. 18 Voir Long, Theatroclasm.
  19. 19 Voir Timothy Long, The Limits of Life : Arnulf Rainer and Georges Rouault, Regina, MacKenzie Art Gallery, 2004.
  20. 20 Girard, Scapegoat, p. 176-177.
  21. 21 Ce terme a été inventé par l’artiste canadienne Liz Magor pour décrire les œuvres qui intègrent divers objets du quotidien (tables, couvertures, cendriers, etc.), générant ainsi des effets qui oscillent entre statut objectal et représentation artistique : voir Timothy Long, Double or Nothing : Problems of Presence in Contemporary Art , Regina, MacKenzie Art Gallery, 2013, p. 40.
  22. 22 En plus des divinités grecques, on pourrait mentionner celles des cosmologies romaines (Parcae), scandinaves (Norns), égyptiennes (Isis), japonaises (Ameratsu), indiennes (Draupadi), anasazi-hopi et navajo (Femme-araignée). La conception grecque du tissage en tant que fondement de l’ordre social est une notion dont on trouve des échos dans nombre de ces cultures. Pour complément d’information sur les relations entre tissage et mythes, voir Elizabeth Wayland Barber, Women’s Work : The First 20,000 Years : Women Cloth and Society in Early Times, New-York, W. W. Norton & Company, 1994, 232 sq. Pour des interprétations féministes et postcoloniales du tissage dans les mythes, voir également Ruth Scheuing, « Penelope and the Unravelling of History », dans Ingrid Bachmann et Ruth Scheuing (dir.), New Feminist Art Criticism, p. 188-196 ; « The Unravelling of History : Penelope and Other Stories », dans Material Matters : The Art and Culture of Contemporary Textiles, Toronto, YYZ Books, 1998, p. 201-213 ; Sarat Maharaj, « Arachne’s Genre : Towards Intercultural Studies in Textiles », Journal of Design History, vol. 4, no 2, 1991, p. 75-96 ; et Kiku Hawkes, « Skanda », dans Material Matters, p. 233-238.
  23. 23 « Certains auteurs considèrent Zeus comme un dieu suprême au pouvoir illimité, alors que d’autres décrivent un univers où même le puissant Zeus doit se plier aux décrets inéluctables des Moires (les trois divinités du destin). Il ne faut donc en aucun cas sous-estimer l’importance qu’accordaient les Grecs aux Moires ». Mark P. O. Morford et Robert J. Lenardon, Classical Mythology, 2e éd., New-York, Longman, 1971, p. 162. Par exemple, le dernier dialogue de La République de Platon décrit comment les Moires déroulent la quenouille de la Destinée qui unit la terre et le ciel. Voir Morford et Lenardon, 247-248.
  24. 24 M. L. West, Indo-European Poetry and Myth, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 382.
  25. 25 La nature sacrificielle du travail des Moires est présente de manière à peine voilée dans des récits impliquant la notion de bouc émissaire, tels que celui d’Admetus, roi de Thessalie, et de sa femme Alcestis. En effet, lorsqu’Apollon demande aux Moires de prolonger la vie d’Admetus, leur requête est accordée à la condition que quelqu’un d’autre meure à sa place, et la seule personne jugée adéquate n’est autre que sa femme Alcestis.
  26. 26 Dans le domaine de la céramique, les artistes ont fait de même en utilisant les modèles historiques de ce médium pour remettre en question les cadres artistiques, par exemple, en retournant constamment les objets de céramique aux déterminants physiques et historiques du contenant et du mur : voir Timothy Long, « Which Way is Up? Jack Sures and the Art/Craft Debate », dans Virginia Eichhorn (dir.), Tactile Desires : The Work of Jack Sures, Regina, SK, MacKenzie Art Gallery, 2012, p. 61-69.
  27. 27 Le corps des animaux est parfois aussi invoqué dans les tissages par l’utilisation de laine de mouton (Annabel Taylor), de poil de chien (Susan Barton-Tait) ou de peau de lapin (Anne Ratt). Quant à Ethel Schwass, ses tissages abstraits s’inspirent de la forme des couvertures pour chevaux. En fin de compte, on peut dire que le tissage inclut le corps terrestre, que ce soit par l’entremise d’un animal, de fibres végétales, de teintures à base de plantes ou directement à partir de pigments minéraux.
  28. 28 Charlotte Lindgren : Fibre Structures, catalogue de l’exposition, Halifax, Art Gallery of Nova Scotia, 1980, s.p.
  29. 29 « Mural and Spatial : How the Lausanne Biennials 1962-1969 Transformed the World of Tapestry », Centre culturel et artistique Jean Lurcat, Aubusson, France, 2019, https://www.cite-tapisserie.fr/sites/default/files/DP-ENGL-Mural-and_Spatial-v3_0.pdf.
  30. 30 Voir Adamson, Thinking Through Craft, p. 58-65.
  31. 31 Voir Adamson, Thinking Through Craft, p. 103-137.
  32. 32 Dans le contexte de la production artistique moderniste, l’emploi du terme « temps » pose problème. L’une des formulations les plus controversées de ce débat est l’essai de Michael Fried dans lequel il oppose le manque de grâce du statut d’objet (la « chositude ») à la présence ou absorption transcendante des « beaux-arts ». Selon lui, un « objet » ne requiert aucun encadrement, il doit demeurer dans le domaine ordinaire (et donc ennuyeux) du temps et de l’espace, alors qu’une œuvre d’art doit être exposée dans un cadre, ce qui lui assure un statut quasi-divin de « présence » temporelle. Le tissage peut être envisagé comme un des antidotes à ce dilemme puisque le temps y est manifesté, enregistré dans la trace du travail qui lui a donné naissance.
  33. 33 Voir Anne Gérin, « Importance et question essentielles », dans Françoise Sullivan : sa vie et son œuvre, Art Canada Institute/Institut de l’art canadien, https://www.aci-iac.ca/fr/livres-dart/francoise-sullivan/importance-et-questions-essentielles/. En 2016, j’ai eu l’occasion d’assister à cette performance extraordinaire au Musée d’art MacKenzie, en présence de Françoise Sullivan, dans le cadre de MAGDANCE: Art + Dance, un spectacle de la troupe en résidence New Dance Horizons.
  34. 34 L’artiste brésilien Helio Oiticica effectue une transformation du même genre dans son œuvre, qui était une des pierres d’angle de l’exposition Social Fabric organisée en 2012 par l’Institut international d’art visuel de Londres. Voir Checinska et Watson, « Textiles, Art, Society and Politics », p. 279.
  35. 35 Réflexion inspirée par l’installation vidéo de Kader Attia, Reflecting Memory (2016), présentée en 2019 au Musée d’art MacKenzie dans le cadre de l’exposition Re : Celebrating the Body.
  36. 36 Gérin, « Importance et question ».
  37. 37 Précisions apportées par Dickerson au cours d’une entrevue téléphonique le 30 novembre 2022.
  38. 38 Pour en savoir davantage sur l’intérêt de Dickerson pour le tissage des Premières Nations Salish de la côte ouest, voir Katharine Dickerson, « Classic Salish Twined Robes », BC Studies, no 189, printemps 2016, p. 101-127, et Sandra Alfoldy, « Homage to Salish Weavers », dans The Allied Arts : Architecture and Craft in Postwar Canada, Montréal, McGill-Queens University Press, 2012, p. 155-157.
  39. 39 Voir « A Conversation with Aganetha Dyck—Prairie Interlace », entrevue avec Alison Calder du 9 septembre 2022, Nickle Galleries, https://www.youtube.com/watch?v=etwp7l8e2gc.
  40. 40 Voir l’essai de Sherry Farrell Racette publié dans ce volume.
  41. 41 Scott fait ici référence à la théorie psychanalytique de Kristeva qui oppose le dynamisme perturbateur du Sémiotique (imago) aux contraintes sociales du Symbolique. Voir la présentation de Bruce Grenville sur la série Imagos dans le catalogue de l’exposition Mary Scott, Lethbridge, Alb., Southern Alberta Art Gallery, 1989, p. 8.
  42. 42 Voir Julia Bryan-Wilson, Fray : Art and Textile Politics, Chicago, University of Chicago Press, 2017, p. 14.
  43. 43 On pourrait également citer d’autres œuvres de l’exposition Prairies entrelacées, comme Prairie Barnacles, production collaborative de seize membres de la guilde Crafts Guild of Manitoba à l’occasion du 50e anniversaire de cette association, ainsi que les tapis au crochet de la coopérative Sioux Handcraft Co-operative.
  44. 44 Kate Waterhouse, Saskatchewan Dyes : A Personal Adventure with Plants and Colours, Prince Albert, SK, Write Way Printing, 1977.
  45. 45 Ann Newdigate, « The Particular History of a Saskatchewan Community Tapestry », The Craft Factor, Saskatoon, Sask., printemps/été 1997, p. 8.
  46. 46 Newdigate, « Particular History », p. 8.
  47. 47 Cindy Baker, « Welcome Mats », site Internet de l’artiste, https://www.cindy-baker.ca/work-2013/welcome-mats-2f93t.
  48. 48 Baker, « Welcome Mats »; voir également « Interview : Susanne Luhmann talks with Allyson Mitchell », Atlantis, Université Mount Saint Vincent, Halifax, 31, no 2, 2007, p. 103-104.
  49. 49 Les métaphores du tissage ont beaucoup évolué au cours des dernières années, comme l’indique le nom de l’organisation de Toronto Tangled Art + Disability. Voici ce qu’en dit sa première directrice artistique en situation de handicap, Eliza Chandler: « Un enchevêtrement n’est pas un nœud : il peut être défait ou demeurer tel quel sans problème. Les enchevêtrements peuvent sembler signe d’imperfection ou de travail bâclé, mais ils sont également intéressants, complexes, organiques, parfois même délibérés. Ils représentent le travail qu’effectue notre organisation : rassembler toutes sortes de personnes et de pratiques », https://tangledarts.org/about-us/our-history/.
  50. 50 Voir Susan Probe, brochure de l’exposition Ta-Ha-Sheena : Sioux Rugs from Standing Buffalo Reserve, Regina Dunlop Art Gallery, 1988, p. 8.
  51. 51 Janet Catherine Berlo, « Beauty, Abundance, Generosity, and Performance : Sioux Aesthetics in Historical Context », dans Dana Claxton (dir.), The Sioux Project — Tatanka Oyate, Regina, Sask., MacKenzie Art Gallery and Information Office, 2020, p. 43.
  52. 52 Bea Medicine, « Lakota Views of ‘Art’ and Artistic Expression », dans Sioux Project, p. 55.
  53. 53 Cette réflexion me fut inspirée au cours de l’année que j’ai consacrée à l’étude de la peau de bison décorée de Sitting Bull, que la société historique de l’État du Dakota du Nord avait prêtée au Musée d’art MacKenzie pour l’exposition Walking with Saskatchewan, de 2019-2020. Je tiens à remercier les artistes Wayne Goodwill de la Première Nation Standing Buffalo Dakota et Dana Claxton, membre de la Première Nation Wood Mountain Lakota : nos conversations m’ont permis de mieux comprendre la signification de ce vêtement.
  54. 54 Bien que la peinture sur papier tissé soit pratiquée dans diverses régions de Chine, la méthode de Loewan est une innovation personnelle qui ne s’inspire ni d’un genre, ni d’une tradition artistique particulière à ce pays : courriel d’Amy Loewan à l’auteur du 12 décembre 2022.
  55. 55 Amy Loewan, fiche de renseignement de l’artiste pour Prairies entrelacées, 2021.
  56. 56 Voir l’article de Dawn Delbanco, « Chinese Calligraphy », dans Heilbrunn Timeline of Art History, Metropolitan Museum of Art, avril 2008, https://www.metmuseum.org/toah/hd/chcl/hd_chcl.htm, et Maxwell K. Hearn, How to Read Chinese Paintings, New-York, Metropolitan Museum of Art, 2008.
  57. 57 Kristofer Schipper, The Taoist Body, trad. Karen C. Duval, Berkeley, University of California Press, 1993, p. 90. Dans un courriel qu’Amy Loewan m’a adressé le 14 décembre 2022, elle remarque ceci : « La pratique de la calligraphie chinoise peut être considérée comme un art sacré. Chaque coup de pinceau, chaque trait d’encre que l’on applique délibérément sur le papier absorbant Shuen a de la puissance. Un calligraphe expérimenté peut déterminer si ces signes (aussi appelés « os ») ont été effectués avec une intention claire. On m’a dit qu’il existait un instrument pouvant mesurer l’énergie et le pouvoir de chaque coup de pinceau. C’est pour cela que cette écriture calligraphique peut être employée comme pratique de guérison, comme talisman dans la tradition taoïste ».
  58. 58 Voir Robert Freeman et Linda Jansma, dir., Amy Loewan : Illuminating Peace, Mississauga, Art Gallery of Mississauga, 2009. Dans son courriel du 14 décembre 2022, Amy Loewan m’a également indiqué ceci : « House Project s’inspire de l’ancien sage chinois Lao Tzu qui donnait ce judicieux conseil pour améliorer la société : “Pour que règne la paix dans le monde, il faut que celle-ci règne d’abord dans notre maison et dans notre cœur”. C’est en cultivant l’esprit et la personnalité des individus que l’on pose les fondations d’un monde meilleur. J’ai écrit cette citation en anglais sur des feuilles que j’ai affichées partout à l’intérieur de mon House Project. Les huit valeurs – compassion, générosité, respect, acceptation, patience, tolérance, humilité et pardon – sont inscrites dans tous mes projets de tissage en papier. La participation du public est une autre composante essentielle de mes installations. Dans House Project, par exemple, j’ai mis des autocollants de diverses couleurs à la disposition des gens, les invitant à y inscrire ce qu’ils feraient pour rendre notre monde meilleur ».
  59. 59 Cité dans l’introduction de Janis Jefferies à From Tapestry to Fiber Art, p. 19.
  60. 60 Checinska et Watson, « Textiles, Art, Society and Politics », p. 279.
  61. 61 Voir, par exemple, l’article de Sara Diamond, « The Fabric of Memory : Towards the Ontology of Contemporary Textiles », dans Handbook of Textile Culture, p. 367-385.

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