Ann Hamilton, Untitled, 1979 (cat. 19)
5Le don du temps, le don de la liberté : Le tissage et les arts textiles au Banff Centre
Introduction
« C’était l’endroit le plus passionnant que l’on puisse imaginer », se souvient Inese Birstins (cat. 6), une artiste textile originaire de Calgary1. Le lieu en question était le Banff Centre et son célèbre programme de tissage et d’arts textiles. C’était à la fin des années 1970 et au début des années 1980, lorsque le textile était un domaine de création florissant et exubérant – en particulier pour les femmes artistes – et que les meilleures dans ce domaine se rendaient sur le pittoresque « campus dans les nuages2 ». Elles sont venues soit à titre de participantes, de membres du corps professoral, ou d’artistes invitées au Fiber Interchange (1979-1988), soit encore pour assister à des ateliers dans les domaines du tissage ou des arts textiles. Le programme de tissage et d’arts textiles du Banff Centre est un sujet qui mérite depuis longtemps d’être évalué, puisqu’il sert de pont entre les avancées internationales dans ce milieu et le paysage des Prairies, tel qu’il est représenté dans Prairies entrelacées.
L’une des membres du corps professoral était Milfred Constantine (1913-2008). « Connie », comme on l’appelait familièrement, était devenue un visage familier, puisqu’elle avait assisté à neuf des dix sessions organisées à Banff. C’était une grande penseuse et écrivaine qui, au titre de conservatrice au Museum of Modern Art (MoMA) à New-York (1948-1971), avait organisé ou collaboré à plus de vingt-six expositions. Parmi ces dernières, la plus « importante3 » a été Wall Hangings4 en 1969, au sein de laquelle trente-neuf pièces de tisserands contemporains de neuf pays différents ont été présentées au rez-de-chaussée à titre d’œuvres d’art originales. Il s’agissait d’une première pour l’auguste institution, plus connue pour son soutien à la peinture et à la sculpture moderniste5. Jack Lenor Larsen (1927-2000), un designer textile novateur, a travaillé de concert avec elle à cette réévaluation du tissage au milieu du siècle6.
Comme l’a rappelé plus tard le New York Times, Larsen était reconnu pour combiner des « techniques anciennes et des technologies modernes dans la fabrication de tissus qui font aujourd’hui partie de la collection du MoMA et du Louvre7 ». Il a de même significativement jeté un pont entre les mondes du design, de l’industrie et de l’art, tout en se faisant défenseur de l’artisanat. En 1980, ce designer originaire de Seattle fut invité à donner des conférences au Fiber Interchange du Banff Centre aux côtés de Constantine, elle-même originaire de Brooklyn. Malgré son association avec l’industrie du tissu, Larsen attribuait au tissage un rôle différent, plus expressif, y compris dans le travail hors métier.
Page couverture du calendrier du programme du Banff School of Fine Arts, vers 1941. Paul D. Fleck Library and Archives, Banff, Alberta, Acc# 2003-10.
Le travail des fibres hors métier comprend une myriade de techniques qui invitent l’artiste à nouer et tresser, crocheter et tricoter, faire de boucles et des filets, enrouler et torsader, ou encore utiliser le crochet à clapet et l’aiguille à tronçonner. Dans un entretien avec la critique d’art Nancy Tousley du Calgary Herald, Constantine remarquait que le « tissu artistique », comme elle préférait décrire ce type d’œuvre, avait émergé dans les années 1970, décennie pluraliste, « comme l’une des formes les plus puissantes de l’art contemporain8 ». Comme l’observe le conservateur et historien Glenn Adamson, cette pratique élargie laissait plus de place à l’improvisation et à l’action spontanée, le tout sans la planification préalable nécessaire au tissage d’une tapisserie picturale9. Plus précisément, les possibilités d’installations sculpturales à grande échelle et propres à un site, souvent réalisées avec des fibres plus rugueuses comme le jute et le sisal, étaient infinies. Tout ce qu’il fallait pour engendrer l’un des arts les plus créatifs du temps, étaient l’espace, l’énergie et la liberté nécessaires à son expression. Le « campus dans les nuages » de Banff en Alberta, avec son rassemblement international annuel Fibre Interchange, a fourni le lieu, nourri l’ambition et procuré le luxe de la liberté et du temps.
Un cadre pour le tissage au Banff Centre
Conçue au début des années 193010 comme une école d’été, le Banff Centre a proposé pour la première fois en 1941 un programme de tissage (au sein d’une nouvelle division des arts appliqués et de l’artisanat11). Dans le contexte d’une nouvelle politique ambitieuse consistant à inviter les « plus grands artistes du monde à développer une culture canadienne plus riche dans l’atmosphère amicale de l’Ouest canadien12, l’année 1941 positionne ainsi le Banff Centre une bonne décennie en avance sur le Collège des arts de l’Ontario (aujourd’hui l’Université de l’EADO) à Toronto, dont le département des textiles fut mis sur pied au milieu des années 195013. Lancée avec l’aide de l’Américaine Mary Meigs Atwater (1878-1956), et soutenue par les efforts de ses assistantes, Ethel M. Henderson de Winnipeg (décédée en 1966) et Mary I. Sandin d’Edmonton (1901-1991)14, l’école d’été alpine a contribué à nourrir « l’idée d’enseigner les textiles en tant qu’art15 » dans le Canada de l’après-guerre.
En 1960, le tissage à l’école de Banff devint un programme respecté, bien que conservateur, avec la maître-tisserande Mary Garnham Andrews (1916-2018), célébrée pour son enseignement haut de gamme et son mentorat. Née à Montréal, Andrews avait débuté sa propre aventure comme étudiante au Banff Centre en 1948, avec une navette en forme de fuseau à la main. Au cours des décennies suivantes, Andrews favorisa l’histoire et la continuité par l’enseignement d’une myriade de techniques de tissage reposant sur le primitif, le tabis uni ou le taffetas, le panier, l’étoffe cordée, les motifs à deux blocs ou à deux lames, la tapisserie, etc. Au décès d’Andrews à 102 ans, à Banff, la participante Jane Stafford, elle-même devenue tisserande accomplie, a alors écrit sur son blogue : « Je ne serais pas l’enseignante que je suis aujourd’hui si elle n’avait pas été ma maître-tisserande16 ».
Si Mary Andrews a misé sur le respect de la tradition, en revanche Mary E. Snyder (dates inconnues), créatrice des populaires Lace and Lacey Weaves17, proposa de nouveaux cours et redynamisa le département de tissage et d’arts textiles18. Suivant le plan d’installation conçu par cette professeure de tissage formée au Kansas19, les métiers à tisser, le matériel et les fournitures furent transférés du Lloyd Hall au Glyde Studio, un bâtiment plus lumineux qui venait d’ouvrir. Nous étions en 1976 et, en tant que directrice du département, Snyder a mis en place le premier « cours de diplôme d’hiver en tissage20 » avec l’ambition (de courte durée) d’offrir un programme de diplôme de deux ans21.
L’objectif était d’offrir une formation en textile complète dans un cadre non universitaire, ce qui avait toujours été l’un des attraits du Banff Centre. Les cours étaient à la fois techniques et artistiques, et intégraient l’étude de la couleur et du dessin, de la lecture dirigée et de l’histoire de l’art. Le programme abordait également des questions pratiques, telles que la mise sur pied et le fonctionnement d’un atelier, la préparation d’un dossier et le montage d’une exposition22. Deux ateliers étaient mis au service des participants, un grand atelier de tissage au troisième étage et un atelier d’impression au sous-sol où il était possible de travailler avec une variété de teintures et de supports textiles et, dans une certaine mesure, de fabriquer du papier. D’après les informations disponibles, le programme de diplôme a vraisemblablement été offert de 1976 à 1980.
Au cours de sa carrière professionnelle de trente-cinq ans dans le domaine du tissage à la main, Mary E. Snyder a exposé ses œuvres à de nombreuses reprises, écrit plusieurs livres pratiques et, depuis 1973, donné des ateliers d’été à Banff. Elle a également figuré dans le répertoire des femmes œuvrant dans le secteur de l’éducation23. Remarquable tisserande, l’Américaine rencontra cependant son égale lors de l’arrivée de Mariette Rousseau-Vermette du Québec, que précédait une réputation internationale (cat. 47).
Arrivée d’une superstar du textile canadien
Tout aussi expérimentée et respectée que Snyder, Mariette Rousseau-Vermette était communément qualifiée de « visionnaire24 ». L’artiste textile Patricia (Pat) Askren qui travaillait à l’époque comme formatrice et coordonnatrice d’atelier, relate : « [Rousseau-Vermette] a vu la tendance que prenait l’artisanat dans le monde. Comme Les Manning à l’atelier de céramique de Banff, elle a porté l’artisanat vers de nouveaux sommets passionnants25 ». D’un point de vue plus personnel, Jane Stafford s’est estimée chanceuse d’avoir rencontré l’artiste québécoise, car elle a offert à la jeune passionnée de tissage un poste à temps plein dans le cycle d’hiver, assorti d’une bourse d’études. « Si ce n’avait été de [Rousseau-Vermette], je n’aurais pas été là [de 1981 à 1988]26 ».
Les arts textiles avec Magdalena Abakanowicz. Photographies d’arts visuels. Fonds des Services de photographies (services techniques), Paul D. Fleck Library and Archives, Banff, Alberta, VS 1982.4_18.
C’est en 1977 que le Banff Centre a invité Rousseau-Vermette pour la première fois à donner un cours de trois semaines sur l’« art dans l’architecture27 ». Plus tard, la Centre Letter de l’école, un bulletin hebdomadaire, rapportait que « les étudiants étaient électrisés par le travail de [Rousseau-Vermette] et par sa générosité à l’égard des participants. Elle est revenue l’année suivante pour redonner le cours et a commencé à planifier le premier Fiber Interchange prévu l’année suivante [1979]28 ». Pour ce cours intensif spécial de six semaines, qui s’est poursuivi jusqu’en 1988, de nombreux métiers à tisser ont été déplacés hors des ateliers.
Rousseau-Vermette était un produit de la Révolution tranquille29 et un témoin de l’émergence de la peinture abstraite au Québec; en tant que « peintre-tisserande30 », elle a été membre du mouvement de la Nouvelle Tapisserie qui « a vu la tapisserie émerger comme une forme d’art autonome, au même titre que la peinture31 ». Son idée pour Banff était de réunir des artistes émergents et professionnels dans un atelier ouvert à Glyde Hall : en d’autres mots, il s’agissait de créer un environnement propice à l’apprentissage autodidacte, sans cours obligatoires, et de simplement offrir des ateliers facultatifs, des conférences et des discussions avec des critiques, des conservateurs et des artistes. Choisi sur présentation d’un dossier, l’artiste émergent, devant proposer un projet ou un ensemble d’œuvres, aurait l’occasion de s’entretenir avec un corps professoral international et un personnel de soutien compétent dans le cadre de critiques individuelles, de démonstrations et d’ateliers facultatifs. Dans la documentation de l’école, Fibre Interchange était décrit comme un programme unique en Amérique du Nord32.
Elsa Sreenivasam (-2017), professeure à l’Université d’État de l’Iowa et présidente de l’association internationale Surface Design, donna le premier exposé de l’édition 1980 du Fibre Interchange. Le titre de sa présentation « Dyeing to Know, Knowing to Dye33 » (« Teindre pour connaître, connaître pour teindre ») reposait sur un jeu de mot à partir de « dye », qui prononcé oralement, pouvait signifier mourir (« die »), et dans ce contexte précis, mourir d’envie. Certaines des autres artistes invitées passaient pour des rebelles de la fibre/du textile, dont la passionnée de tissage expérimental Sheila Hicks (Américaine née en 1934, participante au Fibre Interchange en 1981), la sculptrice figurative Magdalena Abakanowicz (Polonaise, 1930-2017, participante au Fibre Interchange en 1982), l’artiste d’installation Neda Al-Hilali (Tchécoslovaque, née en 1938, participante au Fibre Interchange date de 1980), la maître du nouage et du tressage Claire Zeisler (Américaine, 1903-1991, participante au Fibre Interchange en 198134) et la féministe et créatrice de courtepointe de Reason Over Passion Joyce Wieland (Canadienne, 1930-1998, participante au Fibre Interchange en 1982). La liste complète est beaucoup plus longue et tout aussi impressionnante. Il convient de dire que les installations du Banff Centre, mis à part les problèmes de ventilation dans le Glyde Hall, se prêtaient parfaitement aux explorations de la création, avec son personnel de soutien, son choix de métiers à lames et à tapisserie, son atelier d’impression pour les textiles, sa chambre noire et son atelier rudimentaire de fabrication de papier.
Inese Birstins, Mindscape (détail), 1978 (cat. 6).
Inese Birstins, Mindscape, 1978 (cat. 6).
Mariette Rousseau-Vermette, Anne-Marie, 1976 (cat. 47).
Outre Fibre Interchange, d’autres activités ont également attiré l’attention des participants. Dans le programme d’été de 1980, on relève de l’information sur un cours de sept semaines intitulé Woven Fibres, Multiharness, Sculptured, Manipulated (Fibres tissées, multi-lames, sculptures et manipulations) donné par Mary Snyder et ses compatriotes américains, Warren Seelig et Rai Senior35. Dans ce programme, on annonçait Snyder expérimentant avec plusieurs métiers à tisser, dont une pièce nécessitant huit métiers36. Pour accroître l’offre, on proposa également, de 1976 à 1987, des cours de « tissage folklorique ukrainien » dans le cadre d’un partenariat entre le Banff Centre et le Musée ukrainien du Canada à Saskatoon37.
Grâce au succès que remporta le Fibre Interchange pendant deux années consécutives, Rousseau-Vermette apparut dans le programme d’hiver de 1980-198138 à titre de directrice intérimaire de l’atelier des textiles, avec la coordonnatrice du programme Pat Askren. Mary Snyder, en revanche, n’est plus mentionnée dans les publications du Banff Centre39; Inese Birstins, d’origine lettone, se souvient d’un départ malheureux40, sort que partagea Rousseau-Vermette lorsqu’en 1985 elle quitta son poste41.
Dans l’intervalle, l’âge d’or des arts textiles régnait au Banff Centre. Dirigeant un groupe de participants enthousiastes, des invités professionnels participèrent également aux cycles d’été et d’hiver, ainsi qu’au programme estival Fibre Interchange d’une durée de six semaines, dont il a été question plus haut. John Bentley Mays, un critique d’art canadien très en vue pour le Globe and Mail, séjourna au Banff Centre à l’été de 198442 en tant qu’observateur de passage – et non à titre d’invité de la section des arts textiles; il constata alors que le travail le plus innovant et le plus intéressant était réalisé dans la section des arts textiles de l’école43. Il ne fait aucun doute qu’il s’agissait d’une nouvelle troublante pour certains membres du corps professoral des arts visuels qui, demeurés en marge du monde contemporain des textiles, n’étaient pas encore habitués à ce que cette discipline, en grande partie centrée sur les femmes et dirigée par des féministes, vienne perturber ce qui était alors une chasse gardée artistique largement masculine.
Tout indique que Rousseau-Vermette, lorsqu’elle prit la direction de l’atelier en 1982, se trouvait à la tête d’un département de tissage/textile dynamique, Mary Andrews étant toujours présente avec son expertise dans le domaine du « tissage à plusieurs lames ». De son côté, Kaija Sanelma Harris continuait à repousser les limites avec des « tissages architecturaux à lames multiples ». Travaillant avec des échantillons tels que le tissage double, le tissage finlandais, le flotté de trame, l’armure satin et l’armure combinée, Harris avait initié les participants à l’utilisation créative des tissages traditionnels pour réaliser des œuvres de grande taille et structurellement solides, destinées à être exposées dans des bâtiments (cat. 20). Au cours du même été, Inese Birstins présenta la « fabrication du feutre », tandis que Joan Livingstone, dans le cadre d’un atelier intitulé « Image dans les structures non tissées », explorait avec les participants la fabrication de marques, le langage et la création d’images dans les structures non tissées. L’atelier de Livingstone fut l’objet du bilan critique effectué par la célèbre sculptrice de fibres, la Polonaise Magdalena Abakanowicz.
De toute évidence, la réputation internationale et la direction de Rousseau-Vermette ne faisaient que renforcer l’attrait de l’école des montagnes comme lieu propice à l’encadrement et au développement de jeunes femmes artistes. S’exprimant d’une manière plus générale, le planificateur artistique Michael Bawtree a écrit dans le programme du cycle d’hiver 1980-1981 : « Banff peut et doit offrir aux artistes ce que personne d’autre ne peut leur offrir, que ce soit dans le cadre des contraintes de l’éducation formelle ou dans le monde plus hostile de l’extérieur : le don du temps et le don de la liberté44 ». Plus précisément : « Tout était pris en charge et vous pouviez travailler toute la nuit (Birstins)45 ». Ou, en référence à Patricia Oleszko (née en 1947, États-Unis), on pouvait rencontrer l’artiste en pleine nuit pour mettre en scène une performance, soit le corps peint, soit habillé de vêtements rituels créés par les participants dans le cadre de son atelier « Costume, fantaisie et performance46 ». Le lieu : les populaires lacs Grassi, semblables à des joyaux, situés au-dessus de Canmore, à l’est de Banff.
Inese Birstins, s’afférant à teindre de la laine à Banff, vers 1978. Avec la permission d’Inese Birstins.
En 1986, Rousseau-Vermette et Birstins n’étaient plus là, Birstins n’étant revenue qu’à titre de directrice intérimaire des programmes d’été de 1986 et 1987. Bien que le tissage et d’autres pratiques d’art textile aient été reconnus comme de l’art contemporain sur une période de plus de dix ans, un examen des programmes du Banff Centre à partir de 1989 indique que les arts textiles en tant que discipline particulière ont été relégués à l’arrière-plan. Que s’est-il passé? Contrairement à l’atelier de céramique et à l’atelier de photographie, l’atelier des textiles a été intégré au programme d’arts visuels – soi-disant pour son propre bien et parce que le corps professoral des arts visuels dans son ensemble craignait que la sororité des tisserandes, sur et hors métier, ne soit trop repliée sur elle-même47. L’atelier parut trop pris par ses propres préoccupations, pire, trop engagé sur sa propre trajectoire pour intégrer pleinement le nouveau mode de pensée du Banff Centre, qui s’était alors tourné vers l’interdisciplinarité. C’était une curieuse perception, compte tenu du bilan des années Rousseau-Vermette en matière de sculpture/d’installation/de performance.
Pour certains, comme l’artiste montréalaise Ruth Scheuing qui a travaillé comme directrice de l’atelier des textiles (1989-1991), ce nouvel arrangement était tout à fait justifié. « Banff espérait vraiment décloisonner les disciplines et faire travailler les gens de manière interdisciplinaire48 ». Du point de vue d’Ingrid Bachman, qui a succédé à Scheuing49, mais seulement comme assistante résidente, le « textile était de plus en plus accepté comme une pratique artistique. Je pense que le féminisme et le post-colonialisme y sont pour quelque chose50 ».
Kaiija Sanelma Harris, Stubble Field (détail), 1984 (cat. 20).
Kaija Sanelma Harris, Stubble Field, 1984 (cat. 20).
Sous la nouvelle direction de Paul Fleck, Ph.D. (1982-1992), et suivant l’embauche de Lorne Falk à titre de directeur du programme de l’atelier d’art, trois résidences de dix semaines par année ont été créées, chacune d’elles comportant une approche thématique. Les thèmes des résidences évoquaient la rigueur conceptuelle et l’attention portée aux questions socio-politiques, ainsi qu’aux aspects culturels et artistiques : à l’été 1990, le thème était « Culture frontalière », suivi par « Fluxus » à l’automne 1990, puis par « Néomythisme » à l’hiver 1991, et, toujours un favori de la critique en toute circonstance, « Culture de masse et art » à l’été 1991. C’était le nouveau contexte auquel les artistes du tissage, sur et hors métier, étaient censés se conformer. Aujourd’hui, plus de trente ans plus tard, les résidences thématiques sont toujours de rigueur au Banff Centre, l’objectif étant que chacun ait accès aux installations de création artistique, y compris les vestiges de l’époque glorieuse des arts textiles au Centre.
Jane Stafford est beaucoup plus réservée sur ce qui est advenu de l’héritage de cinquante ans de tissage et d’arts textiles au Centre. Elle qualifie de « désastreuse51 » et de « tragique » son intégration aux Arts visuels. Malgré le nombre d’artistes qui ont souhaité diriger le programme, Birstins souligne qu’après le départ de Rousseau-Vermette et du sien, aucune tentative sérieuse n’a été faite pour pourvoir ce poste52.
Dans la publication de Sandra Alfoldy intitulée « Canada’s Textile Arts : A Brief History » (Les arts textiles au Canada : une brève histoire), elle observe que « l’histoire du textile au Canada est analogue à l’illusion d’unité que donne un drapé – la surface peut être lisse, mais, en-dessous, des parties détachées coexistent53 ». La situation qu’elle décrit est similaire à la division et à la rupture qui prévalent au Banff Centre entre arts visuels et artisanat. Ce qui s’est passé à l’unique campus canadien « dans les nuages » est clair : au nom de ce qui était considéré comme « contemporain » à ce moment précis, l’histoire et les pratiques passées ont été rapidement écartées et la trajectoire théorique de l’art contemporain a permis de niveler et de raser tout ce qui était lié à la compétence ou à la pensée artisanale. Quelques années plus tard, la céramique, l’autre activité de fabrication d’objets artisanaux du Banff Centre, qui avait prospéré sous la direction énergique de Les Manning (1944-2020), a connu le même sort. Ici aujourd’hui, parti demain. Trente ans plus tard, la question qui se pose est la suivante : qu’a-t-on perdu dans cette transformation?
Grâce à son répertoire d’œuvres d’art de 1960 à la fin des années 1990, Prairies entrelacées pourrait bien apporter quelques éléments de réponses à cette question persistante.
Notes
- 1 Inese Birstins, entretien avec l’autrice, 7 janvier 2022, Calgary, Alberta. De 1980 à 1989, elle a occupé plusieurs postes au Banff Centre, notamment comme assistante de programme, assistante de la directrice de l’atelier, directrice associée de l’atelier, directrice intérimaire de l’atelier/directrice artistique, directrice de l’atelier/directrice artistique et, enfin, consultante pour le programme des textiles. L’autrice souhaite remercier les personnes et les organisations suivantes pour leur contribution à la préparation du présent essai : Jessica Zimmerman et Lois Quail, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre, Michele Hardy et Julia Krueger, Nickle Galleries, Université de Calgary, ainsi que les artistes Pat Askren, Ingrid Bachmann, Inese Birstins, Katharine Dickerson, Ruth Scheuing, Jane Stafford et Barbara Todd pour leurs commentaires et leur assistance.
- 2 Donald Cameron, Campus in the Clouds, Toronto, McClelland and Stewart, 1956.
- 3 Jenni Sorkin, « Way Beyond Craft : Thinking through the Work of Mildred Constantine », Textile: The Journal of Cloth and Culture 1, no1, janvier 2003, p. 30. DOI : 10.1080/17518350.2003.11428630.
- 4 Wall Hangings a été exposée du 25 février au 4 mai 1969.
- 5 Sorkin observe que « le [Musée] d’[art] moderne se distingue par son éloignement des arts et de l’artisanat » : « Way Beyond Craft », p. 32.
- 6 On sait que Larsen a été artiste invité en 1980 et en 1985. Aucune information n’a pu être trouvée sur les détails de sa visite.
- 7 « Larsen, 93, Textile Designer With an Architect’s Touch Dies », New York Times, 24 décembre 2020, B11.
- 8 Nancy Tousley, « Battle for art fabric being slowly won », Calgary Herald, 2 août 1980, D8.
- 9 Glenn Adamson, « The Fiber Game », Textile : The Journal of Cloth and Culture 5, no 2, 2007, p. 154-177. DOI :10.2752/175183507X219434.
- 10 Brièvement, le Banff Centre for Arts and Creativity a formé des artistes dans les Rocheuses canadiennes depuis 1933. Il a été fondé par le département d’extension de l’Université de l’Alberta avec des fonds provenant de la fondation Carnegie. Le Centre a poursuivi ses activités jusqu’en 1966, date à laquelle l’Université de Calgary a pris la responsabilité de ce qui s’appelait alors la Banff School of Fine Arts. En 1978, le Banff Centre s’est vu accorder l’autonomie en tant qu’institution non universitaire.
- 11 David et Peggy Leighton, « From Craft to Art », dans Artists, Builders and Dreamers : 50 Years at the Banff School, Toronto, McClelland and Stewart, 1982, p. 93-98.
- 12 Ken Liddell, Calgary Herald, cité dans Pearlann Reichman et Karen Wall, Uplift : Visual Culture at the Banff School of Fine Arts, Vancouver, University of British Columbia Press, 2020, p. 174.
- 13 Sandra Alfoldy, « Canada’s Textile Arts : A Brief History », Art Textiles of the World : Canada, Brighton, UK, Telos Art Publishing, 2009, p. 11.
- 14 M. Sandin a quitté l’école en 1961; E. Henderson a pris sa retraite en 1963.
- 15 Alfoldy, « Canada’s Textile Arts », p. 11. Mise en relief par l’autrice.
- 16 « Remembering Mary Andrews », janestaffordtextiles.com/blog/bulletin de juillet 2018.
- 17 Parue à l’origine en 1960, une édition de poche a été publiée en 1986. Aucune information sur l’éditeur n’a été trouvée.
- 18 Le département était également désigné dans les programmes du Centre comme « Tissage et arts du tissu »; en 1979, le terme utilisé est « Arts textiles », puis simplement « Textiles » ou « Atelier des textiles » au début des années 1980.
- 19 Mary Snyder a obtenu à l’Université du Kansas un B.B.A. en design textile (tissage) en 1970 et une maîtrise en design en 1971.
- 20 1978 Weaving/Textile Arts Program, 78, Dossiers du programme des arts textiles, Fonds des média et des arts visuels, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre for Arts and Creativity, Banff, Alberta.
- 21 Bien que Barbara Kreutter, ancienne participante et enseignante, ait suivi le programme de deux ans menant à un diplôme à partir de 1976, elle ignore combien de temps le programme a continué après son départ en 1978. Entretien par courriel avec l’autrice, 1er mars 2022. Le programme de diplôme est mentionné dans les calendriers des programmes de 1978 et 1979, mais dans le calendrier de 1980, il est indiqué : « Le programme d’atelier n’est pas un programme de diplôme, et aucun crédit ou note ne sera attribué ». Aucune autre information n’a pu être trouvée par l’auteur.
- 22 1978 Summer Program, 78, Dossiers du programme des arts textiles, Fonds des média et des arts visuels, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre for Arts and Creativity, Banff, Alberta.
- 23 1979 Winter Program, 67, Dossiers du programme des arts textiles, Fonds des média et des arts visuels, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre for Arts and Creativity, Banff, Alberta.
- 24 Pat Askren, entretien par courriel avec l’autrice, 9 mars 2022.
- 25 Askren, entretien.
- 26 Jane Stafford, entretien par courriel avec l’autrice, 21 mars 2022.
- 27 À titre d’exemple du travail de Rousseau-Vermette dans ce domaine, à l’automne 1982, le plafond tubulaire tissé de l’artiste pour le nouveau Roy Thompson Hall a été accueilli sous des applaudissements enthousiastes lors de la soirée d’ouverture. Réalisé en collaboration avec l’architecte Arthur Erickson, ce plafond inhabituel a été conçu dans un souci d’acoustique. La structure de Rousseau-Vermette (fabriquée par une entreprise montréalaise) est un autre triomphe pour l’artiste qui, spécialisée dans l’art tissé pour les espaces publics, était déjà connue pour ses rideaux de théâtre au Centre national des arts d’Ottawa (1966) et au Kennedy Center de Washington, D.C. (1971).
- 28 « She Led Development of Exciting Fibre Program; A Tribute to Mariette Rousseau-Vermette », Centre Letter (bulletin) 5, no 16 (août 1984), Newsletters-Centre Letter, Marketing et communications, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre for Arts and Creativity, Banff, Alberta.
- 29 La Révolution tranquille des années 1960 a marqué la fin du régime d’enseignement confessionnel au Québec et l’avènement d’une société laïque sans interférence du clergé. L’État a remplacé l’Église catholique dans cette société largement francophone. Le slogan populaire était « Maîtres chez nous ».
- 30 Anne Newlands, « Mariette Rousseau-Vermette : Journey of a Painter-weaver from the 1940s through the 1960s », Journal of Canadian Art History / Annales d’histoire de l’art canadien 32, no 2, 2011, p. 74- 107.
- 31 « Mariette Rousseau-Vermette : 1926-2006 », artpublicmontreal.ca/en/artiste/66589.
- 32 The Banff Centre School of Fine Arts Summer 1982, 40, Dossier du programme des arts textiles, Fonds des média et des arts visuels, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre for Arts and Creativity, Banff, Alberta.
- 33 Centre Lettre 1, no 28 (11 juillet 1980), Fonds des média et des arts visuels, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff, Alberta. Elsa Sreenivasum a participé au programme de tissage et de textile et au Fibre Interchange. Elle fut enseigante et artiste invitée de 1978 à 1984.
- 34 Zeisler, connue pour ses grandes œuvres totémiques, a donné un cours de deux semaines sur les « formes sculpturales »
- 35 Summer Program 1980, 50, Dossiers du programme des arts textiles, Fonds des média et des arts visuels, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre for Arts and Creativity, Banff, Alberta.
- 36 Summer Program 1980, 52.
- 37 Les formatrices étaient Patricia Olsen, Rose Dragan, Nell Pawlik, Marie Kischuk, Alice Nicholaichuk, Olga Semchuk, Patricia Pelech, Jean Meketiak et Nadia Kreptul. Jane Stafford a fourni une assistance technique. L’existence même de cette pratique séculaire témoigne d’une tradition artistique profondément ancrée dans le sol des Prairies.
- 38 Winter 1980-81 Program, 9, Dossiers du programme des arts textiles, Fonds des média et des arts visuels, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre for Arts and Creativity, Banff, Alberta.
- 39 En raison de la fermeture de la bibliothèque et des archives Paul D. Fleck de 2020 à 2022, l’autrice n’a pu consulter les documents qu’à la mi-mars 2022, puis en juillet de la même année.
- 40 Inese Birstins, entretien avec l’artiste, 1er novembre 2021, Calgary, Alberta.
- 41 Birstins, entretien, 1er novembre 2021.
- 42 John Bentley Mays figurait parmi le corps professoral du programme de l’atelier d’art des arts visuels. Le commentaire de Mays au sujet du Fibre Interchange reste un fort souvenir d’Inese Birstins, ainsi que de l’autrice qui, en tant que membre du public, a assisté à l’une des conférences du critique cet été-là.
- 43 Birstins, entretien, 7 janvier 2022.
- 44 1980-81 Program, 7, Dossiers du programme des arts textiles, Fonds des média et des arts visuels, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre for Arts and Creativity, Banff, Alberta.
- 45 Birstins, entretien, 7 janvier 2022.
- 46 Summer/Winter Program 1986-87, Dossiers du programme des arts textiles, Fonds des média et des arts visuels, Bibliothèque et archives Paul D. Fleck, Banff Centre for Arts and Creativity, Banff, Alberta.
- 47 Birstins, entretien, 7 janvier 2022.
- 48 Ruth Scheuing, entretien par courriel avec l’autrice, 1er mars 2022; entretien téléphonique avec l’autrice, 23 octobre 2021.
- 49 Bachman a travaillé au Banff Centre de 1991 à 1993.
- 50 Ingrid Bachman, entretien par courriel avec l’autrice, 11 mars 2022.
- 51 Jane Stafford, entretien par courriel avec l’autrice, 21 mars 2022.
- 52 Birstins, entretien, 7 janvier 2022.
- 53 Alfoldy, « Canada’s Textile Arts », 9. Mise en relief par l’autrice.