Margaret Harrison, Margaret’s Rug, vers 2005 (cat. 22)
4Histoires métisses et travail artistique des femmes dans Margaret’s Rug de Margaret Pelletier Harrison
Margaret Harrison est une couturière accomplie qui pratique l’art traditionnel. Elle fait de la broderie florale de style métis et compte parmi les quelques femmes métisses qui continuent de confectionner des tapis au crochet. Elle a grandi dans la communauté de la réserve routière du lac Katepwa, dans la vallée de la Qu’Appelle, au sud de la Saskatchewan, et est membre des familles élargies Racette, Pelletier et Cardinal. Ces familles descendent des chasseurs de bisons de la région de la vallée de la Qu’Appelle du milieu et de la fin du XIXe siècle. Au début du XXe siècle, bon nombre de ces familles vivaient sur des terres qui ne leur appartenaient pas, ayant été déplacées par l’échec du système des certificats de Métis et de l’Acte des terres fédérales visant à garantir un titre foncier. Ces familles se sont installées ailleurs sur des terres appartenant à des colons fermiers chez qui ils travaillaient de manière saisonnière et sur des terres inoccupées de la Couronne, adjacentes aux réserves des Premières Nations ou sur des terres réservées pour la construction de routes dans le cadre de l’arpentage des terres fédérales. Ces espaces formés dans toutes les Prairies sont devenus ce qu’on appelle des communautés de réserves routières. La mère de Margaret, Adeline Pelletier dit Racette, et les sœurs de sa mère, Florence, Agnès et Louise, étaient bien connues dans la vallée de la Qu’Appelle pour leurs travaux de couture et leurs tapis au crochet. Elles lui ont transmis leurs enseignements culturels, leurs connaissances en couture et leur savoir-faire en matière de fabrication de tapis : ces enseignements et le legs du travail artistique des femmes métisses guident la pratique artistique contemporaine de Margaret.
Bien que la fabrication de tapis dans la vallée de la Qu’Appelle ne soit plus aussi répandue qu’autrefois, Margaret continue de pratiquer cet art et de transmettre ses enseignements, souvent dans le cadre d’ateliers artistiques communautaires. En 2013, elle m’a offert l’un de ses tapis au crochet que j’ai intitulé Margaret’s Rug (cat. 22). Il ne reprend pas le motif floral typique que lui ont enseigné sa mère, sa grand-mère et ses tantes, mais il illustre leur maison familiale sur la réserve routière le long des rives du lac Katepwa. C’est un exemple exceptionnel de pratique artistique historique et contemporaine, une représentation de l’expérience de Margaret qui la relie à la vallée de la Qu’Appelle, et un moyen mnémotechnique qui lui permet de se souvenir et de partager. Pour chaque élément représenté sur le tapis, elle a évoqué son enfance dans la vallée, des lieux précis, le travail des femmes et les aliments qu’elles cultivaient, récoltaient et préparaient. La communauté de Margaret était très unie et toutes les familles se trouvaient étroitement liées. Elles partageaient leurs ressources et passaient du temps à travailler ensemble et à se rencontrer. Bien que sa maison soit la seule représentée sur le tapis, Margaret a raconté de nombreuses histoires sur ses grands-parents, Josué Pelletier et Vitaline Cardinal, qui vivaient près de chez elle, et ses propres parents, ainsi que ses tantes, ses oncles et ses cousins, qui habitaient également au bord du lac.
Margaret Pelletier Harrison et Margaret’s Rug, 2013. Avec la permission de Cheryl Troupe.
Vitaline Cardinal et Josué Pelletier, vers 1950. Avec la permission de Margaret Harrison.
La scène figurant sur son tapis représente l’endroit où ils vivaient « serrés les uns contre les autres le long du rivage » au bout du lac Katewpa1. La maison d’enfance de Margaret se trouve au premier plan du tapis, agrémentée d’une corde à linge sur laquelle sont suspendus des couvertures et des vêtements à sécher. À côté de la maison se trouvent des fleurs, des arbres et des potagers plantés et récoltés par les femmes. Margaret a également ajouté les outils de jardinage que la famille utilisait pour travailler la terre. En arrière-plan se trouvent les routes et les coulées de la vallée, bordées de plantes et d’arbres, tels que les cerisiers et les amélanchiers dont ils récoltaient les fruits chaque année. Deux croix blanches bordent le tapis, symbolisant l’importance de l’Église catholique dans la vie de Margaret et dans celle de la communauté métisse de Qu’Appelle. On note également deux motifs floraux, comme ceux que sa mère, ses tantes et ses grands-mères utilisaient pour décorer leurs propres tapis. Enfin, si vous regardez bien, vous verrez un symbole de l’infini, marqueur important de l’identité des Métis et symbole de l’appartenance à une nation.
Les femmes métisses, comme celles de la vallée de la Qu’Appelle, ont une longue histoire qui remonte aux premières années de la traite des fourrures, de la confection de vêtements et de biens matériels destinés à la vente ou au troc avec les postes des compagnies de fourrures, les colons et les nouveaux arrivants2. Sherry Farrell Racette, érudite et artiste autochtone, soutient que les femmes autochtones ont adapté leur travail pendant la traite des fourrures aux économies rurales émergentes, en trouvant des moyens de continuer à confectionner et à vendre des objets faits à la main et souvent décoratifs3. Les femmes métisses et des Premières Nations vendaient couramment leurs produits aux postes de traite locaux, aux commerçants et, plus tard, aux colons. Norbert Welsh, chasseur de bisons et commerçant métis, se souvenait qu’à la fin des années 1800, il achetait régulièrement des produits, en particulier des mocassins, fabriqués par les femmes métisses et des Premières Nations de la région pour les vendre dans son magasin de File Hills, situé juste au nord de la vallée de la Qu’Appelle4.
La production artistique des femmes et leur savoir-faire traditionnel en matière de couture et de travaux manuels étaient essentiels pour subvenir aux besoins des familles métisses jusqu’au début du XXe siècle. Cette pratique se poursuit aujourd’hui, souvent avec l’aide des média sociaux et de l’internet. Au début du XXe siècle, la colonisation des provinces des Prairies s’est intensifiée, tout comme la participation des Métis à l’économie agraire en développement. Déplacés par l’échec des politiques du gouvernement canadien visant à garantir la propriété foncière des Métis, nombre d’entre eux ont lutté pour conserver les parcelles de terre sur lesquelles ils vivaient. Ils ont fait face au racisme dans leurs rapports quotidiens avec les colons, et ils se sont heurté à des défis devant le nouvel ordre social en évolution qui privilégiait l’économie des colons, de même que les lois et institutions euro-canadiennes. Au sein des communautés de réserves routières, les débouchés économiques étaient limités. Pendant un certain temps, les hommes ont trouvé du travail comme ouvriers saisonniers ou journaliers chez les fermiers colons, ramassant des pierres, défrichant les champs, plantant et récoltant les cultures.
Pour ce qui est des femmes, elles travaillaient comme domestiques dans les maisons des colons ou parfois aux côtés de leurs maris, aidant aux travaux agricoles. Elles pêchaient au filet, récoltaient des baies et arrachaient des racines de sénéca qu’elles vendaient ou échangeaient afin de procurer un revenu à la famille. Dans de nombreux cas, les femmes métisses commercialisaient leur savoir-faire en matière d’art et de couture qui leur avait été transmis par leurs mères et leurs grands-mères, afin de générer des revenus supplémentaires et de rapporter à la maison la nourriture et les fournitures nécessaires. Ce travail artistique a assuré la stabilité et la continuité culturelle au cours d’une période de transition économique, sociale et politique de plus en plus rapide. Le travail artistique des femmes représentait un élément essentiel de l’économie familiale. La mère de Margaret, Adeline, évoque l’importance de l’activité artistique et économique des femmes en faisant remarquer qu’ « on n’a plus à s’inquiéter de rien quand on a un tapis comme celui-là5 ». De nombreuses femmes de la vallée, dont la mère et les tantes de Margaret, ont utilisé leur savoir-faire en matière de couture, de perlage, de broderie et autres arts décoratifs, que leur avait transmis leurs mères et leurs grand-mères, pour fabriquer et vendre des objets domestiques décoratifs dans les années 1930 et 1940. Céline Amyotte Poitras se souvient que pendant cette période, et de plus en plus pendant la Dépression, « il n’y avait pas un brin de travail pour les hommes » dans la vallée de la Qu’Appelle. C’est donc souvent le travail des femmes qui permettait de subvenir aux besoins de la famille6. Elle se rappelle avoir fait beaucoup de couture pour les gens et que c’était « la seule chose sur laquelle [elle] pouvait compter ». La couture se faisait souvent à la lumière d’une lampe à huile, tard dans la soirée, une fois qu’elle avait terminé son travail et couché les enfants. Les travaux de couture étaient généralement effectués à la main, car peu de gens avaient accès à des machines à coudre avant la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Adeline Pelletier dit Racette avec un de ses tapis, mai 2002. Avec la permission du Gabriel Dumont Institute, GDI.RS. 0990.
Adeline travaillait et cousait pour plusieurs familles de fermiers. Ses frères travaillaient également pour des fermiers au nord de la vallée, près de la ville d’Abernethy. Au moment de la récolte, la famille et les grands-parents de Margaret se joignaient à ses oncles pour effectuer des travaux agricoles là où ils trouvaient du travail. Les femmes prêtaient parfois main forte dans les champs, mais le plus souvent elles aidaient à dépecer les bœufs et les cochons. Margaret se souvient que sa mère et sa grand-mère ramenaient les restes de viande et les entrailles pour les nettoyer, les cuisiner et en faire du boudin. Elle se rappelle également que son oncle Raoul disait souvent aux fermiers et à leurs épouses combien sa sœur Adeline travaillait dur, de sorte que les talents de couturière et l’éthique de travail d’Adeline étaient connus de tous. En échange de ses travaux de couture, Adeline recevait souvent des boîtes de vieux vêtements et de tissus qu’elle découpait pour en faire de nouveaux vêtements et des couvertures pour la famille. Elle conservait également le tissu pour fabriquer des tapis au crochet.
Les sœurs d’Adeline, Florence, Agnès et Louise étaient également reconnues pour leurs talents de couturières. Agnès vivait à Indian Head et réparait des uniformes pour la Gendarmerie royale du Canada. Louise habitait à Qu’Appelle-Sud et travaillait à l’hôpital comme couturière et à la buanderie, tandis que Florence, à l’instar d’Adeline, effectuait des travaux de couture pour les familles agricoles voisines. Le fils de Florence, Bob Desjarlais, se souvient que sa mère était assise devant sa machine à coudre du matin jusqu’à tard dans la nuit pour confectionner tous les vêtements et les couvertures de la famille. Elle cousait régulièrement pour des familles de colons et a même confectionné des robes de mariée et des robes de demoiselle d’honneur7. Margaret et Bob se souviennent tous deux que leurs mères travaillaient en échange de nourriture, y compris de la viande que les fermiers avaient dépecée. Leur travail aidait à subvenir aux besoins de la famille et contribuait à réduire ce qu’ils étaient obligés de chasser, de pêcher ou d’acheter. Ceci importait beaucoup puisque leur travail pour les fermiers les éloignait souvent de leurs activités de cueillette. Bob Desjardais pour sa part a rappelé l’importance du travail des femmes dans l’économie familiale, en faisant remarquer que sa « mère faisait tout à l’aiguille8 ».
Ces femmes recyclaient presque tous les vêtements qui s’y prêtaient. Elles récupéraient de vieux vêtements auprès des fermiers pour lesquels elles travaillaient, et les transformaient en nouvelles pièces. Elles raccommodaient, réparaient et rapiéçaient, et lorsque les vêtements n’étaient plus portables, elles les démontaient, les triaient, les récupéraient et les découpaient en bandes pour en faire des tapis.
Les tapis fabriqués au crochet sont historiquement des objets utilitaires et domestiques dont les origines remontent au milieu du XVIIIe siècle en Amérique du Nord9. Si la fabrication de tapis au crochet était une pratique artistique très répandue chez les femmes métisses au début du XXe siècle, on ne sait pas exactement par qui et comment cette forme d’art a été introduite dans la région de la vallée de la Qu’Appelle. Il est probable qu’elle le fut par les Métis qui se déplaçaient dans les Prairies. La fabrication de tapis au crochet était une pratique courante dans les paroisses de la rivière Rouge au milieu et à la fin du XIXe siècle; elle était probablement enseignée aux jeunes femmes par les religieuses dans les écoles des couvents. Le Musée de Saint-Boniface, à Winnipeg, au Manitoba, abrite un tapis fabriqué par Marie Rose Breland pour l’un de ses fils dans les années 1880. Marie Rose était la fille de Cuthbert Grant et de Marie Desmarais, et en 1836, à l’âge de quinze ans, elle épousa Pascal Breland. En 1869-1870, les Breland ont hiverné au nord de la vallée de la Qu’Appelle pour chasser le bison et ouvrirent leur maison à la famille élargie et aux membres de la communauté tout au long de l’hiver10. Marie Rose avait un frère et une soeur, James et Julie, qui étaient déjà mariés et faisaient partie des nombreux réseaux de parenté des Desjarlais, des Blondeau et des Fisher dans la vallée. Mesurant 185 x 200 cm, Le tapis Breland a dû exiger un travail considérable, tant pour sa fabrication que pour son transport. Bien que le Musée indique que Breland est celle qui a confectionné le tapis, il s’agit probablement d’un travail de collaboration entre Marie-Rose et d’autres femmes de sa famille.
Les tapis fabriqués au crochet, comme celui de Breland, sont devenus populaires dans les maisons des Métis et des colons au début du XXe siècle. Les tapis tressés, faits de bandes de tissu tressées puis cousues ensemble en forme de cercle ou d’ovale, étaient aussi très en vogue. À mesure que les tapis fabriqués au crochet gagnaient en popularité, des toiles de jute gaufrées avec des motifs de tapis ont commencé à être vendues dans des catalogues de commande par correspondance. Cependant, les Métis qui confectionnaient des tapis ont continué de créer leurs propres modèles, car les patrons préfabriqués étaient hors de prix.
Marie Breland (née Grant), Le Tapis Breland, vers 1890, tapis fait au crochet; laine, jute. Cotton 185 cm x 200 cm. Collection du Musée de Saint-Boniface, Manitoba, DA-330.
Selon Margaret, sa mère et ses tantes – « les filles Racette », comme elle les appelait – étaient des artisanes du crochet à clapet qui, comme plusieurs femmes métisses, fabriquaient et vendaient des tapis au crochet dans toute la vallée11. Des bouts de vieux vêtements étaient récupérés, triés, puis teints en différentes couleurs, avant d’être découpés en bandes d’environ 2,5 cm. Un morceau de toile de jute recyclé à partir d’un sac de pommes de terre était tendu sur un cadre en bois, puis décoré avec le motif du tapis, dessiné à l’aide d’un morceau de charbon de bois. Un crochet était fabriqué à partir d’une tête de clou limée et insérée dans un manche rond en bois qui tenait bien dans la paume de la main. Le tissu était tiré par derrière, à travers les trous de la toile de jute, pour former de petites boucles régulières. Les tapis au crochet prenaient diverses dimensions et étaient le plus souvent carrés ou rectangulaires, car la fabrication d’un tapis rond ou ovale sur un cadre carré aurait gaspillé de la toile de jute.
Margaret Harrison, Margaret’s Rug (détail), vers 2005 (cat. 22).
Les motifs floraux du perlage et de la broderie sur soie des Métis ont influencé la façon dont étaient conçus les tapis. Margaret et son cousin Bob se souviennent que leur mère respective utilisait un motif de rose particulier. Adeline créait souvent un grand motif floral dans les tons de rose et de rouge agrémenté de grandes feuilles vertes et de vignes. Elle planifiait son modèle et essayait ensuite de trouver du tissu dans ces couleurs. Si elle ne disposait pas de la couleur désirée ou de celle dont elle avait besoin, elle teignait son tissu à l’aide de papier crêpé, utilisé dans les fêtes de la gamelle et à l’église, et qui était facilement accessible. Adeline trempait le papier crêpé dans de l’eau bouillante, le faisait macérer et ajoutait enfin du sel pour fixer la couleur, afin d’éviter que la couleur du tissu ne se déteigne au lavage des tapis. Margaret se souvient également que sa mère utilisait de la teinture pour colorer ses bandes de tissu, mais uniquement lorsque les clients commandaient des tapis dans des motifs et des couleurs bien précis et qu’ils lui fournissaient les bouts de tissu et la teinture nécessaires à la réalisation du projet.
Les femmes métisses vendaient leurs tapis à leurs voisins et aux familles agricoles des environs, souvent pour trois ou quatre dollars l’unité, ou les échangeaient contre des aliments comme du beurre, des œufs ou de la viande que les familles métisses ne produisaient pas elles-mêmes12. Ces ventes leur permettaient de gagner de précieux revenus et de nourrir des familles affamées. Les trois ou quatre dollars que rapportait un tapis représentaient beaucoup d’argent; selon Desjarlais, « à l’époque, cinq dollars suffisaient pour nourrir une famille de quatre personnes pendant au moins une semaine13 ». Joseph Moran, également originaire de la vallée de la Qu’Appelle, se souvient que les tapis faits main de sa mère lui permettaient de procurer un revenu à la famille, souvent son seul gagne-pain14. Il décrit son esprit d’entreprise et sa détermination à vendre ses tapis. Pendant de nombreuses années, elle prenait le train de Lebret à Regina (une distance d’environ 80 kilomètres / 50 miles), où elle vendait ses tapis en échange de vêtements ou d’argent. Son commerce était assez prospère et elle finit par attirer l’attention des forces de l’ordre locales. Cette attention était peut-être due au fait qu’elle vendait ses marchandises sans le permis requis ou sans établissement commercial officiel, ou encore parce qu’elle était autochtone. L’attention qu’elle attira, estime Moran, l’obligea à se faire discrète dans la conduite de ses affaires et à éviter l’œil vigilant des autorités. Mme Moran était de toute évidence déterminée à subvenir aux besoins de sa famille en dépit des difficultés qu’elle a pu rencontrer, voire d’une éventuelle confrontation avec la loi. Elle agissait par nécessité, jouant un rôle économique que ne pouvait assumer son mari aveugle. À titre de seules ou principales soutien de famille, les femmes comme Mme Moran illustrent bien les efforts que déployèrent les Métisses afin d’élaborer les stratégies nécessaires aux besoins essentiels de leur famille.
Dans la famille de Margaret, sa mère Adeline et sa tante Florence n’étaient pas les seules à fabriquer des tapis. Cet art était pratiqué dans les familles élargies et transmis aux femmes plus jeunes au sein de leurs réseaux de parenté. La grand-mère paternelle de Margaret, Vitaline Cardinal, fabriquait des tapis au crochet, tout comme les sœurs de Vitaline, La Rose et Octavie. Dans une entrevue d’histoire orale réalisée par l’Institut Gabriel Dumont, Joséphine Tarr se souvient qu’Emma Amyotte, la belle-fille d’Octavie Cardinal, travaillait fort pour subvenir aux besoins de sa famille en confectionnant et en vendant des tapis tressés ou au crochet, ainsi qu’en cueillant et en vendant des baies15. Elle a pu même gagner suffisamment d’argent, grâce à ses ventes, pour s’acheter une vache laitière. Les femmes provenant des deux côtés de la famille de Margaret fabriquaient des tapis, et faisaient partie d’un réseau interrelié de femmes métisses rompues à ce travail. Il est fort probable que de nombreuses autres femmes, même au sein de cette famille, fabriquaient et vendaient également des tapis au crochet.
Le système de famille élargie à l’intérieur duquel ces femmes confectionnaient leurs tapis s’est transposé en territoires de vente informels. Le grand-père paternel de Margaret, Josué Pelletier, vendait les tapis de sa femme Vitaline Cardinal. Josué, se souvient Margaret, était un colporteur de poisson qui vendait aussi des baies et des tapis dans toute la vallée. Il parlait peu l’anglais, utilisant surtout le cri ou le michif, mais il savait quelles familles de fermiers étaient susceptibles d’acheter ses marchandises. Il vendait les tapis de Vitaline depuis la communauté de la réserve routière du lac Katepwa jusqu’au sud de la vallée, puis hors de la vallée jusqu’à Indian Head, où lui et Vitaline faisaient des affaires. La famille considérait ce territoire comme le sien, tandis que le côté nord de la vallée, vers Abernethy, était celui où les parents de Margaret, Alfred et Adeline, ainsi que son oncle Michel et sa tante Cora, faisaient leurs affaires, vendant pour l’essentiel les tapis d’Adeline. Le fait de se trouver de part et d’autre de la vallée permettait à la famille de couvrir un large territoire et d’éviter que ses ventes ne se chevauchent. De même, Florence, la sœur d’Adeline, vendait ses tapis en commençant par le sommet de la colline du côté nord, avant de descendre dans la vallée, veillant à ne pas couvrir le même territoire qu’Adeline. Cette stratégie de distribution des tapis métis fabriqués au crochet dans toute la région de la vallée de la Qu’Appelle « afin que leurs motifs ou leurs tapis ne se rencontrent jamais », comme le souligne Margaret, a permis de réduire la concurrence potentielle entre les artisans et maintenir la cohésion familiale16.
De la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, les Métis se sont de plus en plus intégrés à l’économie des colons dans les Prairies. Vivant souvent sur la réserve routière, ils se sont assimilés non pas en tant que propriétaires terriens, mais comme ouvriers agricoles temporaires ou saisonniers. Repérant les possibilités offertes par l’économie des colons, ils vendaient également des baies, du poisson et d’autres produits récoltés dans la nature. Ils vivaient dans une économie de troc complexe au sein de laquelle ils échangeaient leur travail contre des biens, des fournitures et de nombreux aliments dont ils avaient besoin.
Le travail domestique des femmes, ou la vente de produits générés par leur travail, aidait les familles à maintenir leur indépendance économique. Dans la vallée de la Qu’Appelle, de nombreuses femmes métisses, comme la mère, les tantes et les grands-mères de Margaret, commercialisaient ainsi leur savoir-faire traditionnel en matière d’art et de couture que leur avait enseigné leurs mères et leurs grands-mères, dans le but de gagner un revenu d’appoint et de rapporter à la maison la nourriture et les fournitures essentielles. Elles ont tiré parti des possibilités économiques qui s’offraient à elles et, ce faisant, se sont adaptées à l’économie agraire croissante des colons en tenant compte des systèmes familiaux et des formes d’art métis. C’est l’héritage de ces femmes que Margaret porte en elle alors qu’elle continue à pratiquer, préserver et promouvoir cette forme d’art typiquement métisse.
Notes
- 1 Margaret Harrison, entretien avec l’autrice, le 12 février 2010.
- 2 Sherry Farrell Racette, « ‘Sewing Ourselves Together’ : Clothing, Decorative Arts and the Expression of Métis and Halfbreed Identity », thèse de doctorat, Université du Manitoba, 2014.
- 3 Sherry Farrell Racette, « Nimble Fingers and Strong Backs : First Nations and Métis Women in Fur Trade and Rural Economies », dans Carol Williams (dir.), Indigenous Women and Work. From Labor to Activism, Chicago, University of Illinois Press, 2012, p. 148-162; Sherry Farrell Racette, « Sewing for a Living : The Commodification of Métis Women’s Artistic production », dans Katie Pickles et Myra Rutherdale (dir.), Contact Zones : Aboriginal and Settler Women in Canada’s Colonial Past, Vancouver, UBC Press, 2005, p. 17-46.
- 4 Mary Weekes, The Last Buffalo Hunter, Saskatoon, Fifth House Publishers, 1994, 172-173.
- 5 Adeline Pelletier dit Racette, entretien mené par Leah Dorion-Paquin et Anna Flaminio avec Adeline Pelletier dit Racette et Margaret Harrison, 23 et 24 mai 2002, transcription, Virtual Museum of Métis History and Culture, Gabriel Dumont Institute, https://www.metismuseum.ca/media/document.php/05849.Adeline%20Racette.pdf.
- 6 Célina Amyotte Poitras, entretien mené par Sharon Gaddie et Margaret Jefferson avec Agnès Amyotte Fisher and Célina Amyotte Poitras, 3 août 1982, transcription, Virtual Museum of Métis History and Culture, Gabriel Dumont Institute, https://www.metismuseum.ca/media/document.php/01010.Fisher,%20Agnes%20(S.%20Gladdie%20)10.05.2021.pdf.
- 7 Bob Desjarlais, entretien mené par Leah Dorion-Paquin et Cheryl Troupe, 3 juillet 2002, transcription, Virtual Museum of Métis History and Culture, Gabriel Dumont Institute, https://www.metismuseum.ca/media/document.php/05848.Bob%20Desjarlais%20two.pdf.
- 8 Desjarlais, entretien.
- 9 Pour un article complet sur les origines de la fabrication de tapis au crochet, voir Sharon M. H. MacDonald, « ‘As the Locusts in Egypt Gathered Crops’ : Hooked Mat Mania and Cross-Border Shopping in the Early Twentieth Century », Material History Review 54, no 3, 2001, p. 58-70.
- 10 Isaac Cowie, The Company of Adventurers : A Narrative of Seven Years in the Service of the Hudson’s Bay Company During 1867-1874, Lincoln, University of Nebraska Press, 1993, p. 381.
- 11 Joseph Moran, entretien mené par Sharon Gaddie, 22 août 1983, transcription, Virtual Museum of Métis History and Culture, Gabriel Dumont Institute, https://www.metismuseum.ca/media/document.php/00992.Moran,%20Joe%20(Sharon%20Gaddie).pdf; Bob Desjarlais, entretien, 6 et 7 décembre 2003; Bob Desjarlais, entretien mené par Cheryl Troupe et Calvin Racette, 15 mai 2002, transcription, Virtual Museum of Métis History and Culture, Gabriel Dumont Institute, https://www.metismuseum.ca/media/document.php/05847.Bob%20Desjarlais.pdf; Bob Desjarlais, entretien, 3 juillet 2002; Margaret Harrison et Adeline Pelletier dit Racette, entretien, les 23 et 24 mai 2002; Margaret Harrison, entretien, 24 février 2014; Margaret Harrison, entretien, 9 juillet 2014.
- 12 Entretien avec Margaret Harrison et Adeline Pelletier dit Racette, les 23 et 24 mai 2002; Margaret Harrison, entretien, 24 février 2014.
- 13 Desjarlais, entretien, 15 mai 2002.
- 14 Moran, entretien, 22 août 1983.
- 15 Josephine Tarr, entretien mené par Victoria Racette, 27 février 1984, transcription, Virtual Museum of Métis History and Culture, Gabriel Dumont Institute, https://www.metismuseum.ca/media/document.php/01025.Tarr,%20Josephine%20M.%20(V.%20Racette).pdf.
- 16 Margaret Harrison, entretien, 9 juillet 2014; entretien avec Margaret Harrison et Adeline Pelletier dit Racette, les 23 et 24 mai 2002.