Evelyn Goodtrack, Dakota Rug, vers 1968 (cat. 16)
3Modernistes marginalisés : Coopératives et arts textiles autochtones en Saskatchewan, 1960-1972
C’était une Autochtone qui explorait le modernisme, cet autre aspect temporel et esthétique. Mais elle était aussi originaire du monde moderne lui-même 1.
En octobre 1969, le magazine Maclean’s a désigné Martha Tawiyaka, une aînée dakota, comme l’une des « Canadiennes à connaître », la déclarant : « la grand-mère indienne, le Moïse de la fabrication de tapis2 ». Dans ce numéro, Martha Tawiyaka est présentée comme « chef spirituelle » d’une coopérative d’artistes de la Première Nation Standing Buffalo, et Lorna Ferguson comme la « femme blanche » qui en a conçu l’idée. À l’instar de la plupart des média qui ont évoqué les tapis de cette nation, l’auteur a souligné l’importance des récits oraux et des motifs traditionnels des Dakotas, tout en qualifiant la fabrication de tapis de novatrice.
Bien que la technique au crochet à clapet utilisée par la Sioux Handcraft Co-operative pour fabriquer ses tapis Ta-hah-sheena ait été introduite en 1967, les femmes autochtones de la vallée de la Qu’Appelle confectionnaient des tapis depuis des décennies, pour la plupart tressés ou crochetés. Précédée par les robes de bison, les peaux peintes, les couvertures de la Baie d’Hudson et celles en peau de lapin tissées au doigt, l’utilisation du tissu par les femmes autochtones s’est accrue au fur et à mesure qu’elles se sont installées dans les agglomérations et dans les réserves. Ce changement est en partie lié à l’effondrement des troupeaux de bisons et à la perte de pouvoir économique et politique qui a suivi la résistance de 1885 et la signature des traités. En ces temps difficiles, la commercialisation des tapis, courtepointes, paniers et mocassins représenta un apport important dans le cycle économique annuel des femmes métisses et des Premières Nations3. Les aiguilles des femmes maintenaient les gens en vie. Les produits de la couture, comme les poissons et les baies, étaient souvent vendus de porte en porte. La fabrication de tapis était une entreprise familiale, et leur commercialisation pouvait être très compétitive.
La caractéristique déterminante de la longévité de la fabrication de tapis crochetés et tressés tient à leur frugalité essentielle, qui repose sur le recyclage de vêtements usagés et d’autres textiles pour en faire des morceaux de tissu. Dans l’« enseignement industriel » destiné aux filles, la frugalité était au cœur du tissage et de la couture. Le Rapport annuel de 1892 du ministère des Affaires indiennes décrit les programmes offerts dans les pensionnats et les externats. Un inspecteur, qui visitait l’école Okanese, a déclaré que les filles étaient « expertes en cardage de laine », tandis que d’autres élèves tricotaient avec de la laine qu’elles venaient de filer. Un « tapis de cheminée en tissu » figurait parmi les objets exposés4. L’école industrielle de Qu’Appelle disposait de salles de couture entièrement équipées, y compris de rouets et de machines à tricoter. Sous le couvert de leur éducation, les filles jouèrent un rôle fondamental dans l’économie de l’école. Elles cousaient et raccommodaient tous les vêtements des élèves et fabriquaient des « paillassons et des tapis de cheminée » à partir de vêtements trop usés pour être utilisés5. La vie entière de chaque vêtement passait par leurs mains.
En 1933, une panoplie de textiles artistiques provenant de quinze pensionnats et externats des Prairies furent exposés à la foire de Regina. À la question « Où trouvent-elles leurs idées? », un journaliste a répondu avec enthousiasme : « Les Indiennes des pensionnats sont des couturières talentueuses … elles connaissent parfaitement les combinaisons de couleurs et maîtrisent très vite les nouveaux points dans les diverses catégories de couture ». L’exposition comprenait des « tapis tissés et crochetés ». Certaines de ces enfants douées sont devenues les femmes adultes de la coopérative de Standing Buffalo. Toutes ses membres, à l’exception peut-être des aînées, avaient été envoyées dans des pensionnats. Dans le récit récurrent de la « disparition de la culture », se trouvait là la raison pour laquelle les filles, récemment rentrées des pensionnats, avaient besoin de soutien pour renouer avec leurs propres traditions esthétiques.
Politique gouvernementale et art des femmes autochtones
Jusqu’en 1951, les peuples autochtones vivant sous la tutelle de la Loi sur les Indiens étaient fortement réglementés et contrôlés. Ils ne pouvaient pas se déplacer sans un laissez-passer octroyé par l’agent des Indiens, et les cérémonies religieuses importantes étaient interdites. Il était illégal de se rassembler, de porter des vêtements traditionnels, de danser, de chanter ou d’embaucher un avocat. Dans chaque réserve, les agents des Indiens avaient le pouvoir de juges de paix. Dans les Prairies, les « danseurs » étaient considérés comme une menace pour les assimilationnistes qui cherchaient à détruire les cultures des Premières Nations. La création de costumes et d’objets cérémoniels – l’âme même de l’expression artistique – était interdite.
Anne Ratt, Mat (cross pattern), vers 1971 (cat. 44).
Anne Ratt, Mat (radiating circle pattern), vers 1971 (cat. 45).
Martha Tawiyaka, Tipi Mat, 1967 (cat. 54).
Theresa Isnana Sr., Rug, 1967 (cat. 24).
Jessie Goodwill, Rug, 1967 (cat. 17).
Nancy Goodpipe, Rug, 1968 (cat. 15).
Florence Maple, Tipi Mat, 1967 (cat. 34).
En 1951, une nouvelle mouture de la Loi sur les Indiens a discrètement supprimé la plupart des articles qui interdisaient les cérémonies et les danses. Ironiquement, après avoir passé quatre-vingts ans à réprimer activement la créativité autochtone, dans les années 1960 le gouvernement fédéral a déploré la perte du savoir traditionnel et le déclin des arts culturels. En 1965, le ministère des Affaires indiennes créa une section des affaires culturelles6. Cette nouvelle section s’est surtout employée à monter des expositions spéciales et des projets liés aux arts et à la culture des Premières Nations, dans le cadre du centenaire de la Confédération qui approchait. Au même moment, le gouvernement de la Fédération du Commonwealth coopératif (FCC), en Saskatchewan, lança un programme de développement coopératif dans le nord de la pro-vince7. Sur le modèle de la FCC, le Northern Handicraft Co-operative Centre à La Ronge fut créé en 1960 pour remplacer le système des postes de traite8. Le Conseil des arts de la Saskatchewan collabora avec le ministère des Coopératives pour fournir conseil et soutien. En 1962, ces efforts favorisèrent l’inclusion d’artistes du Nord dans une exposition de la Guilde canadienne de l’artisanat en Italie9.
Les tapis en fourrure de lapin d’Anne Ratt (cat. 44 et 45) ont été créés dans ce contexte. Il s’agissait peut-être d’un « produit d’essai » commercialisé par le Northern Handicraft Centre à La Ronge. Le petit format du tapis a été conçu pour plaire aux touristes ou à un marché du Sud, mais la technique et le savoir-faire étaient ceux d’anciens Cris du Nord. Les couvertures et les parkas étaient tissés au doigt à partir de morceaux de fourrure de lapin découpés dans des peaux individuelles et séchés pour former une corde recouverte de fourrure. En frottant et en travaillant la corde, on décomposait les fibres de la peau, ce qui laissait une longueur de fourrure souple. Avec un index crochu servant de crochet, les femmes assemblaient la fourrure en boucles pour en faire des vêtements ou des couvertures, selon une technique similaire au crochet. Les vêtements étaient légers et chauds, le tissage ouvert permettant à la chaleur et à l’humidité de s’échapper. En utilisant la même technique, Anne Ratt a tissé des bandes de fourrure aux couleurs alternées pour créer des motifs. Le consommateur moyen n’a peut-être pas apprécié à sa juste valeur le processus de fabrication de ces petits tapis moelleux, ce qui peut expliquer le faible nombre de pièces produites.
La Sioux Handcraft Co-operative de Standing Buffalo fut érigée en Saskatchewan au moment où le FCC cédait le pouvoir au parti libéral, et ce, pendant une période de restructuration importante au sein du ministère fédéral des Affaires indiennes. Chaque niveau de gouvernement considérait la créativité des Autochtones comme une ressource naturelle inexploitée qui avait le potentiel, si elle était correctement gérée, de remédier aux difficultés économiques. Après s’être prononcé en faveur des coopératives inuites, le gouvernement fédéral a soutenu l’« art esquimau » et en a fait la promotion auprès des collectionneurs. Les deux niveaux de gouvernement progressaient timidement vers l’idée que les hommes des Premières Nations étaient des artistes professionnels. Cependant, dans la vision bureaucratique des arts autochtones, les femmes restaient fermement liées à la production d’artisanat pour un marché touristique bas de gamme. Le projet de fabrication de tapis Ta- hah-sheena se situait entre différentes catégories.
Ta-hah-Sheena : la Sioux Handicraft Co-Operative
L’histoire de la coopérative de Standing Buffalo est née de la rencontre de deux femmes. Martha Tawiyaka était sisseton dakota et descendante du chef Standing Buffalo. Sage-femme et femme-médecin, elle possédait une connaissance approfondie des plantes médicinales. Elle a abandonné ses pratiques médicinales à la suite de sa conversion à l’évangélisme chrétien, mais son savoir dakota était profond, qu’elle l’ait mis en pratique ou non10.
Lorna Bell Ferguson a vécu pendant une courte période à Standing Buffalo, aux côtés de son mari John Ferguson, un enseignant chargé des programmes d’éducation des adultes de 1965 à 1967. Le déplacement de la famille à Standing Buffalo en septembre 1965, depuis Fort Vermilion en Alberta, avait été motivé par l’admission de John Ferguson à l’Université de la Saskatchewan (campus de Regina) et l’offre d’enseignement d’une classe d’éducation des adultes à Standing Buffalo, dans le cadre d’un projet pilote à l’échelle nationale. Le poste s’accompagnait d’une résidence pour enseignant, situation idéale pour un père de famille sans cesse croissante. En 1966, le programme d’éducation des adultes de Standing Buffalo s’avéra le seul projet pilote réussi au pays11. Ferguson forma ensuite un comité consultatif communautaire et commença à offrir divers types de formation, avant que son poste ne soit supprimé l’année suivante12. La famille déménagea à Regina en 1969, où Lorna créa et dirigea la première garderie de l’université13.
Dans les rapports des médias et la documentation promotionnelle, on attribue à « Mme Ferguson » le mérite d’avoir « conçu et lancé » le projet de Standing Buffalo. On a suggéré qu’elle a voyagé pour mener des recherches artistiques approfondies, mais avec trois enfants en bas âge et des finances chroniquement précaires, cela paraît peu probable14. Elle a cependant noué une solide amitié avec Martha Tawiyaka et a étudié les traditions visuelles dakotas. Elle a été porte-parole de la coopérative et a exercé les fonctions de « conseillère et de consultante en marketing » de 1967 à 1968.
Le premier cours de fabrication de tapis au crochet à clapet, d’une durée de deux semaines, a coïncidé avec le programme de formation de John Ferguson. Comment Lorna Ferguson a-t-elle acquis les compétences nécessaires pour enseigner et comment a-t-elle découvert que la production de tapis et de tapisseries pouvait être un projet viable? Cela reste une énigme. Les cours étaient offerts à la maison des Ferguson au prix de cinq dollars par participant, avec la possibilité d’en déduire le coût des produits de la vente des tapis15. Divisant les vingt participantes en groupe du matin et de l’après-midi, Ferguson a enseigné à dix femmes à la fois en adoptant une stratégie de « table de cuisine », qu’elle a ensuite reprise dans son travail d’alphabétisation16. Les membres adhéraient à la coopérative moyennant une cotisation de deux dollars, les matériaux étaient fournis et d’autres fournitures étaient distribuées sur présentation d’un tapis achevé. La technique de fabrication des tapis au crochet à clapet exigeait beaucoup de travail, le Saskatoon Star-Phoenix rapportant que « chaque pied carré contient 1 600 nœuds faits à la main qui nécessitent trois heures ou plus pour être exécutés17 ». Le projet a toujours été qualifié d’ « industrie de partage des profits », mais le mode de rémunération et de vente « au pied carré » contraignait les artistes à ne gagner qu’un dollar de l’heure, soit un peu moins que le salaire minimum de la Saskatchewan, et seulement si le tapis se vendait18.
Ferguson s’est montrée habile pour attirer l’attention des médias sur le nouveau groupe. Un communiqué de presse fut initialement diffusé dans tout le pays avec le titre « Les Sioux fabriquent des tapis », et plus correctement intitulé dans The Indian Record « La coopérative des Sioux est lancée ». Puisque quelques années seulement venaient de s’écouler depuis la levée des restrictions sur les déplacements des Premières Nations, le racisme et le malaise social demeuraient des réalités importantes. Le rôle de porte-parole de Ferguson et sa stratégie consistant à demander conseil à des aînées se sont révélés efficaces. Elle fit appel à des femmes influentes qui, à l’époque, étaient les défenseurs des arts les plus dynamiques dans l’Ouest canadien19. Grâce à un réseau de soutien et d’influence, Ferguson a organisé des présentations et des expositions dans des lieux publics, notamment des édifices gouvernementaux, des galeries d’art, à la Maison de la Saskatchewan, à Londres et au Musée de l’Homme, à Paris.
Tióšpaye, grammaire visuelle et abstraction féminine
Bien que la Sioux Handcraft Co-operative ait été fondée sur un modèle coopératif occidental, le rôle clé des aînées a été déterminant pour son succès. Les cinq « consultantes en design » apportaient un soutien esthétique et culturel aux jeunes artistes. Martha Tawiyaka (cat. 54) est le plus souvent citée, mais Jessie Goodwill (cat. 17), Mary Lasuisse (née en 1890), Lucy Yuzicapi (née en 1891) et Marina Goodfeather (née en 1901) ont toutes apporté une contribution importante. La subvention initiale prévoyait une rémunération modeste pour leur participation. Les conseillères ont collaboré activement au processus de création des motifs et ont même fabriqué des tapis.
En parcourant la liste des membres de la coopérative, on constate que la parenté a été un facteur déterminant. L’importance de la kunsi ou grand-mère est évidente. Il s’agit peut-être d’une interprétation excessive, mais la coopérative semble avoir concordé avec le tióšpaye dakota, un réseau complexe de familles élargies centrées sur les femmes. Les artistes étaient souvent des sœurs, des tantes, des cousines et des belles-sœurs. Ces relations renforçaient la capacité et l’aisance des aînées-conseillères à transmettre leur savoir aux plus jeunes.
Dès le départ, le récit dakota/lakota a été privilégié. Les tapis étaient évalués à « trois dollars par pied carré pour les motifs ordinaires et à cinq dollars par pied carré pour les motifs narratifs20 ». Bien que Lorna Ferguson semble avoir été une élève enthousiaste et respectueuse, la représentation publique du « récit narratif » Ta-hah-sheena s’avéra plutôt romantique et simpliste.
Les membres de la Première Nation Standing Buffafo sont les descendants de plusieurs grandes bandes Sisseton Dakota et Teton Lakota qui se sont déplacées vers le nord dans les années 186021. L’imagerie dakota et lakota repose sur un système de motifs de base. Selon Sadie Red Wing, designer lakota, « toute la grammaire visuelle lakota tire son origine dans la ligne, le triangle et le carré22 ». Chaque motif de base du vocabulaire est une unité reconnaissable, mais comme les lettres de l’alphabet, un sens n’est créé que lorsque les motifs sont combinés. Un motif unique peut avoir un sens littéral, mais des sens plus complexes peuvent aussi être créés par des regroupements, la composition et le contexte. Les sens étaient souvent transmis par les familles et pouvaient varier de manière significative. Les motifs de « plumes » (s’ils étaient regroupés) pouvaient représenter un tourbillon de vent, une coiffe de plumes ou un souffle de vie23. Le triangle, qui représente souvent un tipi, est bien plus qu’un abri. Un tipi peut symboliser une maison, un portail ou une section dans un cercle de campement (cat. 24). Différentes configurations de triangles peuvent évoquer des montagnes et des collines.
Un motif peut être un outil mnémonique pour un récit complet. L’un des récits de Martha Tawiyaka était représenté par un squelette de poisson stylisé. Le motif de tourbillon peut symboliser un phénomène naturel ou un personnage d’un récit fondateur qui organise le monde. Les étoiles, y compris les étoiles du matin et du soir qui sont au cœur de la cosmologie dakota et lakota, figurent fréquemment sur les tapis Ta-hah- sheena. Les étoiles étaient des êtres célestes, des guides pour les habitants de la terre et leurs mouvements reflétaient les cycles annuels24. Le motif souvent qualifié de « sablier », qui n’est manifestement pas un terme Dakota ou Lakota, est d’une grande importance. Le kapemni représente des cônes, des tipis cosmiques, les mondes du ciel et de la terre qui se touchent et s’alignent, le triangle du bas représentant la terre et celui du haut le ciel, l’énergie étant échangée au sommet25.
L’interprétation reposait sur l’intersection des connaissances du spectateur, de l’imagination du créateur et de la fonction de l’objet. Malgré des études approfondies, la plupart des historiens de l’art sont prudents quant à l’interprétation de l’art dakota/lakota, du fait de ses variations et du rôle de l’expression individuelle. Les artistes (en général) sont réticents à donner des explications en raison des protocoles ou du risque d’appropriation ou d’utilisation abusive. Au sein du collectif d’artistes lui-même, l’imagerie était ouverte et accessible. Des photographies de l’espace de travail de Standing Buffalo montrent des dessins de référence fixés au mur. La conversion chrétienne et l’éloignement de leur territoire d’origine, au sud, en ont peut-être modifié le sens, mais James Howard, qui a passé du temps en compagnie de Martha Tawiyaka et d’autres personnes pendant cette période, a remarqué que les « Sioux » du nord avaient conservé le savoir qu’avaient perdu leurs parents du sud. Cependant, malgré la profondeur potentielle du savoir contenu dans l’imagerie, l’accent placé sur la lecture littérale du sens symbolique semble indiquer une rigidité répétitive et ignore des facteurs clés de la pratique esthétique féminine : la créativité et l’abstraction.
Artiste Sicangu Lakota, Robe, vers 1870, peau de bison et perles de verre, 240 cm x 182,9 cm. Musée d’art de Denver : fonds d’acquisition d’œuvres autochtones, 1948.144 Photographie @ Denver Art Museum.
Artiste Oceti Sakowin, Dakota Parflesh Bag, vers 1900, 21 cm x 33,7 cm x 2 cm. Collection et photographie : Minnesota Historical Society, 9859.16.
Les femmes et les hommes avaient des rôles distincts, mais équilibrés, dans tous les aspects de la vie, y compris l’esthétique. Les hommes peignaient des récits séquentiels dans des arrangements d’images pictographiques. Les femmes travaillaient avec des couleurs et un langage géométrique audacieux. Le ta-hah-sheena, la robe ornée qui a donné son nom aux tapis de la coopérative, est un parfait exemple de cette dichotomie. Les robes créées par les hommes étaient couvertes de récits pictographiques relatant des événements importants de leur vie, alors que celles des femmes étaient géométriques. Elles pouvaient être peintes, piquées ou perlées. Les motifs pouvaient être genrés, certains attribués aux hommes, d’autres aux femmes26. Les motifs naissaient dans le rêve et l’imagination, ils étaient inventés et modifiés en fonction de l’usage de l’objet. Dans le cadre d’un vocabulaire géométrique déterminé, les femmes ont fait preuve d’une créativité illimitée. Celle-ci n’était réduite que si une fonction particulière exigeait une imagerie ou des couleurs précises, et même en ce cas, on pouvait exprimer des variations subtiles.
Les descriptions des répertoires de Ta-hah-sheena font souvent mention de sacs en parflèche et d’autres récipients en cuir cru. La peinture sur cuir cru était une pratique féminine, un lieu d’excellence et d’innovation27. Parmi les centaines de récipients en parflèche peints qui subsistent, il n’y en a pas deux identiques. De la même manière, en 1969, la coopérative avait produit 182 motifs uniques, en travaillant avec la même grammaire universelle. Comme l’a si bien dit l’artiste kiowa Terri Greeves, les « femmes étaient occupées à abstraire le monde28 ».
Fabrication et commercialisation
Lorsque la coopérative a été invitée au prestigieux New York Gift Show en 1968, le Leader Post de Regina a relaté le départ de ses membres en publiant une photo de Joyce Ryder, souriante et portant des mocassins perlés alors qu’elle montait à bord d’un avion avec Lorna Ferguson29. L’article expliquait aux lecteurs que la coopérative était passée de douze à quarante-huit membres, dont l’âge variait entre 18 et 92 ans. Standing Buffalo, le documentaire prochainement lancé par l’Office national du film, y était également mentionné.
Au cours de sa première année d’activité, la coopérative produisit quatre-vingt-cinq tapis et tapisseries30. La deuxième année de son existence fut marquée par le New York Gift show, par la sortie du documentaire de l’ONF, ainsi que par sa participation à une exposition d’artisanat canadien qui a fait le tour de l’Europe, du Japon et de l’Australie.
Malgré cette promesse, les tapis Ta-hah-sheena n’ont jamais été pleinement intégrés au programme d’art et d’artisanat du ministère des Affaires indiennes. Les rapports annuels 1967-1970 du ministère des Affaires indiennes ne mentionnent pas la coopérative de Standing Buffalo, même si le gouvernement fédéral avait acheté les tapis qui furent exposés lors de la tournée de l’exposition sur l’artisanat canadien (actuellement conservés dans la collection du Centre d’art autochtone de Gatineau).
Le Indian News a rapporté que « l’exposition la plus productive à ce jour a eu lieu à la galerie d’art Lippel à Montréal. Celle-ci a été montée par Mlle Alanis Obomsawin de la tribu indienne des Abénaquis, près de Montréal31 ».
Joan Ryder et Lorna Ferguson partent pour New York pour montrer et exposer les tapis au New York Gift show. À l’extrême droite se trouve Mme W. Brass qui partait ce même jour pour assister à une réunion des Affaires indiennes à Toronto. Annonce publiée dans The Leader-Post (Regina, Saskatchewan), une division de Postmedia Network Inc. « Rugs shown in New York », 20 août 1968, p. 10.
Florence Maple, Rug, 1969 (cat. 33).
Rose Buffalo, Ta-Hah ‘ Sheena, 1968 (cat. 7)
Yvonne Yuzicappi, Rug, 1968 (cat. 61)
Florence Ryder, Untitled (pink ground), s.d. (cat. 49).
Les aspirations de la coopérative, qui visait à être acceptée sur le marché de l’art ou du moins par les décorateurs avisés, n’ont jamais été pleinement satisfaites. Malgré une subvention de la « Division de la formation professionnelle et spéciale » du ministère des Affaires indiennes, son financement sporadique provenait en grande partie du ministère provincial des Coopératives et du Conseil des arts de la Saskatchewan32. En 1968, lorsqu’un prêt promis par le ministère des Affaires indiennes lui a été refusé, Lorna Ferguson a révélé la fragilité financière de la coopérative : « Il s’agit vraiment d’une entreprise de fortune qui ne dispose pas d’un capital suffisant… Nous n’avons jamais pu maintenir une production continue33 ». À la fin de 1969, le mariage de Ferguson a pris fin et elle est retournée à Fort Vermilion avec ses enfants. La coopérative poursuivit ses activités, avec le soutien du Conseil des arts de la Saskatchewan pour la promotion et la commercialisation, mais le nombre d’artistes actifs diminua.
Malgré cela, les réalisations les plus importantes des artistes Ta-hah-sheena eurent lieu au cours de ces dernières années. En 1968, l’artiste et conservateur seneca Tom Hill fut nommé directeur de la Section des affaires culturelles du ministère des Affaires indiennes et du Nord. Les femmes n’avaient pas été incluses dans le pavillon des Indiens du Canada à l’Expo 67 de Montréal, mais Hill proposa les œuvres de deux femmes pour l’Expo 70 d’Osaka, au Japon : un service à thé de la potière mohawk Elda Smith et une tapisserie de Bernice Bear. Les œuvres étaient destinées à la salle de découverte du pavillon canadien.
Leur choix avait été fondé sur « le statut qu’elles ont atteint dans le monde de l’art canadien et sur leur capacité à représenter de manière optimale l’art autochtone canadien34 ». La composition et la palette de couleurs de Bernice Bear ont été décrites comme « un exemple classique du sens de la symétrie et de la couleur propre aux Indiens du Canada ». Le tapis sans titre de Bear peut être repéré dans la collection du Centre d’art autochtone grâce à une photographie prise par les média et à une description plutôt indifférente figurant dans un répertoire de Ta-hah-sheena : « des motifs sans signification (à l’exception des pointes de flèche en silex) purement décoratifs35 ». Pour Hill, cependant, Bear – alors âgé de 22 ans – qui travaillait dans la couleur pure et l’abstraction, représentait la nouvelle génération d’artistes autochtones.
Deux grandes tapisseries au crochet à clapet avaient été commandées par l’Université de la Saskatchewan (campus de Regina), où elles ont été exposées dans des lieux publics. Trois motifs soumis par Marge (Marjorie) Yuzicappi (cat. 60), Martha Tawiyaka et Bernice Runns furent choisis, leur exécution étant le fruit d’un effort de collaboration avec des membres de la coopérative (souvent des membres de la famille) travaillant de concert. Les motifs géométriques sont à la fois subtils et dynamiques et servent l’objectif ancien d’embellir un espace commun partagé.
En 1972, Lorraine Yuzicappi, présidente de la coopérative, informa un client que Marge Yuzicappi avait un tapis presque terminé, mais que « Margaret Ryder et ses filles sont les seules à souhaiter fabriquer de grands tapis à l’heure actuelle36 ». Or le processus requérant un travail intensif, sa faible rémunération et le coût des matériaux constituaient des défis chroniques qui, conjugués aux déplacements et aux changements de vie des principaux membres, ont conduit à la lente disparation des tapis Ta-hah-sheena.
Mais leur influence se fait toujours sentir. Malgré sa petite taille, le peuple Standing Buffalo est l’une des Premières Nations les plus dynamiques sur le plan artistique dans l’Ouest canadien. Les femmes se sont tournées vers le perlage et les couvertures étoilées, des formes d’art qui ont une signification profonde et une pertinence immédiate pour leur famille et leur communauté. Plutôt que d’essayer de répondre aux intérêts changeants d’un marché extérieur, elles ont focalisé leur attention vers l’intérieur.
Une nouvelle artiste textile émergea dans les années 1970. Florence Ryder, enfant au temps de la coopérative, avait appris à confectionner des tapis auprès de sa mère, Élizabeth Ryder. Artiste très prolifique, Ryder est revenue au tapis crocheté abordable, un mode d’expression plus durable. Influencée par l’esthétique Ta-hah- sheena (cat. 48 et 49), Ryder a été très prisée des collectionneurs. Elle a présenté une exposition individuelle, Florence Ryder : Hooked Rugs, en 1989 à la Dunlop Art Gallery de Regina et a participé aux expositions collectives contemporaines de la galerie Indian Summer en 1990 et Here and Now en 1999.
Il est important de comprendre les structures qui ont limité les femmes artistes autochtones de cette époque afin d’apprécier véritablement l’importance de leur travail. La tentative d’inclusion dans le paysage politique canadien n’était amorcé que depuis six ans lorsque les femmes de Standing Buffalo entreprirent de s’organiser, et cela, des décennies avant l’inclusion des artistes autochtones dans les voies de financement des arts. La structure coopérative, seule source de financement disponible, avait cependant mis l’accent sur la répartition des profits et la création d’emplois. Elle reflétait ainsi l’attitude répandue des gouvernements qui considéraient l’art autochtone uniquement sous l’angle économique. Il s’agissait d’un véhicule tout à fait inapproprié pour un collectif d’artistes cherchant à s’intégrer dans le domaine de la création artistique. Les tapis Ta-hah-sheena, reposant sur un travail intensif au gré d’un processus créatif intergénérationnel, symbolisèrent le refus d’accepter le créneau offert aux fabricants ou fournisseurs d’un marché touristique bas de gamme. Il s’agissait d’une entreprise audacieuse et courageuse, comme en témoigne la puissance visuelle durable de leur travail.
Notes
- 1 Philip Deloria, Becoming Mary Sully : Toward an American Indian Abstract, Seattle, WA, University of Washington Press, 2019, p. 21. Note de l’auteur : Cet essai a débuté par une étude dirigée des tapis Ta-hah-sheena de la collection permanente de SK Arts avec Larissa Ketchimonia et Bailey Monsebroten, étudiantes diplômées en média, art et performance (MAP) de l’Université de Regina, étude qui nous a conduites à rechercher l’emplacement des tapis qui ont survécu.
- 2 « Canadians You Should Know », MacLean’s Magazine, 1er octobre 1969, p. 97.
- 3 Voir l’entretien avec Samuel Buffalo, IH-115, 30 août 1977; entretien avec Joe Moran, IH-SD.104, 22 août 1983, Saskatchewan Archives Board. Transcriptions disponibles sur oUR Space, University of Regina Archives and Special Collection, https://ourspace.uregina.ca/.
- 4 Annual Report of the Department of Indian Affairs for the Year 1892, Ottawa, Services gouvernementaux, 1893, p. 244.
- 5 Ibid., p. 177 et p. 178.
- 6 Pour une discussion sur la Section culturelle, voir Barry Ace, « Reactive Intermediates : Aboriginal Art, Politics, and Resonance of the 1960s and 1970s », dans Michelle LaVallée (dir.), 7 : Professional Indian Artists, Inc., Regina, MacKenzie Art Gallery, 2014, 200-204.
- 7 Voir David M. Quiring, CCF Colonialism in Northern Saskatchewan : Battling Parish Priests, Bootleggers, and Fur Sharks, Vancouver, UBC Press, 2004.
- 8 « Indian Handicraft Sold at Cooperative Centre », Leader Post (Regina), 18 juin 1960, p. 15.
- 9 « European Markets for Indian Crafts », Leader Post (Regina), 2 février 1962, p. 7.
- 10 Martha Tawiyaka a raconté à James Howard qu’elle avait enterré ses médicaments et abandonné sa pratique dans James Howard, The Canadian Sioux, Lincoln, NE, University of Nebraska Press, 1984, p. 48.
- 11 « 12 Indians Receive Diplomas as Education Course Finishes », Leader Post (Regina), 5 mars 1966, p. 1.
- 12 Ferguson a annoncé la perte de son emploi lors d’une conférence de l’Église unie à Regina : « Indian Worker Losing Position : Job being abolished », Leader Post (Regina), 1er juin 1967.
- 13 « Day Care Centre Seeks Quarters », Leader Post (Regina), 6 novembre 1969, p. 4.
- 14 Deux de leurs fils sont devenus auteurs, décrivant le courage de leur mère tout au long de leurs mésaventures familiales dans Ian Ferguson, Village of the Small Houses : A Memoir of Sorts, Vancouver, Douglas & McIntyre, 2003, et Will Ferguson, Beauty Tips from Moose Jaw, Toronto, Knopf Canada, 2010.
- 15 Dear – de Lorna Ferguson (non signé), Sioux Handicraft Industry, Fort Qu’Appelle, Saskatchewan, 26 juillet 1967, dossier de recherche Ta-Hah-Sheena, dossier 23, archives de la Dunlop Art Gallery.
- 16 Lorna Bell était surnommée la « grand-mère de l’alphabétisation » et on lui attribuait le lancement de l’alphabétisation en Alberta. Voir Deborah Morgan, Opening Doors : Thoughts and Experiences of Community Literacy Workers in Alberta, Camrose, Augustana University College and Alberta Association of Adult Literacy, 1992, p. 99.
- 17 « Tapestries Feature Sioux Designs », Star-Phoenix (Saskatoon), 28 mars 1968, p. 6.
- 18 Une demande de subvention décrivait le coût par pied carré comme étant de 6 $, et le prix de vente comme étant 9 $ le pied carré.
- 19 Voir Ann Whitelaw, « Professional/Volunteer : Women at the Edmonton Art Gallery, 1923-70 », dans Kristina Huneault et Janice Anderson (dir.), Rethinking Professionalism : Women and Art in Canada, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2012, p. 357-390.
- 20 Lorna Ferguson, Soumission concernant les fabricants de tapis de tipi (Proposition de fabrication de tapis dans l’industrie artisanale), s.d., dossier de recherche Ta-Hah-Sheena, dossier 15, archives de la Dunlop Art Gallery.
- 21 Martha Tawiyaka a été l’une des principales sources d’information de James H. Howard lors de son travail sur le terrain dans les années 1970: James H. Howard, The Canadian Sioux, Lincoln, NE, University of Nebraska Press, 1984.
- 22 Sadie Red Wing, « Learning the Traditional Lakota Visual Language Through Shape Play », mémoire de maîtrise, North Carolina State University, 2016, p. 31.
- 23 Carrie Lyford, Quill and Beadwork of the Western Sioux, réimpression de la version originale de 1940, Boulder, CO, Johnson Publishing Co., 1979, p. 74 et p. 77.
- 24 Sinte Gleska College, Lakota Star Knowledge: Studies in Lakota Stellar Theology, Rosebud, SK, Sinte Gleska College Publishing, 1990.
- 25 Julie A. Rice-Rollins, « The Cartographic Heritage of the Lakota Sioux », Cartographic Perspectives 48, printemps 2004, p. 43.
- 26 Ibid., p. 78.
- 27 American Meredith, « Parfleches : How Native Women Pushed the Envelope of Abstraction », First American Art Magazine 26, printemps 2020, p. 34–39.
- 28 Teri Greeves, « Women Were Busy Abstracting the World », dans Jill Ahlberg Yohe and Teri Greeves (dir.), Hearts of Our People : Native Women Artists, Minneapolis, MN, Minneapolis Institute of Art in association with the University of Washington Press, 2019, p. 101.
- 29 « Rugs shown in New York », Leader Post (Regina), 20 août 1968, p. 10.
- 30 « Handcraft group meets : Bylaws approved », Leader Post (Regina), 16 janvier 1968, p. 10.
- 31 « Tah-hah-sheena », Indian News 12, no 1, avril 1969, p. 6.
- 32 L’article fait état de ventes d’une valeur de deux millions de dollars, mais il doit s’agir d’une erreur.
- 33 « Native co-op’s hopes dashed by refusal », Leader Post (Regina), 6 septembre 1968, p. 11.
- 34 « Canadian Indian Art Forms at Expo ’70 », The Indian News 12, no 8, novembre 1969, p. 7.
- 35 Tapis no 68031C, Bernice Bear, Répertoires et listes de tapis, Dossier de recherche Dunlop Ta-hah-sheena, dossier 35.
- 36 Mme Lorraine Yuzicappi à Mme Collins, Fort Qu’Appelle, Saskatchewan, 16 mai 1972, Dossier de recherche Dunlop Ta-hah-sheena, dossier 30, Archives Dunlop Art Gallery.