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Prairies entrelacées: 8Le tissage à l’horizon : Rencontres avec l’art textile dans les Prairies canadiennes

Prairies entrelacées
8Le tissage à l’horizon : Rencontres avec l’art textile dans les Prairies canadiennes
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table of contents
  1. Front matter
    1. Half Title Page
    2. Art in Profile series
    3. Title Page
    4. Copyright Page
    5. Contents
    6. Message de la Ministre
    7. Remerciements
    8. Itinéraire de l’exposition
    9. 1 Introduction à Prairies entrelacées : Retrouver les « modernismes perdus »
  2. Section 1 : Recouvrer les histoires
    1. 2. Reculez – Il n’y a rien à voir – Circulez
    2. 3. Modernistes marginalisés : Coopératives et arts textiles autochtones en Saskatchewan, 1960-1972
    3. 4. Histoires métisses et travail artistique des femmes dans Margaret’s Rug de Margaret Pelletier Harrison
    4. 5. Le don du temps, le don de la liberté : Le tissage et les arts textiles au Banff Centre
    5. 6. Espaces vivants et habitables : Les textiles et l’architecture des Prairies
  3. Section 2 : Rencontres contextuelles
    1. 7. Exposition Prairies entrelacées : Rencontres, désirs et défis
    2. 8. Le tissage à l’horizon : Rencontres avec l’art textile dans les Prairies canadiennes
    3. 9. Les corps contextuels : Du berceau à la barricade
    4. 10. Six façons de découvrir Prairies entrelacées
  4. Section 3 : Élargir le cadre
    1. 11. Élargir le cadre du tissage
  5. Listes des œuvres
  6. Contributeurs

Photo : un tapis à motifs orange présentant un poteau au centre de sorte à former un w lâche. Une autre œuvre d’art se trouve à l’arrière-plan, de même que des personnes floues et des portes.

Vue de l’exposition de Prairies entrelacées : Tissage, modernismes et cadre élargi, 1960-2000, Nickle Galleries, 2022.

Premier plan : Carol Little, Furrow, 1976 (cat. 29).

Arrière-plan : Pat Adams, Prairie Sunset, 1983 (cat. 1).

8Le tissage à l’horizon : Rencontres avec l’art textile dans les Prairies canadiennes

par Mackenzie Kelly-Frère

. . . les textiles sont le réceptacle de tant d’idées préconçues, d’émotions, de traditions et d’investissements contradictoires que les gens ne savent souvent pas quelle étiquette leur attribuer. Pourtant, il semble que ce caractère indéfinissable soit de plus en plus considéré comme un espace positif situé entre les étiquettes, autour et au-delà de celles-ci qui normalisent des hiérarchies telles que l’art noble et l’art populaire.

Ann Newdigate1

En ce qui me concerne, les Prairies ont façonné mon tissage et j’ai délibérément ignoré toute autre influence.

Pat Adams2

J’ai appris à tisser au Collège des arts de l’Alberta3 en 1994, un an avant la dernière édition des biennales de la tapisserie à Lausanne. À l’époque, je n’étais que vaguement conscient de l’influence des biennales sur le mouvement de l’art textile et de son rôle dans la « transformation de la tapisserie classique en une nouvelle forme d’expression artistique4 ». Mes professeurs de tissage, Katharine Dickerson et Jane Kidd, nous ont présenté des artistes qui exposaient à Lausanne, nous encourageant à dépasser notre contexte local. Les œuvres de Lenore Tawney, Sheila Hicks et Magdalena Abakanowicz nous ont incités à expérimenter sur le métier et hors métier, à rechercher des matériaux inhabituels et à considérer le tissage comme une forme d’expression personnelle. Nous avons incorporé des techniques de teinture et des approches à forte intensité de processus rendues populaires par des artistes textiles japonais contemporains comme Hiroyuki Shindo, qui a visité le Collège des arts de l’Alberta au milieu des années 1990. En tant qu’étudiant enthousiaste des textiles, j’ai commencé à comprendre que l’art textile avait une portée internationale. Au même moment, j’ai aussi constaté que le réseau d’artistes travaillant sur des supports à base de fibres était petit. Revendiquant un espace sur la ligne du temps de l’art textile comme éternel étudiant du tissage et descendant des colons signataires du Traité no 7, je reconnais l’influence de mes professeurs et, à leur tour, les influences cumulatives de leurs propres mentors et professeurs.

Ces artistes et leur tissage sont au centre de l’exposition Prairies entrelacées : Tissage, modernismes et cadre élargi. Avec eux, je partage un sentiment d’appartenance, ici entre les contreforts des Rocheuses et l’est de l’Alberta, où j’ai grandi. J’éprouve un profond sentiment de déjà-vu en regardant Rapeseed Fields (cat. 25) de Pirkko Karvonen. Ses fils filés à la main sont teints dans des tons d’or et de vert, évoquant les champs cultivés et parfumés que l’on découvre par la fenêtre ouverte d’une voiture en conduisant de Trochu à Drumheller, en Alberta. Comme Pat Adams (cat. 1 et 2) de la Saskatchewan ou Elaine Rounds (cat. 46) du Manitoba, je comprends que la vaste étendue de terrain plat de ce paysage agraire invite à l’abstraction textile, avec une ligne d’horizon aussi plate que la façure5 du tissu tissé à la main qui s’accumule sur le métier. L’horizon est aussi une destination à laquelle on n’arrivera peut-être jamais – une sorte de non-lieu et un site insaisissable pour devenir6. Il s’agit en soi d’une métaphore utile pour examiner les legs entrelacés des tisserands des Prairies canadiennes pendant une période de changements radicaux dans la pratique du tissage. Glenn Adamson affirme que l’artisanat est un horizon qui constitue une « limite conceptuelle active dans la pratique artistique moderne7 ». Les artistes de Prairies entrelacées se sont interrogés sur cette limite conceptuelle tant sur leurs métiers qu’hors métier, tissant à l’horizon où les traditions textiles sont remises en question par des innovations artistiques de forme, de matérialité et de contexte.

Le travail qui a résulté de ce processus offre un témoignage parallèle unique du combat pour la légitimité du monde de l’art mené par les tisserands et les conservateurs qui ont lancé et soutenu le mouvement de l’art textile en Europe et aux États-Unis. Dans son livre String, Felt, Thread : The Hierarchy of Art and Craft in American Art, Elissa Auther replace dans son contexte ce combat qui s’est déroulé dans « trois sphères de pratique… l’art textile, l’art processuel ou postminimaliste et l’art féministe »8. Tout au long de son texte, Auther complexifie le récit du mouvement de l’art textile en mettant en évidence les subjectivités superposées de ses participants. De la même manière, le présent essai se penchera sur le travail de plusieurs artistes de Prairies entrelacées et explorera comment des communautés de pratique du tissage ont abordé la notion de tissage en tant que forme d’art. Cette contribution tentera également d’analyser les contextes communs qui ont influencé les œuvres, notamment les efforts du début du XXe siècle en faveur de la renaissance du tissage à la main, la pression pour la professionnalisation de l’artisanat et le paysage des Prairies lui-même. Bien que de nombreux artistes de cette exposition aient exposé leurs œuvres dans le monde entier, certains de leurs tissages évoquent une sorte de sensibilité issue des Prairies dans laquelle le paysage et l’horizon des Prairies sont liés à diverses subjectivités associées au lieu et à l’identité.

La transformation de la pratique du tissage qui a eu lieu entre 1960 et 2000 est remarquable si l’on considère le chemin parcouru par la revitalisation du tissage à la main en Amérique du Nord, qui privilégiait la préservation des traditions du tissage. Généralement attribuée à Mary Atwater, la renaissance du tissage à la main américain a favorisé les croquis de tissage de l’ère coloniale9 et les textiles utilitaires. Mary les a présentés dans le Shuttlecraft Guild Bulletin, un périodique de tissage auto-édité largement diffusé en Amérique du Nord10. Des décennies plus tard, ces croquis étaient encore utilisés à la Banff School of Fine Arts, où Ethel Henderson de Winnipeg et Mary Sandin d’Edmonton ont enseigné le tissage de 1942 jusqu’au début des années 196011. Tout en enseignant à Banff, les deux tisserandes ont également collaboré à la création de leur propre périodique, Loom Music. Ce périodique a été publié pendant plus de vingt ans et présentait régulièrement ce qui était enseigné à Banff à cette époque. La publication comprenait également des anecdotes sur les activités estivales dans les montagnes ainsi que des motifs qui s’inspiraient des couleurs des lacs glaciaires12. Des conseils et même des croquis des publications antérieures d’Atwater y étaient aussi régulièrement inclus. Le contenu éditorial de Loom Music était sommaire, la plupart des pages étant consacrées à l’éducation du tisserand amateur et comportant des instructions claires et conviviales pour la fabrication d’articles domestiques utiles. Lorsque les autrices de Loom Music ont découvert le tissage d’Anni Albers lors d’une exposition itinérante organisée en 1952 à l’Université de l’Alberta13, elles ont souligné la modernité du tissage comme preuve que le tissage à la main occupe une « place importante dans le monde du textile d’aujourd’hui ». En revanche, il est révélateur que ces professeures aient axé leur rapport sur les aspects techniques des matériaux d’ameublement et de draperie d’Albers, ce qui révèle un parti pris pour l’utilité traditionnelle du tissu14. En effet, il faut examiner de près les écrits et les dossiers d’enseignement de ces tisserandes pour discerner les germes du tissage expérimental qui devait s’affirmer à Banff. Dans les décennies qui ont suivi le passage d’Henderson et de Sandin, l’atelier de tissage de Banff est devenu un lieu générateur de programmes d’artistes textiles en résidence sous la direction de Mariette Rousseau-Vermette, une artiste québécoise qui a lancé le « Fibre Interchange » en 1979, attirant des artistes du monde entier15.

Photo : une petite serviette blanche avec une ligne bleu-gris et deux lignes turquoise plus épaisses sur une table à côté du livre jaune intitulé Loom Music.

Reproduction d’article en lin, Peyto Lake Towel, tissé par Mackenzie Kelly-Frère à partir d’une ébauche et d’instructions parues dans le numéro de novembre 1951 de Loom Music.

Photo noir et blanc d’un homme assis qui regarde le photographe et tend un outil à ce dernier.

F. Douglas Motter, tisserand de Calgary. Photo de Jack De Lorme. Avec la permission de Libraries and Cultural Resources Digital Collections, Université de Calgary, 1954-02 (CU1140342).

L’élaboration de programmes d’enseignement du tissage dans les Prairies canadiennes a eu lieu dans les décennies qui ont suivi la Première Guerre mondiale. Dès les années 1930, le Provincial Institute of Technology and Art de Calgary (qui deviendra plus tard le Collège des arts de l’Alberta16) offrait des cours de tissage dans le cadre de son programme d’art, « à condition que la demande soit suffisante17 ». Le cours de tissage de la Banff School of Fine Arts a été lancé en 1941 par le Département d’extension de l’Université de l’Alberta18. Bien qu’au départ aucun diplôme n’ait été offert pour le programme d’été, il s’agissait sans doute du premier cours de tissage complet offert au Canada – et un cours influent. Alice VanDelinder, une étudiante du programme d’été à Banff, enseigna le tissage au Provincial Institute of Technology and Art de 1948 jusqu’à sa retraite en 196219. L’année suivante, F. Douglas Motter, l’un des artistes de Prairies entrelacées, fut embauché pour enseigner au sein du programme du tout nouveau Collège des arts de l’Alberta 20. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, des guildes, des associations et des ateliers communautaires de tissage ont vu le jour dans les provinces des Prairies21. En 1947, Mary Black, Ethel Henderson et Mary Sandin fondaient la Guild of Canadian Weavers dans le but de rehausser les normes du tissage à la main grâce au nouveau programme d’examens par la poste22. Toutes ces activités visaient au départ des objectifs communs : renforcer les normes techniques du tissage ainsi que la théorie et la réception critique. Ces initiatives ont été encouragées par un mouvement plus large de professionnalisation de l’artisanat d’un bout à l’autre du pays. Dans son livre, Crafting Identity : The Development of Fine Craft in Canada, Sandra Alfoldy note que les « Canadiens ont été fortement influencés par les perspectives modernistes présentées lors de la première Conférence mondiale des artisans [en 1964] et reprises par la revue Craft Horizons de l’American Craft Council23 ». Alors que certains choisissaient de s’aligner sur le monde de l’art, les valeurs clés qui avaient auparavant uni les tisserands, comme la fonction, la finition et l’adaptation aux besoins, étaient directement remises en question par de nouvelles priorités comme l’innovation avec des matériaux inhabituels, l’originalité et, surtout, l’expression artistique. Alfoldy note que de nombreuses personnes ont été exclues de ce nouvel avenir pour l’artisanat. « Souvent, les artisans marginalisés reflétaient des approches de l’artisanat considérées comme dépassées, par exemple, ceux qui pratiquaient et préservaient les savoir-faire traditionnels ou ceux qui évitaient toute classification précise comme les artisans des Premières Nations24 ». La division entre les tisserands ayant une orientation plus traditionnelle et ceux désireux de s’aligner sur l’art textile a fini par donner naissance à deux communautés de pratique distinctes mais semblables : les tisserands dans les guildes et les tisserands dans les écoles d’art. Il s’agit, bien sûr, d’une vaste généralisation. Étant donné la taille de la communauté des tisserands dans les Prairies, les recoupements étaient inévitables. Il n’est pas surprenant, étant donné ce contexte plus restreint, que de nombreux artistes de Prairies entrelacées aient enseigné ou aient été formés par d’autres artistes de l’exposition25. Au-delà des écoles d’art, les ateliers étaient le moyen par lequel la plupart des tisserands apprenaient à tisser. Ils se formaient aussi les uns les autres et assistaient à des conférences organisées par la Handweaver’s Guild of America ou le Conseil mondial de l’artisanat pour suivre les ateliers de tisserands internationaux tels que Lily Bohlin26, Jagoda Buić ou Ritzi Jacobi27.

Pendant cette période, le discours typique tenu par les conservateurs et les critiques (mais non par les tisserands, notons-le bien) fait état d’une rupture où les artistes ont été libérés des contraintes que leur imposaient les traditions du tissage et même leurs propres métiers à tisser. Dans le texte d’accompagnement de l’exposition Wall Hangings au Museum of Modern Art de New-York en 1969, les conservateurs Mildred Constantine et Jack Lenor Larsen évoquent cette nouvelle ère qui offrait aux tisserands la possibilité d’expérimenter « indépendamment le métier à tisser28 ». La vérité est cependant plus complexe. Dans de nombreux cas, les tisserands se sont inspirés d’anciens tissages et de structures traditionnelles. Dans un récent article sur Wall Hangings, Glenn Adamson note que les tisserands « ont adopté des techniques hors métier telles que le nouage, l’enroulement et le tressage, ainsi que des “transformations” ingénieuses du métier à tisser lui-même. Leur but était de trouver de nouveaux termes pour la discipline, ce qui, ironiquement, les a menés vers des techniques délibérément anachroniques. Ils se sont inspirés, par exemple, d’anciens textiles péruviens : le choc de l’ancien29 ». L’œuvre de Katharine Dickerson, West Coast Tree Stump (cat. 11), réalisée en 1972, montre comment les tisserands ont réinterprété les structures de tissage traditionnelles tout en adoptant les stratégies sculpturales de l’art textile. Dickerson a étudié à l’Art Institute of Chicago avec Else Regensteiner, qui avait elle-même été élève de Marli Ehrman et d’Anni Albers30. Elle reconnaît que des artistes, telles que Magdalena Abakanowicz et Claire Zeisler, aient eu une influence initiale sur sa pratique et elle a travaillé pendant un certain temps comme assistante dans l’atelier de Zeisler31. Dickerson a immigré au Canada au début des années 1970 afin de se consacrer au tissage dans un contexte totalement différent. Installée sur l’île de Vancouver, elle a rencontré des tisserands de la nation Salish qui lui ont enseigné les techniques de tressage à brins cordés32. Dans West Coast Tree Stump, Dickerson a utilisé une technique de tressage à brins cordés adaptée de concert avec une structure en flotté couramment utilisée dans les dessus-de-lit tissés au métier par les colons. Les brins cordés font partie intégrante de la structure et maintiennent l’ensemble de la forme, tandis que le flotté ondule à la surface de la forme, produisant un effet texturé de bois carbonisé. L’œuvre a été tissée sans métier, du haut vers le bas, à l’aide d’un support fabriqué sur mesure. Dickerson a instrumentalisé le vocabulaire structurel du tissu, en imbriquant intentionnellement les référents culturels de chacun. Pour l’artiste, West Coast Tree Stump est à la fois un hommage au peuple Salish et un commentaire social sur la destruction de la culture et de la nature par les bûcherons colonisateurs33. Sculptrice de textiles avec une affinité pour les structures tissées, Dickerson est délibérément anachronique dans son approche et utilise ces structures avec une fluidité étonnante – le chemin de chaque fil étant un geste lexical à interpréter.

Photo : Pièce murale vert olive et jaune moutarde. Elle est composée de cinq rangées et de cinq franges, et est principalement verte avec une large bande jaune au milieu.

Pirkko Karvonen, Rapeseed Fields, 1974 (cat. 25).

Photo : Photo au grand-angle de plusieurs œuvres d’art dans une galerie. Le dispositif d’éclairage et les murs blancs sont situés à l’angle avec les œuvres d’art sous des projecteurs individuels.

Vue de l’exposition de Prairies entrelacées : Tissage, modernismes et cadre élargi, 1960-2000, Nickle Galleries, 2022.

De gauche à droite: Eva Heller, Heat, 1983 (cat. 23), Katharine Dickerson, West Coast Tree Stump, 1972 (cat. 11), Ann Newdigate, Then there was Mrs. Rorschach's dream/ You are what you see, 1988 (cat. 39), Ilse Anysas-Šalkauskas, Rising from the Ashes, 1988 (cat. 3), Crafts Guild of Manitoba, Prairie Barnacles, 1979 (cat. 32).

Photo : une œuvre d’art de couleur beige, vert sauge et marron avec des éléments 3D.

Margreet van Walsem, Inside Out, 1977 (cat. 57).

Photo : un grand enchevêtrement de textiles multicolores. Des rayures jaunes et des rubans de tissu bleu, rouge, jaune moutarde et violet sortent de ces textiles principalement gris.

Jane Kidd, Landslice #1, 1988 (cat. 26).

Photo : détail de l’enchevêtrement de tissus colorés mettant en valeur des rubans bleus, rouges, violets et dorés.

Jane Kidd, Landslice #1 (détail), 1988 (cat. 26).

Photo : une esquisse de cadre avec une fleur dans le coin inférieur gauche et un faisceau de lumière sur un homme portant un chapeau. Le texte se lit comme suit : « The River Carries Marks Like a Diary » (La rivière porte des marques comme un journal), et une légende : « What there by any chance a message? » (Y aurait-il par hasard un message?)

Ann Newdigate, Collage Preparatory Sketch For Wee Mannie, 1980 (cat. 37).

Photo : la version textile de l’image précédente à l’intérieur d’un cadre bleu à motifs.

Ann Newdigate, National Identity, Borders and the Time Factor, or, Wee Mannie, 1982 (cat. 38).

Photo : une série de dizaines de lignes verticales formant une image horizontale dont les deux tiers supérieurs sont bleus, le tiers inférieur vert et marron, et deux rectangles violets et marron dans le « ciel ».

Pat Adams, Remember That Sunset We Saw from Here One Time?, 1984 (cat. 2).

Photo : quatre carrés dans un groupe composé de tiers supérieurs bleus et de bandes horizontales : l’un est vert clair et beige, l’autre est blanc, jaune et vert, l’un dans les tons de blanc et de gris, et le dernier dans les tons de blanc et marron.

Elaine Rounds, Prairie Twill Seasons (Ode to Spring, Summer, Fall and Winter), 1985 (cat. 46).

En 1977, Dickerson a entrepris son propre projet de relance du tissage à la main au Collège des arts de l’Alberta, où elle avait pris la relève de F. Douglas Motter. À l’époque, on lui avait conseillé de renouveler le programme, faute de quoi il serait abandonné34. Elle a enseigné le tissage au sein de l’institution pendant trente ans à de nombreux étudiants, dont je suis. Tout au long de sa carrière, les recherches de Dickerson ont porté sur les structures des tissus et leur relation avec la quête de sens dans diverses cultures. Lors d’un congé sabbatique au milieu des années 1990, elle s’est rendue à Te Ika-a-Māui, île du nord de la Nouvelle-Zélande, où elle s’est familiarisée avec le harakeke (lin néo-zélandais) et les techniques de tressage à brins cordés maoris avec Eddie Maxwell35. Plus récemment, Dickerson a étudié les particularités de la structure du tissage Flesberg36, un type de tissage Bound Weave propre à la patrie de ses ancêtres maternels. Elle a largement partagé ses recherches en publiant des articles et des monographies à l’intention de ses étudiants et de ses collègues.

Même dans une école d’art comme le Collège des arts de l’Alberta, les programmes de tissage s’inspiraient de documents techniques de base également utilisés par les guildes de tisserands ou les ateliers communautaires. Des croquis de tissage et des montages de métiers à tisser à l’ancienne circulaient parmi les étudiants comme des fiches de recettes. Craft Horizons, qui mettait l’accent sur la redéfinition de l’artisanat en tant qu’art, était tout aussi susceptible de figurer dans la bibliothèque d’un tisserand qu’un exemplaire du Shuttlecraft Book of American Handweaving de Mary Atwater37. Les contextes critiques, dans lesquels le tissage avait été conçu et montré, s’avéraient néanmoins différents. En outre, il existait un parti pris implicite en faveur de la création artistique, par opposition au tissage pratique, qui persistait même au milieu des années 1990. Alors que j’étais un jeune tisserand dans la vingtaine, j’ai exclusivement conçu – ou presque – des œuvres pour une galerie. Privilégiant les processus de tissage et leur matérialité, je m’alignais sur le postminimalisme. Influencé par Jane Kidd, je me suis aussi profondément investi dans l’histoire du textile et l’histoire sociale du tissage dans diverses cultures. J’avoue que, me considérant d’abord comme un artiste, je n’ai pas tissé de linge à vaisselle avant l’âge de quarante-six ans, bien que j’ai toujours admiré les tisserands qui l’ont fait.

Les immigrants du Canada ont emporté avec eux des traditions textiles d’Ukraine, de Pologne, de Lettonie, de Lituanie et de Finlande, et ont exercé une influence déterminante sur le tissage dans les Prairies. Dans Prairies entrelacées, des artistes comme Eva Heller (cat. 23), Inese, Birstins (cat. 6) et Pirkko Karvonen (cat. 25) partagent leurs perspectives uniques sous forme de tissage. Leurs œuvres témoignent de la double influence des traditions textiles et du mouvement révolutionnaire de l’art textile célébré lors des biennales de Lausanne. Pirkko Karvonen a appris à tisser en Finlande lorsqu’elle était adolescente. Au début des années 1970, elle y est retournée pour suivre un cours d’été afin d’apprendre à tisser « de la bonne manière38 », en vue d’enseigner un cours de tissage pour les Services d’extension du Conseil des écoles publiques d’Edmonton et, plus tard, de diriger des ateliers de tissage dans toute la province pour Culture Alberta. Karvonen a participé à plusieurs conférences du Conseil mondial de l’artisanat et considère F. Douglas Motter comme un collègue qui l’a soutenue et influencée dans son travail de tissage39. Elle est également membre fondatrice de l’association Hand Weaver, Spinners and Dyers de l’Alberta et ancienne présidente de la Guild of Canadian Weavers40. Lorsque j’ai rencontré l’artiste en 2021, nous avons discuté de son association avec les guildes de tisserands. Karvonen a expliqué que cette association n’était pas toujours parfaite, car elle remettait en question les règles concernant les matériaux appropriés et les conventions relatives à la finition et à la présentation des textiles41. Il est cependant très clair qu’elle a un profond respect pour les tisserands du passé, en particulier pour ceux de son pays d’origine, la Finlande. L’artiste textile finlandaise Eva Anttila a été pour elle une source d’inspiration particulière42. Grâce à sa connaissance approfondie des structures textiles, Karnoven a pu développer une technique de trame horizontale avec du lin afin de produire une série de tapisseries représentant des silos à grains. Pour Karvonen, les silos à grains étaient comme les « cathédrales des Prairies » ainsi qu’un symbole de l’industrie et de la ténacité de l’industrie. Au moment où elle créa cette série, les élévateurs à grains des Prairies étaient remplacés par des dépôts centralisés. En un sens, Karvonen avait l’impression d’agir pour préserver les silos43. La sensibilité avec laquelle l’artiste rend la lumière de fin d’été sur la peinture délavée par le soleil des silos est remarquable. La méthode qu’elle a développée elle-même en utilisant des fils de lin de poids variables (certains teints avec des plantes) lui a permis de mélanger les couleurs de manière impressionniste, en enfilant plusieurs de ces couleurs pour obtenir un résultat particulier. En discutant avec Karvonen, on a le sentiment d’une artiste qui reste intensément curieuse du monde qui l’entoure. Elle s’occupe présentement à l’achèvement d’un livre sur les tapis finlandais à partir de ses entretiens avec des tisserands finlandais sur leurs catalognes44. Comme ses contemporains de Prairies entrelacées, Karvonen a voyagé et enseigné tout au long de sa vie en Suède, au Danemark, en Australie et aux États-Unis45, métabolisant les influences des arts textiles qu’elle a découverts en chemin.

Photo : œuvre d’art de deux grands cloisonnements à grains et de granges plus petites sur une colline au-dessus de champs ambrés et sous un ciel bleu.

Pirkko Karvonen, Grain Elevators, vers 1985, lin, 142 cm x 175 cm. Collection du Glencoe Club , Calgary, en Alberta. Photo de Andy Nichols LCR PhotoServices.

Ann Newdigate a immigré d’Afrique du Sud en Saskatchewan en 1966 et a obtenu un baccalauréat en beaux-arts de l’Université de la Saskatchewan en 1975. Elle attribue à Margreet van Walsem le mérite de l’avoir initiée à la tapisserie. Sa fascination pour la tapisserie des Gobelins46 a persisté et, en 1981, elle a obtenu un financement du Conseil des arts de la Saskatchewan (aujourd’hui appelé SK Arts) pour suivre un cours d’un an en tapisserie à l’Edinburgh College of Art, où elle a étudié avec Maureen Hodge et Fiona Mathison. C’est là qu’elle a tissé National Identity, Borders and the time factor, or, Wee Mannie (cat. 38). À cette époque, l’artiste s’efforçait d’interpréter les gestes rapides et libres des dessins avec la « qualité systématique du processus de tapisserie »47. Le département de tapisserie de l’Edinburgh College of Art a été fondé par Archie Brennan, qui était également le directeur du Dovecot Studio, qui produisait des tapisseries en collaboration avec des artistes tels que Louise Nevelson et David Hockney48. Dans ce contexte, Newdigate a pris conscience de l’interdépendance de l’artisanat et de l’art, et de la subordination des artistes de la tapisserie – en particulier des femmes qui œuvrent dans ce domaine – à ceux qui travaillent avec d’autres moyens d’expression. Dans sa thèse de maîtrise en beaux-arts de 1986 intitulée « Love, Labour and Tapestry : Unravelling a Victorian Legacy49 », Newdigate examine les frontières genrées de l’art noble et de l’art populaire dans la manière méthodique dont on peut imaginer que l’artiste tisse ses tapisseries. Si nous revenons à la notion d’artisanat comme limite conceptuelle de Glenn Adamson50, nous pouvons supposer que le travail de Newdigate en tapisserie traverse cette limite fil par fil, car l’artiste redéfinit continuellement sa position en tant que tisserande de tapisserie par rapport aux formes d’art visuel dominantes. Dans Then there was Mrs. Rorschach’s dream/ You are what you see (cat. 39), l’artiste adopte délibérément une approche picturale de la tapisserie avec un mélange magistral de couleurs. Le titre de l’œuvre fait référence aux taches d’encre de Rorschach, où ce que l’on perçoit reflète en quelque sorte notre état d’esprit. Cependant, dans ce cas, c’est avec Mme Rorschach que Newdigate argumente. Dans son texte de l’exposition Look At It This Way, Lynne Bell note la référence de Newdigate à Mme Rorschach et écrit : « avec la figure de Mme Rorschach, l’artiste souligne la négligence de l’historien à l’égard des femmes et de la tapisserie51 ». Dans cette tapisserie qui imite la peinture (p. 158) tout en faisant référence à la psychanalyse, Newdigate attire l’attention sur les propres préjugés du spectateur par rapport à ce qu’il perçoit. S’agit-il d’une peinture ou d’une tapisserie? Newdigate écrit elle-même au sujet de la tapisserie: « le moyen, qui appartient à tout et à rien, est tout et rien. Il est ce que vous pensez, et il évoque ce que vous ne savez pas et ce dont vous ne pouvez pas vous rappeler – il n’a aucune certitude52 ». Il semblerait que pour l’artiste, la tapisserie ne soit pas seulement un métier, mais une forme non fixée à laquelle elle peut associer d’innombrables positions théoriques.

Une série de six photos d’une femme d’âge moyen aux cheveux courts grisonnants et aux lunettes travaillant de la laine, assise sur une chaise devant des fenêtres ensoleillées.

Margreet van Walsem cardant la laine, Saskatchewan Summer School of the Arts, Fort Qu’Appelle, Saskatchewan, 1973. Photos offertes gracieusement par la succession de Margreet van Walsem.

À l’instar d’Ann Newdigate, le parcours de Jane Kidd est parallèle aux changements et à l’évolution de l’art textile, conjugués à l’émergence des théories de l’artisanat et du fait-main. Dans ses propres écrits, Jane Kidd a exprimé son engagement envers la tapisserie et sa foi en son potentiel en tant que forme contemporaine. Elle écrit : « J’en suis venue à apprécier le fait-main en considérant qu’il s’agit d’une activité centrée sur l’être humain et d’un lieu de connaissance tacite, que le processus est un moyen de rétablir le lien entre la fabrication habile et la pensée habile, et que l’investissement en temps est une manifestation de générosité et de volonté de prendre soin et d’accorder de l’attention53 ». Jane Kidd a enseigné au Collège des arts de l’Alberta de 1980 à 2011. Prendre soin et prêter attention sont les caractéristiques de l’approche de Jane Kidd dans son travail de tapisserie et en tant que professeur. À titre de tisserande de tapisserie, Jane Kidd a toujours été à la recherche d’un contexte international. Elle décrit sa série Landslice de la fin des années 1980 comme un travail de transition dans lequel elle a tenté de créer des œuvres tissées à la manière de Peter et Ritzi Jacobi ou de Sheila Hicks, qu’elle admirait54. Landslice I et III (cat. 26 et 27) dans Prairies entrelacées sont des artefacts issus d’une série d’expériences menées sur la forme de la tapisserie. En utilisant la technique de la chaîne tirée, Kidd a ajouté de la tension à ce qui était initialement tissé comme une pièce plate. Les bandes tissées avec une trame discontinue sont séparées par des fentes dans le lé. En tirant et en attachant lentement et délibérément différents fils de chaîne, l’artiste a créé des crêtes et de la texture sur la surface. Le textile transformé ressemble beaucoup à un paysage, avec des sillons de terre raclée ou labourée mis en relief par la manipulation intentionnelle des fils de chaîne. Grâce à un support intrinsèquement lié à l’historicisme et à l’allégorie, Kidd évoque le temps géologique et le déplacement des plaques tectoniques, le tout à une très petite échelle. Ces œuvres font référence à la terre et au paysage sans vraiment les représenter55. Au cours de sa longue carrière, qui a suivi ces pièces expérimentales, Kidd a produit des séries entières d’œuvres qui s’interrogent sur ce que c’est que de collectionner et fabriquer des objets à la main – en somme, d’être humain. Avec sa série Land Sentence commencée en 2009, Kidd s’est intéressée à l’impact de l’être humain sur la terre elle-même. Se reportant à des photographies aériennes et satellitaires de la dévastation écologique, Kidd tisse méticuleusement des motifs de sécheresse et de déforestation qui sont à la fois beaux et terribles. Selon ses propres termes, Kidd utilise « le processus lent et intime et le langage imparfait du tissage de tapisseries… pour se recentrer sur notre complicité dans la condamnation du monde dans lequel nous vivons ». Avec Inheritance, une nouvelle série de tapisseries sculpturales tissées entre 2020 et 2022, Kidd continue de s’intéresser à notre impact sur la nature. Faisant référence au corps avec des formes vestimentaires à l’échelle des vêtements pour enfants, Kidd personnalise le sort de la terre, rendant sa dévastation intime alors que nous nous préparons à la destruction écologique qui se profile à l’horizon.

Une œuvre d’art multicolore composée de carrés de couleur superposés : vert lime, vert foncé, rouge, beige et jaune. Chaque œuvre d’art est ornée de rochers, de plumes et de formations terrestres.

Jane Kidd, Land Sentence : Arbour, 2009, tapisserie tissée : laine, coton, rayonne et soie, 81 cm x 203 cm. Collection de Alberta Foundation for the Arts, 2009.057.001) Photo de John Dean. Avec la permission de Jane Kidd.

Dans le travail de Pat Adams, la ligne d’horizon est un point de mire littéral pour ses abstractions tissées du paysage de la Saskatchewan. Pat Adams a découvert le tissage à Halifax, en suivant des cours d’appoint au Nova Scotia College of Art and Design en 1974. À cette époque, Adams travaillait dans le domaine du développement communautaire. Il a été attiré par le tissage, considérant que cela lui donnerait le sentiment de terminer quelque chose d’une manière plus tangible que ce qu’il avait connu dans sa vie professionnelle56. Il a commencé à tisser des tapis dans une dimension déterminée, en élaborant ses motifs à l’aide de bandes de laine grise naturelle et non teinte. Il est importe de noter qu’Adams a déployé une stratégie de composition dans ces pièces où chaque nuance de gris devait être utilisée une fois avant d’être répétée. Il préparait une séquence à l’avance et la tissait ensuite. En utilisant une approche algorithmique de la composition, Adams a été en mesure de « faire abstraction de sa perception57 ». Bien qu’Adams affirme avoir volontairement ignoré le monde de l’art58, il est intéressant de voir comment le tissage se prête facilement aux systèmes de composition utilisés par les artistes contemporains. L’approche d’Adams n’est pas sans rappeler celle de Sol LeWitt, dont les « structures, fondées sur des carrés et des cubes, fabriquées à l’aide de matériaux et de processus industriels, éliminent la main de l’artiste grâce à une approche conceptuelle axée sur des règles et des systèmes59 ». Dans sa propre communauté, Adams a défendu l’artisanat en travaillant pour le Saskatchewan Craft Council et diverses organisations, dont la Saskatoon Weavers and Spinners Guild. Commentant la manière dont ses œuvres ont été accueillies, Adams a noté que les personnes qui les collectionnaient étaient le plus souvent d’autres artisans qui participaient aux mêmes expositions d’artisanat et qui achetaient les tapis avec l’argent qu’ils avaient gagné lors de ces expositions60.

Ses tissages dans Prairies entrelacées font partie d’une série de pièces de format tapis qui reproduisent la lumière changeante à l’horizon (cat. 1 et 2). Adams utilise une technique de piquage (pick and pick) suivant laquelle des fils de laine alternés de différentes nuances sont passés sur la chaîne, produisant des bandes verticales de couleurs changeantes. À l’instar des sillons d’un champ cultivé, les bandes de cette œuvre se déplacent et changent en fonction de l’angle de vue. Dépourvu de figuration ou de repères, le tissage d’Adams représente autant la lumière, saisie à un certain moment, que la terre elle-même. Il y a quelque chose de sublime ici, car en présence du vaste paysage des Prairies on découvre ainsi la nature éphémère et transitoire de l’existence. C’est un thème que partage Elaine Rounds, dont l’œuvre à plusieurs panneaux Prairie Twill Seasons (Ode to Spring, Summer, Fall and Winter, cat. 46) tire également parti de la surface plane de la ligne de trame pour créer une réponse textile mimétique à la terre et au ciel. Dans les travaux ultérieurs d’Adams, le lien avec la terre s’est poursuivi lorsqu’il est passé à une pratique de tissage qui le rapprochait de sa culture métisse. Il a appris à tisser au doigt dans les années 1990 et a découvert plus tard qu’il pouvait reproduire une ceinture métisse sur le métier à tisser61. La ceinture métisse s’est inspirée de la ceinture traditionnelle des chasseurs et des trappeurs canadiens-français et autochtones. D’une longueur de trois mètres, la ceinture avait de nombreuses utilisations pratiques. « Elle était nouée autour de la taille de la capote62 pour se préserver du froid et pouvait également servir de courroie pour transporter les sacs ou pour tirer les canots lors d’un portage long et difficile. La ceinture servait aussi de bride d’urgence lorsque les Métis partaient à la chasse63 ». Aujourd’hui, la ceinture est devenue un symbole de l’identité, de la culture et du lien avec la terre des Métis. Une ceinture métisse tissée par Adams, conçue sur demande, figure désormais parmi les tenues cérémonielles officielles de l’Assemblée législative de la Saskatchewan à Regina64. Adams déclare travailler avec la notion d’identité tant dans ses tissages de l’horizon des Prairies que ceux des ceintures métisses65. Pour le tisserand, les deux applications de son tissage, dans le domaine de l’art ou dans celui des vêtements culturels, allient les traditions à l’expression personnelle et conceptuelle.

Photo : un homme avec une barbe hirsute et des lunettes dans un atelier, portant une casquette rouge et une écharpe à motifs rouges sur un jean, ainsi qu’un chandail en molleton gris.

Pat Adams dans son studio. Avec la permission de Sask Valley News.

J’ai commencé à rédiger le présent essai en appréhendant l’horizon comme une métaphore de la négociation perpétuelle entre la tradition et l’innovation menée par les artistes de Prairies entrelacées. Les tissages de Pat Adams et de Pirkko Karvonen sont profondément ancrés dans les paysages qui les ont inspirés et qui se nourrissent des traditions textiles. Katharine Dickerson utilise un lexique complexe de structures et de motifs textiles pour parler de son expérience personnelle. Les artistes de la tapisserie Jane Kidd et Ann Newdigate ont travaillé avec un regard sur le monde de l’art en général et sur la place qu’elles y occupent, abordant des idées complexes avec discipline et rigueur intellectuelle. Comme les fils sinueux d’une tapisserie tissée à la main, chaque artiste a ainsi suivi sa propre voie et s’est investi dans un métier qui lui permet d’explorer la narration, d’incarner l’attention portée au monde et de transmettre des connaissances tacitement héritées. Que l’horizon soit atteint ou non, il reste important. En effet, comme l’écrit Glenn Adamson, un horizon « est néanmoins intrinsèque à tout sens de la position66 ». Ou comme mon père, un homme né et élevé dans les Prairies, me l’a plus d’une fois rappelé: « Si tu vas par là, tu y arriveras67 ».

Notes

  1. 1 Ann Newdigate, « An Essay », dans Annabel Taylor : New Works in Fibre, dépliant de l’exposition, Prince Albert, Sask., Little Gallery, 1993.
  2. 2 Pat Adams, entretien avec Timothy Long, 25 et 26 juin 2020.
  3. 3 En 1995, l’institution a été renommée Alberta College of Art & Design et, en 2019, Alberta University of the Arts. https://www.auarts.ca/whyauarts/history-and-missionconsulté le 17 mars 2022.
  4. 4 Giselle Eberhard Cotton et Magali Junet, From Tapestry to Fiber Art : The Lausanne Biennials 1962-1995, Milan, Skira/Fondation Toms Pauli, 2017, p. 133.
  5. 5 La façure est le début de l’étoffe tissée à la main au moment de son tissage sur le métier.
  6. 6 Je reconnais ici l’influence du théoricien queer José Esteban Muñoz, qui a conceptualisé la spécificité queer comme un horizon inatteignable dans Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity, New-York, New-York University Press, 2009, p. 2.
  7. 7 Glenn Adamson s’appuie ici sur l’argument de Johanna Drucker selon lequel l’art moderne est « un domaine infiniment varié défini par une série d’horizons contingents », Thinking Through Craft, London, Berg/Victoria & Albert Museums, 2007, p. 2.
  8. 8 Elissa Auther, String, Felt, Thread : The Hierarchy of Art and Craft in American Art, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, p. xxi.
  9. 9

    Un croquis de tissage est une sorte de schéma préparatoire utilisé pour planifier une pièce de tissage. Atwater et d’autres professeurs de tissage ont popularisé ces croquis en les reproduisant et en les partageant avec les étudiants.

    Les croquis de tissage traditionnels continuent d’être reproduits de différentes manières dans les périodiques contemporains et les bulletins d’information des guildes. Ainsi, ces reliques d’un passé colonial persistent dans la pratique contemporaine du tissage.

  10. 10 Le Shuttlecraft Guild Bulletin a été créé en 1924 et publié jusqu’au début des années 1950. Bien qu’Atwater ait pris sa retraite en 1947, elle a continué de publier des articles dans le bulletin. http://www.mmawg.org/Bulletin.htm, consulté le 18 mars 2022.
  11. 11 David et Peggy Leighton, Artists, Builders and Dreamers : 50 Years at the Banff School, Toronto, McLelland & Stewart, 1983, p. 93.
  12. 12 Un « rapport de Banff » était généralement inclus dans les numéros de septembre de Loom Music. Dans le numéro de novembre 1951, un modèle de serviette « Lac Peyto » utilisant la structure « M » et « O » présentait des bandes de motif turquoise, rouge, vert et gris : Ethel Henderson et Mary Sandin, Loom Music, novembre1951, p. 68-70.
  13. 13 Anni Albers : Textiles a été exposée pour la première fois au Museum of Modern Art à New-York en 1949, puis à travers vingt-six musées aux États-Unis et au Canada. https://albersfoundation.org/sources/exhibition-history/anni-albers-solo/ - tab2, consulté le 15 mars 2022.
  14. 14 Henderson et Sandin, Loom Music, avril 1952, p. 24-28.
  15. 15 Dans son introduction à From Tapestry to Fiber Art, Janis Jefferies évoque les observations de Ruth Scheuing concernant le Fibre Interchange à Banff et son incidence sur l’art textile au Canada et à l’étranger. Janis Jefferies, « Introduction », From Tapestry to Fiber Art, p. 11.
  16. 16 Aujourd’hui l’Alberta University of the Arts.
  17. 17 La bijouterie, la poterie, la sculpture sur bois et le tissage figurent sous la rubrique « Artisanat (spécial) » comme sujets pour lesquels un cours peut être demandé dans l’annonce annuelle de 1932-1933 du Provincial Institute of Technology and Art de Calgary. Il est également indiqué que les « étudiants recevront tous les encouragements possibles et, dans la mesure du possible, un marché sera trouvé pour leur production », p. 61.
  18. 18 Mary Atwater a été embauchée pour lancer le programme de tissage à la Banff School of Fine Art en 1941 et a enseigné avec Ethel Henderson en tant qu’assistante. L’année suivante, Atwater a décidé de ne pas revenir en raison, expliqua-t-elle, du rationnement de l’essence par le gouvernement canadien en temps de guerre et au fait que les autres moyens de transport étaient « inconfortables et bondés ». Shuttlecraft Guild Bulletin, juillet 1942, http://www.mmawg.org/Bulletin.htm. Un autre récit des motifs ayant suscité la démission d’Atwater figure dans Artists, Builders and Dreamers : 50 Years at the Banff School. David et Peggy Leighton notent qu’Atwater était « très soucieuse de sa sécurité personnelle, et le bruit courait qu’elle portait un revolver partout où elle allait ». Cela aurait causé des problèmes à la frontière lorsqu’Atwater la franchissait depuis le Montana, l’état dont elle originait. « Confrontée à la nécessité de renoncer à son arme ou à son poste de professeur à Banff, elle choisit de renoncer à ce dernier », p. 93 et p. 95.
  19. 19 Calgary Herald, « Weaving Instructor Retires », 16 mai 1962, p. 43.
  20. 20 Motter a également enseigné à la Banff School of Fine Arts dans les années 1970. Brian Brennan, « Weaver’s Life was a Rich Tapestry of Experience », Calgary Herald, 9 décembre 1993, B2.
  21. 21 Deux des premières guildes de tisserands des Prairies ont été fondées par Ethel Henderson, qui créa la branche manitobaine de la Guild of Canadian Weavers en 1947, et Mary Sandin, qui elle créa la Edmonton Weaver’s Guild en 1953. Joanne Tabachek, 1997, http://www.mbweavers.ca/about-us/our-history/, consulté le 15 mars 2022; https://albertaonrecord.ca/edmonton-weavers-guild-fonds, consulté le 15 mars 2022.
  22. 22 https://www.thegcw.ca/about, consulté le 15 mars 2022.
  23. 23 Sandra Alfoldy, Crafting Identity : The Development of Fine Craft in Canada, Montréal et Kingston, McGill Queen’s University Press, 2005, p. 6.
  24. 24 Alfoldy, Crafting Identity, p. 7.
  25. 25 Plusieurs étudiants de F. Douglas Motter et de Margreet van Walsem participent à l’exposition Prairies entrelacées.
  26. 26 Jane Kidd, entretien avec l’auteur, le 1er mars 2022.
  27. 27 Margreet van Walsem a suivi des ateliers avec Jagoda Buic et Ritzi Jacobi en 1974, sans doute lors du Congrès mondial des artisans à Toronto.
  28. 28 Constantine et Larsen, Wall Hangings, p. 2.
  29. 29 Adamson, « Experiencing The Shock of the Old, Fiber Artists Rediscover Shows Like MoMA’s Pivotal 1969 “ Wall Hangings ” », Art in America, 23 juin 2020, https://www.artnews.com/art-in- america/features/wall-hangings-moma-rediscovered-fiber-art-1202692079/.
  30. 30 Christa C. Mayer Thurman, « Else Regensteiner et Julia McVicker », Art Institute of Chicago Museum Studies 23, no 1, 1997, 18-95, https://doi.org/10.2307/4104389.
  31. 31 Katharine Dickerson, entretien avec l’auteur, 11 mars 2022.
  32. 32 Katherine Dickerson, entretien.
  33. 33 Katharine Dickerson, courriel à l’auteur, 16 mars 2022.
  34. 34 Katherine Dickerson, entretien.
  35. 35 Katharine Dickerson, « Aho Tapu : The Sacred Weft », dans Paula Gustafson (dir.), Craft Perception and Practice : A Canadian Discourse, vol. 1, Vancouver, Ronsdale Press, 2001, p. 162.
  36. 36 Katharine Dickerson, « Flesberg Bound Weave System », Norwegian Textile Letter 12, no 2, février 2006, p. 1-8, https://norwegiantextileletter.com/wp-content/uploads/2014/05/ntl12-2-1.pdf.
  37. 37 Publié initialement en 1928, le livre a été réimprimé plusieurs fois et encore tout récemment, en 2008, avec une biographie spéciale de son auteur. Une autre publication influente d’Atwater est « Byways in Handweaving », qui a fait découvrir à de nombreux artistes les techniques de tissage en bandes d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud. Des croquis tirés de ce livre ont été photocopiés dans le cadre du cours de tissage de Katharine Dickerson en 1994, lors duquel l’auteur a appris à tisser.
  38. 38 Pirkko Karvonen, entretien avec Julia Krueger, 7 septembre 2021.
  39. 39 Pirkko Karvonen, entretien.
  40. 40 Pirkko Karvonen, courriel à l’auteur, 3 mars 2022.
  41. 41 Pirkko Karvonen, entretien avec l’auteur, 4 décembre 2021.
  42. 42 Pirkko Karvonen, entretien.
  43. 43 Pirkko Karvonen, entretien avec l’auteur, 15 mars 2022.
  44. 44 Pirkko Karvonen, courriel.
  45. 45 Pirkko Karvonen, courriel.
  46. 46 La tapisserie des gobelins désigne un style de tapisserie tissée aux Gobelins, à Paris, et popularisée par des artistes comme Archie Brennan. On parle souvent de tapisserie verticale ou de « haute lisse ».
  47. 47 Ann Newdigate, « Tapestry, Drawing and a Sense of Place », dans Ann Newdigate : Tapestry, Drawing and a Sense of Place, catalogue d’exposition, Regina, Norman Mackenzie Art Gallery, 1982, p. 5.
  48. 48 Newdigate, « Tapestry, Drawing and a Sense of Place », p. 5.
  49. 49 Ann Newdigate, « Love, Labour and Tapestry : Unravelling a Victorian Legacy», mémoire de maîtrise, Université de la Saskatchewan, 1986.
  50. 50 Adamson, Thinking Through Craft, p. 2
  51. 51 Lynne Bell, « Look At It This Way », dans Ann Newdigate Mills : Look At It This Way, catalogue d’exposition, Saskatoon, Mendel Art Gallery, 1988, p. 4.
  52. 52 Ann Newdigate, « Kinda art, sorta tapestry : tapestry as shorthand access to the definitions, languages, institutions, attitudes, hierarchies, ideologies, constructions, classifications, histories, prejudices and other bad habits of the West », dans Katy Deepwell (dir.), New Feminist Art Criticism : Critical Strategies, Manchester, Manchester University Press, 1994, p. 174.
  53. 53 Jane Kidd, « To Practice in the Middle », 2008, http://www.janekidd.net/?pageid=07 , consulté le 18 mars 2022.
  54. 54 Jane Kidd, entretien avec l’auteur, 1er mars 2022.
  55. 55 Un parallèle peut-être dressé avec l’œuvre d’Eva Hesse, dont le type d’abstraction est qualifié par Elissa Auther de « hautement allusif sans être symbolique » : Auther, String, Felt, Thread, p. 73.
  56. 56 Adams, entretien.
  57. 57 Adams, entretien.
  58. 58 Adams, entretien.
  59. 59 Kirsten Swenson, Irrational Judgments : Eva Hesse, Sol LeWitt, and 1960s, New-York et New Haven, CT, Yale University Press, 2015, p. 4.
  60. 60 Adams, entretien.
  61. 61 Adams, entretien.
  62. 62 Une capote est un long manteau d’hiver porté par les hommes métis.
  63. 63 Louise Vien et Lawrence Barkwell, « History of the Metis Sash », 2012, p. 6, https://www.metismuseum.ca/media/document.php/14789.History%20of%20the%20Metis%20Sash.pdf, consulté le 31 juillet 2022.
  64. 64 John Lagimodiere, « Metis Sash at Home in the House », Eagle Feather News, décembre 2010, p. 1.
  65. 65 Adams, entretien.
  66. 66 Adamson, Thinking Through Craft, p. 2.
  67. 67 Ed Frère.

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