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Prairies entrelacées: 1 Introduction à Prairies entrelacées : Retrouver les « modernismes perdus »

Prairies entrelacées
1 Introduction à Prairies entrelacées : Retrouver les « modernismes perdus »
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table of contents
  1. Front matter
    1. Half Title Page
    2. Art in Profile series
    3. Title Page
    4. Copyright Page
    5. Contents
    6. Message de la Ministre
    7. Remerciements
    8. Itinéraire de l’exposition
    9. 1 Introduction à Prairies entrelacées : Retrouver les « modernismes perdus »
  2. Section 1 : Recouvrer les histoires
    1. 2. Reculez – Il n’y a rien à voir – Circulez
    2. 3. Modernistes marginalisés : Coopératives et arts textiles autochtones en Saskatchewan, 1960-1972
    3. 4. Histoires métisses et travail artistique des femmes dans Margaret’s Rug de Margaret Pelletier Harrison
    4. 5. Le don du temps, le don de la liberté : Le tissage et les arts textiles au Banff Centre
    5. 6. Espaces vivants et habitables : Les textiles et l’architecture des Prairies
  3. Section 2 : Rencontres contextuelles
    1. 7. Exposition Prairies entrelacées : Rencontres, désirs et défis
    2. 8. Le tissage à l’horizon : Rencontres avec l’art textile dans les Prairies canadiennes
    3. 9. Les corps contextuels : Du berceau à la barricade
    4. 10. Six façons de découvrir Prairies entrelacées
  4. Section 3 : Élargir le cadre
    1. 11. Élargir le cadre du tissage
  5. Listes des œuvres
  6. Contributeurs

une série de douze pièces murales hautes qui forment un motif pyramidal à partir de lignes orange, rouges, pin et jaunes sur un fond bleu-gris.

Kaija Sanelma Harris, Sun Ascending (détail), 1985 (cat. 21).

1 Introduction à Prairies entrelacées : Retrouver les « modernismes perdus »

par Julia Krueger, Michele Hardy et Timothy Long

Prairies entrelacées : Tissage, modernismes et cadre élargi, 1960-2000 se penche sur l’explosion de l’art textile novateur dans les Prairies canadiennes au cours de la deuxième partie du XXe siècle. Axé sur le tissage et d’autres pratiques d’entrelacement, comme la fabrication de tapis au crochet à clapet, le macramé, le tricot et le crochet, le projet examine comment des artistes de milieux variés ont tissé de nouvelles histoires de fibre pendant une période d’énergie intense et de créativité collective. Prairies entrelacées couvre la période de 1960 à 2000, moment marqué par une énergie, des possibilités et des expérimentations extraordinaires dans les Prairies et ailleurs. Au Canada, et en particulier au Québec, cette période est née d’un regain d’intérêt pour l’artisanat textile après la Seconde Guerre mondiale, de même que d’une sensibilisation et d'une reconnaissance accrues du tissage de tapisserie en tant que forme d’art majeure ancrée dans le modernisme.1 Dès 1960, le Musée des beaux-arts du Canada a présenté à la grandeur du pays les œuvres de deux des peintres-tisserandes les plus connues du Québec, Micheline Beauchemin et Mariette Rousseau-Vermette, afin de mieux faire connaître leur travail, de rehausser les normes du tissage et de faire tomber les barrières entre l’art et l’artisanat.2 Pour Moncrieff Williamson, organisateur de l’exposition Les métiers d’art au Canada à Expo 67, le meilleur artisanat canadien fait preuve « d’excellence, d’inventivité [et] de variété »3. En 1979, la première biennale de la tapisserie contemporaine a été lancée à Montréal, un événement qui allait promouvoir l’expérimentation en matière de matériaux, d’échelle et de forme. Au-delà du Canada, les célèbres biennales internationales de la tapisserie de Lausanne (Lausanne, Suisse, 1962-1995)4, la triennale internationale de la tapisserie (Łódź, Pologne, 1975- )5 et Wall Hangings (New-York, 1969)6 du Museum of Modern Arts (New-York, 1969), ainsi que des publications telles que Beyond Craft : The Art Fabric (1972) et The Art Fabric : Mainstream (1981) de Milfred Constantine et Jack Lenor Larsen, ont exercé une influence internationale. Les artistes des Prairies se sont fortement impliqués dans ces événements et ces expériences : nombre d’entre eux ont participé aux expositions internationales de Lausanne et de Łódź, aux biennales de la tapisserie de Montréal, ou se sont déplacés régulièrement pour en être les témoins. D’autres ont été initiés au mouvement international de l’art textile grâce à des expositions présentées au Canada, comme celles de la célèbre Magdalena Abakanowicz à la Walter Phillips Gallery, au Musée Glenbow (Banff/Calgary, 1982), et au Musée d’art contemporain de Montréal (Montréal, 1983), ainsi qu’au flux constant de sommités internationales qui ont animé des ateliers au Banff Centre, l’un des principaux centres de l’art textile. Comme les artistes, les artisans et les architectes d’Europe et d’Amérique du Nord, les artistes des Prairies ont été séduits par la chaleur, la matérialité et le potentiel expérimental des nouveaux procédés de tissage.

Aujourd’hui, il ne reste que peu de traces de l’énergie et de l’activité de cette période. Les tissages qui étaient autrefois courants dans les bâtiments publics et les bureaux des sociétés ont pratiquement disparu. Les quelques vestiges que l’on peut encore trouver dans les collections et les archives sont, dans le meilleur des cas, très épars. Les métiers à tisser du Banff Centre reposent inactifs au sous-sol, résultat de l’évolution des priorités accordées aux programmes. Malgré le récent regain d’intérêt pour le bricolage et les pratiques axées sur le tissu – un regain qui fait passer le travail de cette période antérieure pour de la prescience – l’activité actuelle est bien en-deçà de l’ampleur et de l’ambition du courant moderniste.

Prairies entrelacées tente d’aborder cette disparition historique en faisant entendre des voix « réduites au silence » par le temps et l’évolution des circonstances, et en évaluant les incidences du modernisme sur les artistes des Prairies qui tissaient ou s’adonnaient à d’autres pratiques d’entrelacement7. Les défis sous-jacents liés à l’organisation d’une exposition sur les textiles – autres facteurs de dévalorisation et de sous-représentation du travail de cette période – sont également examinés dans « Exposition Prairies entrelacées : Rencontres, désirs et défis » de Krueger et Hardy, qui est un complément au présent texte d’introduction. Grâce à de multiples points d’accès – exposition itinérante, symposium, site Web et la présente publication – Prairies entrelacées propose de nouvelles recherches et perspectives sur l’histoire de l’artisanat dans les Prairies canadiennes (Alberta, Saskatchewan et Manitoba) et place ces récits régionaux dans des contextes nationaux et internationaux. Il s’agit du premier projet de ce genre au cours des dernières décennies à mettre en lumière ces artisans, à créer un espace pour leurs œuvres et, pour reprendre les termes de l’historienne de l’art Tanya Harrod, à retrouver et à documenter les « modernismes perdus »8.

Un certain nombre de tensions créatives retiennent étroitement la chaîne et la trame de cette histoire. Les tisserands et tisserandes des Prairies ainsi que les autres artistes textiles, tout comme leurs homologues céramistes, ont remis en question les définitions traditionnelles de l’artisanat en s’intéressant à la peinture, à la sculpture et à l’architecture. Pourtant, l’histoire ne peut être réduite à un simple récit moderniste d’une rupture avec la tradition conduisant à de nouvelles possibilités libératrices déjà commencées au XIXe siècle et au début du XXe siècle, ou à des artistes régionaux répondant sans esprit critique aux idées avant-gardistes. Il s’agit plutôt d’un récit nuancé de l’engagement varié des artistes régionaux à l’égard du modernisme et du mouvement international de l’art textile, un récit qui nécessite un cadre élargi. K. L. H. Wells affirme dans Weaving Modernism : Postwar Tapestry Between Paris and New York, que « L’art moderne et la tapisserie ont atteint un succès critique, économique et institutionnel sans précédent pendant la même période historique correspondant aux vingt-cinq années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale 9». Prairies entrelacées cherche à comprendre la relation entre le tissage et cette phase particulière du modernisme dans les Prairies. La pérennité des techniques enseignées dans les écoles d’art et les guildes de tissage, les connaissances culturelles des immigrants européens et le regain d’intérêt pour les pratiques traditionnelles autochtones se trouvent imbriqués dans l’intrigue moderniste. Le modernisme a provoqué un éloignement de la représentation pour se diriger vers l’abstraction; il a souligné les procédés physiques visibles et les matériaux utilisés dans l’art et l’architecture; il a rejeté les traditions académiques pour favoriser l’avant-gardisme; il s’est adapté à l’ère de la machine et a remis en question la distinction entre l’art et la vie quotidienne 10. Avec l’évolution initiale du postmodernisme dans les années 1970, les artistes féministes ont trouvé dans le tissage, le crochet et d’autres arts textiles un moyen de critiquer les hiérarchies sociales et esthétiques, d’élargir le cadre domestique et d’intégrer une histoire dans leurs œuvres. L’éclectisme, le pastiche et la fragmentation du postmodernisme ont également atteint le tissage des Prairies, élicitant des références aux tapis volants comme à Léonard de Vinci. Les artistes autochtones ont trouvé dans la fabrication de tapis des débouchés économiques (aussi bien les tapis au crochet qu’au crochet à clapet 11) tout en célébrant des traditions esthétiques et culturelles. L’intérêt était diffus et diversifié, portant aussi bien sur les institutions universitaires dans les grandes villes que les guildes de tissage dans de plus petits centres, les commandes monumentales pour des tours modernistes ou les œuvres de petite taille conçues sur des métiers à tisser de cuisine. Dans toute la région, des centres d’enseignement et d’échange ont vu le jour – le Collège des arts de l’Alberta (aujourd’hui AUArts) à Calgary, le Banff Centre, la Saskatchewan Summer School of the Arts (1967-1991) à Fort San près de Fort Qu’Appelle, et de nombreux clubs et guildes locaux – où les techniques ont été perfectionnées, et les idées modernistes mises à l’épreuve et transposées. Prairies entrelacées relate cette histoire particulière grâce aux récits entrelacés de l’art, de l’artisanat, du féminisme, de l’immigration, de l’indigénéité, du régionalisme et de la décoration intérieur architecturale.

Photo noir et blanc : Trois jeunes femmes souriantes s’appuient sur un homme par terre. Ils sont en tenue décontractée des années 1970.

Evelyn Roth (deuxième à droite) avec les étudiants de son cours en 1973 sur l’art portable, à la Saskatchewan School of the Arts, près de Fort Qu’Appelle (Saskatchewan). Photo offerte gracieusement par SK Arts.

Photo noir et blanc : une femme d’âge moyen travaille dans une usine de textiles sous le regard d’une autre femme vêtue d’une robe noire à motifs de losanges blancs.

Depuis ses débuts en 1928, le Crafts Guild of Manitoba a encouragé l’intérêt pour l’artisanat ainsi que la connaissance et les compétences en la matière en offrant un vaste choix de cours. Dans la seule année de 1976, il y avait 828 étudiants. Sur cette photo de 1972, Shirley Tyderkie et Ruth Homer font une démonstration de tissage pour la guilde. Photo obtenue avec l’aimable autorisation du Manitoba Crafts Museum and Library.

Pourquoi le tissage?

Dès le début de ce projet, il est apparu évident qu’il fallait définir des paramètres de recherche pour faire face à l’immensité du domaine des textiles. La décision a été prise de restreindre le champ de l’exposition au tissage et aux pratiques complémentaires d’entrelacement que sont le macramé, la fabrication de tapis au crochet à clapet, le crochet en général et le tricot. Outre le fait qu’elle correspond aux intérêts des curateurs et aux fonds institutionnels, cette décision a pris en compte les récits particuliers de ces pratiques dans les Prairies, récits dont les racines remontent à la première moitié du XXe siècle – comme le révèlent Jennifer Salahub, Sherry Farrell Racette et Cheryl Troupe dans leurs essais du présent collectif – et qui ont continué d’évoluer grâce à une combinaison unique d’activités artistiques artisanales et professionnelles au cours de la période en question. Le faible chevauchement entre ces méthodes textiles et les techniques d’aiguille, telles que le matelassage et la broderie, ainsi que les pratiques d’entrelacement comme la vannerie, a motivé notre décision de les exclure du cadre de ce projet. Leur exclusion ne doit pas être vue comme un jugement de valeur, mais comme une invitation à en poursuivre l’exploration.

Même avec ces paramètres, il est devenu évident que les vêtements, les tissus et les petits textiles pour la maison, tels que les serviettes, les napperons et les nappes, ne pouvaient pas être traités convenablement dans le cadre de Prairies entrelacées. Notre curiosité, en tant que curateurs, allait vers des artistes qui se situaient quelque part entre le tisserand-designer et l’artiste textile 12. Par exemple, bien que nous n’ayons pas inclus les œuvres d’Expo 67 de F. Douglas Motter ou de Whynona Yates qui font toutes deux parties de la collection de la galerie d’art du Centre de la Confédération, nous avons retenu Hanging, 1974 (cat. 59) de Yates et Furrow, 1976 (cat. 29) de Carol Little qui, à proprement parler, est une pièce tissée avec une armature croisée et ikat chaîne, mais qui est aussi plus que cela en raison de son installation suspendue. Hanging et Furrow ont soulevé des questions qui ont exigé une analyse plus approfondie du fait de leur implication dans l’installation sculpturale.

Au cours des années 1960 et 1970, diverses étiquettes telles que formes tissées, nouvelle tapisserie, pièce murale, art textile, constructions en fibres, sculpture en fibres et tissu artistique ont été inventées pour décrire les pièces non utilitaires tissées sur et hors métier 13. Ces étiquettes et les identités fluides de tisserand-designer/artiste textile qui leur sont associées témoignent du défi que représente la description de l’art textile de grande taille qui défie les conventions de l’époque. L’accroissement des œuvres de grande dimension tient en partie au boom économique des années 1970 – qui a suscité une immigration record vers l’Alberta, riche en pétrole – à la hausse du nombre de permis de construction, et en corollaire, aux nombreuses occasions pour les artistes des trois provinces des Prairies de créer de grandes œuvres textiles pour les sièges sociaux, les tours de bureaux, les banques, les salles de spectacles et divers édifices gouvernementaux. On peut également arguer que l’augmentation de la taille des œuvres a résulté des exigences minimales de la biennale de Lausanne : dix mètres carrés pour les œuvres exposées 14. D’un point de vue conceptuel, il est important de noter comment les tisserands ont recouru à la grande dimension pour remettre en question les associations stéréotypées entre les fibres, l’artisanat utilitaire et la domesticité15, et pour déconstruire « le stéréotype encore répandu [à l’époque] de la modestie et de la passivité féminines16 », comme le soulignent Janet Koplos et Bruce Metcalf. Cela a également permis de révéler des récits invisibles de communautés marginalisées. À tel exemple, la pièce monumentale de Marge Yuzicappi, Tapestry (Ta-hah-sheena), vers 1970 (cat. 60), est une œuvre audacieuse qui revendique un espace pour les femmes autochtones et leurs productions créatives.

Élargir l’horizon

Le besoin d’en savoir plus, de mieux comprendre l’apport des artistes textiles des Prairies aux trames narratives plus larges, demeure. Comment ce phénomène est-il apparu? Comment évaluer les formes artistiques extraordinairement diverses et fascinantes qu’ils ont produites? Et pourquoi, en revanche, après des décennies d’attention et de nouvelles possibilités pour les artistes travaillant avec les textiles, l’intérêt a-t-il faibli à la fin des années 1990? C’est la raison pour laquelle la présente publication propose de décrire, d’évaluer et d’élargir l’horizon textile des Prairies. Comme Kelly-Frère le note dans son essai, l’horizon « est une métaphore utile lorsqu’on considère les héritages entrelacés des tisserands des Prairies canadiennes » (p. 124). Nous avons invité des érudits et des artistes à se pencher sur les textiles des Prairies et sur certains des thèmes les plus importants qui façonnent le domaine. Leurs contributions sont réparties en trois groupes thématiques. La première section, « Récupérer les récits », rassemble des études sur des événements particuliers. Les récits historiques, dont plusieurs ont été sauvés de l’obscurité, sont évalués pour démontrer comment le domaine des textiles artistiques a pris forme dans les Prairies, à la fois au sommet et au bas de l’échelle artistique : depuis les réalités locales des fermières des Prairies et des communautés autochtones et métisses, jusqu’à l’entreprise artistique professionnelle de l’art international du textile et son intégration dans l’architecture moderniste. Dans la deuxième section, « Rencontres contextuelles », les auteurs abordent le phénomène du tissage dans les Prairies selon des perspectives théoriques plus amples, en examinant comment les artistes ont pris part aux récits plus vastes du modernisme, du postmodernisme, du féminisme, de la théorie de l’artisanat et du régionalisme dans les Prairies, élargissant ainsi notre compréhension des pratiques artistiques textiles. La troisième section, « Élargir le cadre », développe la discussion sur les œuvres présentées dans Prairies entrelacées dans le domaine de la théorie critique, explorant comment fonctionnent l’affect, l’art et les textiles.

Jennifer Salahub commence par un survol historique indispensable dans « Reculez – Il n’y a rien à voir – Circulez ». Professeure émérite à l’Université des arts de l’Alberta, Salahub est une historienne du textile qui a publié de nombreux ouvrages et qui excelle dans la reconstruction de récits grâce à des recherches approfondies dans les archives. Son essai porte « sur l’héritage qu’a laissé [la période moderne] – plutôt que sur ses sources – car le mouvement des arts textiles est né de l’art moderne et il joue un rôle actif dans la toile narrative du modernisme au sens large » (p. 18). La recherche des sources a mené Salahub à la période antérieure à 1960, une époque qui, à première vue, ne présente guère d’intérêt. Mais comme dans un épisode de Seinfeld, une comédie de situation qui soi-disant ne parle de rien, Salahub trouve dans les détails une histoire riche et nuancée. Elle examine, par exemple, les mentions de l’influence du modernisme sur les textiles dans les journaux albertains des années 1910 et 1920, la renaissance de l’artisanat dans les années 1930 et 1940, les débats sur le modernisme pendant les années formatrices de l’enseignement du tissage à la Banff School of Fine Arts et au Provincial Institute of Technology and Art de Calgary, de même que les projets utopiques de tissage destinés aux familles d’agriculteurs, propagés par l’Église catholique romaine et la Searle Grain Company. Les récits mis au jour vont à l’encontre de la caractérisation simpliste de l’art moderniste de la fibre des années 1960 et 1970, qui viendrait de nulle part. Comme l’affirme Salahub, « les graines d’un mouvement textile régional, vigoureux et moderne avaient été semées dans les Prairies bien avant la naissance du mouvement de l’art de la fibre », une conclusion qui nous rappelle que l’histoire est écrite, que le savoir est construit et que l’amnésie n’est pas aussi innocente qu’il n’y paraît.

Un autre essai portant sur des histoires négligées est celui de Sherry Farrell Racette intitulé « Modernistes marginalisés : Coopératives et arts textiles autochtones en Saskatchewan, 1960-1972 ». Racette est d’ascendance métisse, membre de la Première Nation Timiskaming et professeure à l’Université de Regina. En tant qu’érudite, curatrice et artiste, elle s’intéresse particulièrement à l’histoire, au savoir et à la pédagogie des femmes autochtones. Son essai offre un récit parallèle à celui de Salahub, examinant non seulement une histoire oubliée ou non écrite, mais aussi une histoire qui a souvent été activement réprimée. Elle note comment l’expression culturelle, en particulier la création de costumes et d’objets cérémoniels, « l'âme même de l’expression artistique » (p. 38), a été interdite par les politiques gouvernementales. Ironiquement, ces mêmes gouvernements fédéral et provinciaux se sont pris d’un nouvel engouement pour la culture autochtone dans les années 1960, ce qui s’est traduit par diverses initiatives de création, notamment la production de petits tapis en fourrure de lapin crochetés au doigt dans le nord de la Saskatchewan, comme en témoigne l’œuvre de l’artiste crie Ann Ratt (cat. 44 et 45) et la confection de tapis fabriqués au crochet à clapet, appelés « Ta-hah-sheena » par les artistes de la Sioux Handcraft Co-operative de la Première Nation Dakota de Standing Buffalo, dans le sud de la Saskatchewan (cat. 7, 15, 16, 17, 24, 33, 34, 54, 60 et 61).

Elle raconte en détail l’histoire de la coopérative, décrivant les défis auxquels les membres du groupe ont dû faire face en travaillant en marge de la société et dans le cadre d’une structure coopérative contraignante. Malgré des succès notables – un documentaire de l’Office national du film du Canada, une couverture internationale et des commandes importantes telles que celles réalisées pour la bibliothèque de l’Université de Regina – le projet a été de courte durée, en partie parce que les textiles ne correspondaient pas aux idées reçues sur l’art autochtone, qu’ils nécessitaient des matériaux coûteux et que leur production exigeait une main-d’œuvre abondante. D’un point de vue critique, Racette montre comment la coopérative a fonctionné comme conduit de connaissances au sein du tióšpaye dakota, « un réseau complexe de familles élargies centrées sur les femmes » (p. 45). En outre, des lectures trop littérales du symbolisme des tapis, elle extrait la « créativité illimitée » présente dans leur « langage géométrique audacieux » (p. 46). Son essai nous rappelle que l’abstraction est ancrée dans le vocabulaire visuel et l’expérience des Dakotas/Lakotas, et qu’elle n’est pas une forme importée par le modernisme.

L’essai de Cheryl Troupe, intitulé « Histoires métisses et travail artistique des femmes dans “ Margaret’s Rug ” » offre une perspective métisse sur les liens entre le lieu, les femmes et les textiles. Troupe est citoyenne de la Nation métisse de la Saskatchewan et membre de la section locale no 11 Gabriel Dumont à Saskatoon. Elle est également professeure adjointe d’histoire à l’Université de la Saskatchewan, où ses recherches portent sur les communautés métisses de réserves routières et sur les rapports entre la terre, le genre et la parenté. Cheryl Troupe explique : « La colonie agricole et la politique du gouvernement canadien de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ont progressivement déplacé et dépossédé les Métis des Prairies, en les forçant à déplacer leurs familles et à se réinstaller sur une terre qui ne leur appartenait pas. Ils ont formé ainsi des communautés sur des terres de la Couronne récemment recensées et inoccupées qui avaient été réservées pour les routes, près des réserves des Premières Nations, ou sur les Correction Lines représentant des ajustements à l’arpentage des terres fédérales visant à compenser la convergence des lignes de longitude. Ces espaces, uniques aux provinces des Prairies, sont connues sous le nom de communautés de réserve routière17 ».

S’appuyant sur ses recherches communautaires de longue date, elle propose un récit intime de l’histoire textile de Margaret Harrison, une artiste qui a grandi dans la communauté de la réserve routière du lac Katepwa, dans la vallée de la Qu’Appelle, au sud de la Saskatchewan. Troupe démontre comment le modernisme, sous la forme du colonialisme de peuplement et de l’économie agraire, a marginalisé les communautés métisses – en particulier les hommes – et a créé les conditions pour que la production artistique des femmes devienne un moyen important « d’assurer la stabilité économique et la continuité culturelle au cours d’une période de transition économique, sociale et politique de plus en plus rapide » (p. 57). Il est bon de réfléchir aux choix limités des femmes métisses relativement à leur participation au modernisme et à la façon dont elles ont fait tout ce qui était nécessaire pour subvenir aux besoins de leurs familles. En outre, Troupe montre comment les tapis fabriqués au crochet à clapet continuent à relier les membres d’une même famille les uns aux autres, à leurs communautés et à la terre. Pour Harrison, en particulier, la fabrication de tapis au crochet à clapet est un « moyen mnémotechnique » (p. 56) qui encourage le souvenir et le partage de détails sur le lieu et la parenté – un objectif magnifiquement réalisé dans Margaret’s Rug, un portrait contemporain de la communauté de sa famille le long des rives du lac Katepwa (cat. 22).

Si Salahub, Racette et Troupe nous rappellent la complexité de l’histoire reçue, ses angles morts et ses legs durables, l’histoire plus récente de la Banff School of Fine Arts témoigne à la fois de la progression et de la marginalisation de l’art textile sur la scène artistique contemporaine. Bien que le tissage traditionnel ait été enseigné à l’école depuis des décennies, l’arrivée de Mariette Rousseau-Vermette en 1977 a marqué un tournant vers le tissage expérimental à grande échelle. « Le don du temps, le don de la liberté : Le tissage et les arts textiles au Banff Centre » explore l’histoire des textiles à l’école. Habitant non loin de Banff, Mary-Beth Laviolette a été une observatrice attentive de l’école, tout en travaillant comme curatrice d’art indépendante, mais aussi comme chercheuse et rédactrice munie d’une connaissance approfonde des métiers d’art au Canada. Elle décrit comment l’atelier des textiles de Banff, sous la direction de Rousseau-Vermette et d’Inese Birstins, a attiré des élèves, des formateurs et des visiteurs du monde entier, y compris de nombreuses sommités du monde des textiles : Mildred Constantine, Sheila Hicks, Magdalena Abakanowicz, Jack Lenor Larsen, Neda Al-Hilali et Joyce Weiland, parmi de nombreux autres. Comme le note Laviolette, l’atelier a fourni « l’espace, l’énergie et la liberté nécessaires » (p. 66) à la création d’un art parmi les plus avancés de son temps », un rare moment d’action progressiste pour le textile. Cependant, un peu plus d’une décennie après l’arrivée de Rousseau-Vermette, l’école de Banff s’est dirigée vers une nouvelle orientation. Elle a adopté une approche plus interdisciplinaire qui tendait à niveler, au nom de l’art contemporain, « tout ce qui était lié à la compétence ou à la pensée artisanale » (p. 74). Le récit de Laviolette souligne non seulement les vicissitudes de la politique institutionnelle, mais aussi la vulnérabilité persistante des textiles dans les hiérarchies du monde de l’art.

Le dernier essai de la section Récupérer les récits, « Espaces vivants et habitables : Les textiles et l’architecture des Prairies », de Susan Surette, examine les liens très étroits entre le modernisme, l’architecture et les textiles, relations qui ont donné naissance au phénomène international de l’art textile dans la seconde moitié du XXe siècle. Surette est une artiste céramiste, historienne de l’artisanat et chargée de cours à l’Université Concordia de Montréal. Elle a beaucoup écrit sur l’artisanat, et en particulier sur les relations entre les objets, les créateurs et les consommateurs. Ancienne tisserande et vannière, elle continue de se passionner pour tout ce qui a trait aux textiles. Son essai examine comment les artistes des Prairies ont traduit les « perspectives mondiales en langages textiles sensibles aux préoccupations et aux intérêts régionaux » (p. 100), des perspectives englobant celles qui appartiennent à l’architecture moderniste. Elle note que les œuvres textiles étaient nécessaires pour combler une lacune dans les bâtiments modernistes, les rendant habitables, leur conférant un charme personnel, facilitant ainsi non seulement la communication entre les gens, mais aussi entre ces derniers et leurs espaces. L’accueil enthousiaste qu’a réservé à cet essai le collectif Les Prairies est redevable à l’attention portée à la confluence historique entre le boom pétrolier, l’augmentation spectaculaire de la construction et l’alignement des « bailleurs de fonds, des promoteurs et des architectes » (p. 84) qui ont créé de nouvelles occasions pour les artistes textiles et leurs œuvres. Elle note en outre que les artistes des Prairies ont relevé les défis logistiques et conceptuels que présentaient les commandes architecturales monumentales, faisant preuve d’une capacité d’adaptation que les créateurs de tissage utilitaire n’ont souvent pas eue. De nombreux tisserands des Prairies ont maintenu, par exemple, une double pratique, produisant à la fois des tissus fonctionnels et utilitaires et des textiles qui rivalisaient avec d’autres formes d’art moderne. Presque tous les artistes représentés dans Prairies entrelacées ont participé à une commande architecturale à un moment ou à un autre de leur carrière, et la liste des commandes nationales et internationales que Surette examine est vraiment stupéfiante : des tours de bureaux aux édifices gouvernementaux, en passant par les universités et les centres culturels, les ambassades et les consulats, jusqu’à un Burger King à Medicine Hat. Quel que soit l’endroit où elles se trouvaient, les œuvres de ces artistes « ont joué des rôles complexes dans de multiples contextes sociaux, culturels, politiques et architecturaux » et, ce faisant, « ont jeté les ponts entre les institutions, le public et les artistes » (p. 100). En conclusion, Surette attire l’attention sur la nécessité de sauvegarder ces trésors qui menacent de disparaître incessamment.

« Rencontres contextuelles », la deuxième section de Prairies entrelacées, est introduite par l’essai « Exposition Prairies entrelacées : Rencontres, désirs et défis » de Julia Krueger et Michele Hardy. Les autrices examinent ensemble le contexte de conservation du projet lui-même qu’a singulièrement mis en lumière la pandémie de COVID-19. Effectuer des recherches sur un moyen d’expression tactile pendant les fermetures et dans un contexte de restrictions complexes s’est révélé frustrant, mais a permis de relever des enjeux critiques et récurrents eu égard à la sensibilisation aux textiles ainsi qu’aux problèmes liés à l’accès et à la préservation de ces derniers. Pour Krueger et Hardy, la rareté des documents d’archives relatifs aux textiles et aux artistes des Prairies a été particulièrement problématique.

Les curateurs, n’étant pas tisserands, ont reconnu l’importance d’inclure le point de vue d’un tisserand sur le projet et ses divers objectifs. « Le tissage à l’horizon : Rencontres avec l’art textile dans les Prairies canadiennes » de Mackenzie Kelly-Frère offre un récit profondément personnel de l’apprentissage du tissage et de la façon dont les « communautés de pratique » ont abordé le tissage en tant que forme d’art. Tisserand, professeur et érudit qui enseigne à l’Université des arts de l’Alberta, Kelly-Frère appuie son essai sur les recherches approfondies qu’il a menées sur l’histoire sociale des textiles, la théorie de l’artisanat et la pédagogie centrée sur l’artisanat. Reprenant l’idée de Glenn Adamson, selon laquelle l’artisanat constitue une « limite conceptuelle » pour l’art moderniste, Kelly-Frère montre comment les artistes de Prairies entrelacées « se sont interrogés sur cette limite conceptuelle tant sur leurs métiers qu’hors métiers, tissant à l’horizon où les traditions textiles sont remises en question par des innovations artistiques de forme, de matérialité et de contexte » (p. 124). Ses descriptions détaillées du travail de plusieurs artistes de l’exposition, Pirkko Karvonen, Katharine Dickerson, Ann Newdigate, Jane Kidd et Pat Adams, fournissent des détails précieux sur la manière dont leur maîtrise des connaissances et des pratiques textiles traditionnelles est associée à une attitude expérimentale tournée vers l’extérieur. Les portraits de ces tisserands déconstruisent efficacement ce que l’auteur décrit comme le récit typique d’artistes « libérés des contraintes que leur imposaient les traditions du tissage et même leurs métiers à tisser » (p. 127), le remplaçant par une histoire nuancée de renouement, de recontextualisation et de renégociation de la tradition et de l’innovation. Kelly-Frère montre comment le travail de ces artistes, ancré dans le paysage, les traditions textiles et l’expérience vécue, nous a aidés à trouver notre place dans les horizons des Prairies et du monde.

La section se termine par la réflexion féministe de Mireille Perron sur la façon dont les artistes textiles des Prairies « reprennent des gestes clés du modernisme… et entrelacent des objectifs militants, affectifs, poétiques et esthétiques pour illustrer la manière dont le textile peut être utilisé pour faire progresser un programme politique et pour rendre la mobilisation matérielle synonyme de participation à la vie communautaire » (p. 161). Professeure émérite à l’Université des arts de l’Alberta, Perron est artiste et enseignante, mais aussi une spécialiste reconnue de l’artisanat. Son essai, intitulé « Les corps contextuels : Du berceau à la barricade », explore une collection d’objets étonnamment diversifiés couvrant trois décennies : déesses (Jane Sartorelli, cat. 50) et compagnons canins (Maija Peeples-Bright, cat. 41) crochetés, tapisseries représentant la naissance (Margreet van Walsem, cat. 56), arbres à nichons tricotés (Phyllis Green, cat. 18) et tapis fabriqués au crochet à clapet fait à partir de condoms (Nancy Crites, cat. 9) ou encore s’inspirant de messages manuscrits gribouillés (Cindy Baker, cat. 4). Comme le démontre Perron, ces provocations textiles remettent en question l’autorité et le patriarcat dans le monde de l’art, explorent les liens entre le fait-main et la politique du corps et réinventent les rapports entre les créateurs et les spectateurs. D’autres œuvres reprennent les impératifs théoriques afin de remettre en question les définitions imposées et les frontières catégorielles en embrassant les états « intermédiaires », une approche exploitée avec une efficacité inouïe par Ann Newdigate et Mary Scott. L’essai de Perron parcourt les générations, les principes théoriques, les matériaux et les méthodologies afin de révéler les « nouveaux moyens d’interprétation » qui ont émergé de l’engagement des Prairies dans un champ élargi de pratiques féministes et artisanales.

L’essai d’Alison Calder présente une approche interdisciplinaire qui souligne les multiples perspectives que partagent les artistes textiles et les écrivains des Prairies. Poète renommée et spécialiste de la littérature des Prairies canadiennes, Calder est professeure à l’Université du Manitoba, et ses travaux portent sur la perception, le régionalisme et l’écocritique. Dans « Six façons de découvrir Prairies entrelacées », elle évoque les manières de comprendre les paysages et les corps des Prairies et explique comment les artistes des Prairies résistent à ces conventions ou les compliquent. Par exemple, elle note que les colons ont appréhendé les Prairies comme un site d’extraction de ressources prises pour acquises, une vision conventionnelle que les écrivains, tels que Tim Lilburn, et les tisserandes, comme Jane Kidd et Pirkko Karvonen, s’efforcent de démentir. En outre, elle observe que les Prairies, malgré leur abstraction géométrique fondamentale, ne sont ni vides ni à être remplies, mais qu’elles sont d’ores et déjà vivantes, regorgeantes et profondes. S’intéressant aux préoccupations liées à l’identité féminine, Calder établit de surcroit un lien entre les écrivaines féministes, telles que Lorna Crozier, et les objets ludiques et transformateurs de Phyllis Green, Aganetha Dyck et Nancy Crites, alimentant ainsi le débat de Perron. Enfin, suivant l’exemple de la poétesse oglala lakota Layli Long Soldier, Calder estime que les tapis fabriqués au crochet à clapet de la Sioux Handcraft Cooperative sont des « actes » plutôt que de simples objets, des témoignages du savoir et de la confection traditionnels qui établissent un lien entre les corps et les espaces, le temps et l’identité. À travers son propre acte de lecture comparative, Calder explore la résistance et la complexité, soutenant que la puissance des textiles, comme celle de l’écriture, est liée à « la multiplicité, l’ambiguïté, le report et la mobilité » (p. 177).

Dans une troisième section intitulée « Élargir le cadre » Timothy Long, co-curateur de Prairies entrelacées, termine le collectif par une contribution théorique inédite. Il remarque que « Prairies entrelacées ne représente qu’une partie d’une histoire plus large, à l’ssue de la Deuxième Guerre mondiale, celle des échanges qui se sont produits entre flexibilité du fil de tissage et le pouvoir conceptuel du cadre, échanges qui ont déclenché un phénomène global dont les effets se font encore sentir de nos jours » (p. 211). Long examine la relation entre le tissage et l’art, ainsi que l’acte d’encadrement, dans un rigoureux exercice de « réflexion à travers l’artisanat » (Glenn Adamson). Les textiles sont (évidemment) différents de la peinture, mais l’analyse de Long porte moins sur ce qu’ils sont que sur leur manière d’être. Étranger au monde du textile, mais jouissant d’une expérience de plusieurs décennies à titre de curateur en chef de la Mackenzie Art Gallery où il a exploré des dialogues interdisciplinaires mêlant l’art, le son, la céramique, le cinéma et la danse contemporaine, Long propose ici une remise en question critique du tissage en tant que forme d’art dotée de son propre cadre. En élargissant la théorie de Girard, il soutient que si le cadre de l’art est excisionnel, celui des textiles est ombilical : le premier se sépare du monde pour produire une présence esthétique; le second se détache des moyens de production (le fil, le métier à tisser) pour toucher le monde et ses structures fondamentales. Le cadre de l’artisanat, affirme-t-il, « n’est jamais éloigné de la chair » (p. 193). De la sorte, il établit une importante distinction que les créateurs de textiles et les érudits ont rarement formulée avec autant de précision et d’ancrage dans la pratique régionale. Son essai nous rappelle que le tissage peut porter un regard critique sur les hiérarchies établies et favoriser le rapprochement entrelacé des créateurs et des communautés.

L’entrelacement se poursuit

Le sentiment d’aventure créative, de découverte et de potentiel infini éprouvé par les artistes participant à l’exposition était presque palpable lors des entretiens que les curateurs et les auteurs des essais ont menés au cours de ce projet – certains de ces entretiens se trouvant publiés sur le site Web de l’exposition. Cet enthousiasme, fruit d’une époque plus optimiste, est souvent freiné par le sentiment de perte qui a accompagné le recul de l’intérêt et des perspectives pour les tisserands et autres artistes de l’entrelacement au cours des deux dernières décennies. Suite à cette transformation, de nombreux artistes se sont tournés vers d’autres moyens d’expression ou ont continué à produire des tissages dans le cadre d’horizons plus limités. Dans tous les cas, cependant, les artistes se sont réjouis de pouvoir partager leurs souvenirs et leurs réflexions sur ce qui a été généralement reconnu comme une période de production et d’activités extraordinaires au sein de leur domaine de création. L’objectif de ce projet n’était donc pas seulement de retrouver ces récits perdus, mais aussi de créer un lien entre des générations d’artistes, de groupes d’artistes, de guildes, d’érudits et de collectionneurs, et de leur offrir une tribune leur permettant de partager œuvres d’art et récits. Notre équipe de curateurs reste convaincue que les œuvres présentées dans cette exposition ont un pouvoir générateur qui continuera d’inspirer d’éventuelles recherches et productions. Les essais réunis dans la présente publication contribuent à cet effort en proposant une évaluation, en attente depuis longtemps, des horizons théoriques et créatifs que les artistes ont ouverts au cours d’une période d’intense créativité qui fit appel à des formes à la fois nouvelles et historiques. En comblant cette lacune dans l’histoire de l’art des Prairies, nous espérons que, de manière plus générale, nous pourrons également jeter un nouvel éclairage sur les nombreux croisements productifs entre l’artisanat et l’art au Canada. Les œuvres d’art présentées dans Prairies entrelacées, n’étant elles-mêmes qu’un petit échantillon d’un vaste domaine d’activités créatives, nous permettent d’apprécier, une fois de plus, la façon dont les artistes de la période ont tissé dans chaque fibre de leurs extraordinaires créations ce qu’ils valorisaient dans l’art, l’artisanat, l’histoire, la culture, la politique et l’Ouest canadien.

notes

  1. 1Anne Newlands, « Mariette Rousseau-Vermette : Journey of a Painter-weaver from the 1940s through the 1960s », Journal of Canadian Art History / Annales d’histoire de l’art canadien, 2011, vol. 32, no 2, 2011, p. 74-107.
  2. 2 Newlands, « Rousseau-Vermette », p. 87.
  3. 3 Williamson cité dans Sandra Alfody, « Excellence, Inventiveness, and Variety : Canadian Fine Crafts at Expo 67 », dans Alan Elder (dir.), Made in Canada : Craft and Design in the Sixties, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2005, p. 55.
  4. 4 Les biennales de la tapisserie de Lausanne ont eu lieu à Lausanne, en Suisse, de 1962 à 1995. Fondées par les artistes Jean Lurçat, Pierre Pauli, Paul-Henri Jaccard, Georges-André Chevallaz et René Berger, elles avaient pour but « d’enregistrer, de documenter et surtout de montrer la vitalité et la créativité de l’art contemporain de la tapisserie » : Fondation Toms Pauli, http://www.toms-pauli.ch/en/documentation/history/, consulté le 2 avril 2023.
  5. 5 La triennale internationale de Łódź, en Pologne, a vu le jour en réponse au succès des biennales de Lausanne. Lancée en 1972, la triennale avait pour objectif de « promouvoir les textiles artistiques et de renforcer leur position dans le monde de l’art moderne ». La 17e triennale a eu lieu en 2022 : Centralne Muzeum Włόkiennictwa w Łódź, https://cmwl.pl/public/wydarzenie/wybrane/1-ogolnopolskie-triennale-tkaniny-przemyslowej-i-unikatowej-lodz-1972,89,, consulté le 2 avril, 2023.
  6. 6 Wall Hangings, du 25 février au 4 mai 1969, est une exposition (et une publication) qui a eu lieu au Museum of Modern Art de New-York. Organisée par Mildred Constantine et Jack Lenor Larsen, elle avait pour but d’explorer les progrès réalisés dans le domaine du tissage et d’étudier ses liens avec l’art.

    « Les tisserands… ne sont en aucun cas préoccupés par les aspects picturaux du tissage, mais s’efforcent de multiplier les possibilités formelles de l’artisanat. Ils utilisent souvent des tissages conventionnels, mais ils travaillent de plus en plus souvent hors métier, selon des techniques complexes et inhabituelles… leur principale préoccupation [étant] d’élargir les qualités esthétiques inhérentes à la texture », communiqué de presse du 25 février 1969, du Museum of Modern Art https://www.moma.org/documents/moma_press-release_326605.pdf, consulté le 2 avril 2023.

  7. 7 Ce projet explore une constellation de pratiques, dont le tissage, la tapisserie, la sculpture tissée, la fabrication de tapis au crochet à clapet, le tricot et le macramé, dans lesquelles les constructions entrelacées de fils et d’autres matériaux font partie intégrante de la structure de l’objet. Bien que les curateurs reconnaissent les nombreux et merveilleux textiles produits selon d’autres procédés dans les Prairies (en particulier le matelassage et la broderie), ils estiment que les textiles entrelacés produits entre 1960 et 2000 ont été particulièrement expérimentaux, audacieux et ancrés dans le modernisme.
  8. 8 Tanya Harrod, « House-trained Objects : Notes Toward Writing and Alternative History of Modern Art », dans Colin Painter (dir.), Contemporary Art and the Home, Oxford, Berg, 2002, p. 64.
  9. 9K. L. H. Wells, « Weaving Modernism : Postwar Tapestry Between Paris and New York », New Haven and London, Yale University Press, 2019, p. 9.
  10. 10Marilyn Stokstad et Michael W. Cothren, Art History : A Brief History, 6e édition, Upper Saddle River, NJ, Pearson, 2016, p. 513.
  11. 11Dans ce collectif, les tapis suspendus font référence à des tapis créés avec un crochet et dont la surface est recourbée, tandis que les tapis tissés au clapet sont réalisés à partir d’un clapet nouant la fibre à la base du canevas.
  12. 12Glenn Adamson affirme que « Les questions qui ont préoccupé les artistes des années 1960 et 1970 tournaient autour de l’identité de l’artiste de la fibre «  artisan ou sculpteur », dans « The Fiber Game », The Journal of Cloth and Culture 5, no 2, 2015, p. 171. Elissa Author discute de ces deux identités dans «From Design for Production to Off-Loom Sculpture », dans Jeannine Falino (dir.), Crafting Modernism: Midcentury American Art and Design, New-York, Abrams, 2012, p. 145.
  13. 13Elissa Auther, String, Felt, Thread : The Hierarchy of Art and Craft in American Art, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, p. 7.
  14. 14Janet Koplos and Bruce Metcalf, Makers : A History of American Studio Craft, Hendersonville, NC, The Center for Craft, Creativity and Design, 2010, p. 259.
  15. 15Nous sommes redevables aux écrits d’Elissa Auther dans String, Felt, Thread sur l’importance du concept dimensionnel dans l’art et l’artisanat.
  16. 16Koplos et Metcalf, Makers : A History of American Studio Craft, p. 259.
  17. 17Cheryl Troupe, courriel adressé à Michele Hardy le 21 juin 2023.
Photo : un mur blanc avec une grande tenture rouge-vert entourée de quatre tentures beaucoup plus petites aux motifs complexes.

Vue de l’exposition de Prairies entrelacées : Tissage, modernismes et cadre élargi, 1960-2000, Nickle Galleries, 2022.

De gauche à droite : Marge Yuzicappi, Tapestry (Ta-hah-sheena), vers 1970 (cat. 60), Florence Maple, Rug, 1969 (cat. 33), Yvonne Yuzicappi, Rug, 1968 (cat. 61), Florence Maple, Tipi Mat, 1967 (cat. 34), Florence Ryder, Untitled (lilac ground), s.d. (cat. 48).

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