Brenda Campbell, Woodlands Undercover, 1975 (cat. 8).
11Ălargir le cadre du tissage
Quel est le type dâencadrement qui convient le mieux au tissage et aux autres pratiques dâentrelacement?1 RĂ©ponse : le plus souvent, aucun. En effet, le cadre en tant que dispositif physique est un ajout superflu. Lâentrelacement de fibres tissĂ©es â pratique dans laquelle jâinclus ici tapis au crochet, macramĂ© et tricot, parmi dâautres â est Ă la fois solide et souple. Ces entrelacements tiennent en place sans aucun besoin de support externe. Plus encore, un cadre revĂȘt une Ă©nergie que je considĂšre Ă©trangĂšre aux tissages, un contour trop rigide pour la dĂ©licatesse de leurs boucles ou de leurs nĆuds. ConsidĂ©rons Woodlands Undercover (1975) de Brenda Campbell, lâune des imposantes tapisseries architecturales de Prairies entrelacĂ©es (cat. 35). Son dialogue avec le pourtour est un exemple magistral de complexitĂ© et de nuances : les bordures se reflĂštent sur son pĂ©rimĂštre comme des lignes de crĂȘte dans un rĂ©troviseur, sâenroulent en cordes suspendues qui divisent des volutes de charbon et de crĂšme, et sâeffilochent en nĆuds Rya qui empĂȘchent lâascension nette de ses frontiĂšres terrestres. Des crĂȘtes ponctuent sa surface et ondulent dans un paysage de laine naturelle, de coton et de molleton. En comparaison, les toiles sculptĂ©es des annĂ©es 1960 et 1970 paraissent plutĂŽt artificielles.
Pourtant, chaque fois quâun tissage est prĂ©sentĂ© dans une galerie ou un musĂ©e, câest dans un cadre artistique, architectural, institutionnel, suivant des conventions dâexposition et des modes dâappropriation des images qui remontent aux origines de la modernitĂ©. Un encadrement est inĂ©vitable si lâon veut qualifier un tissage dâĆuvre dâart. La question du cadre et de son rĂŽle dans la production dâune prĂ©sence esthĂ©tique a Ă©tĂ© au cĆur de ma carriĂšre de conservateur et de mes Ă©crits au cours des vingt derniĂšres annĂ©es. Dans mon travail sur diverses pratiques qui vont de la peinture Ă la cĂ©ramique, en passant par la danse et les installations dâart photographique et cinĂ©matographique, lâanthropologie culturelle de RenĂ© Girard mâa conviĂ© Ă rĂ©examiner lâorigine du pouvoir du cadre ainsi que son rĂŽle dans la mĂ©diation des interactions entre les spectateurs et lâobjet dâart. Prairies entrelacĂ©es â et sa richesse de pratiques qui rĂ©clament leur indĂ©pendance par rapport au cadre des beaux-arts, tout en se lâappropriant â offre lâoccasion de reconsidĂ©rer les spĂ©cificitĂ©s du cadre du tissage, moyen dâexpression qui est gĂ©nĂ©ralement nĂ©gligĂ© ou sous-estimĂ©.
Cette exploration sâinscrit dans un corpus croissant de thĂ©ories textiles qui, depuis les annĂ©es 1990, permettent dâenvisager un Ă©largissement du cadre du tissage qui laisserait ce mĂ©dium « respirer » et se rĂ©aliser selon ses propres termes, sans le bord confinant dâun encadrement ou dâun socle. Des Ă©tudes rĂ©centes, telles que The Handbook of Textile Culture (2017), dĂ©montrent lâextraordinaire polyvalence du tissage dans le domaine plus vaste des textiles, polyvalence qui permet de rĂ©pondre Ă une multitude de prĂ©occupations culturelles, sociales, politiques, historiques et esthĂ©tiques, ainsi quâĂ leurs intersections.2 Ăvoquant le regain dâintĂ©rĂȘt des conservateurs et commissaires internationaux pour lâart textile contemporain, Christine Checinska et Grant Watson Ă©numĂšrent quelques-unes des orientations actuelles : prĂ©occupations formelles de la sculpture abstraite ou souple, processus sĂ©quentiel de la construction textile, fĂ©minisme, travail des femmes et travail artisanal, hiĂ©rarchies entre art et artisanat, arts appliquĂ©s et beaux-arts, ainsi quâarchitecture et design, commerce, industrie et mondialisation.3 Comme nous le verrons, cette liste pourrait avoir Ă©tĂ© conçue pour les Ćuvres de Prairies entrelacĂ©es. Si le langage des dĂ©bats a Ă©voluĂ©, les liens matĂ©riels Ă©tablis par les artistes travaillant dans la seconde moitiĂ© du XXe siĂšcle sont toujours dâactualitĂ©. Cet essai relĂšve donc le dĂ©fi dâarticuler le cadre de leur production, Ă la fois comme une Ă©valuation historique nĂ©cessaire et comme une incursion thĂ©orique ayant des applications contemporaines.
Le cadre ombilical
Imaginez un atelier au bord dâune riviĂšre oĂč une artiste, assise sur une caisse, travaille sur son mĂ©tier Ă tisser. Par la fenĂȘtre, elle aperçoit des fragments Ă©pars du monde qui flottent dans lâeau. Un jour, une prothĂšse de jambe en bois passe devant elle. Elle se remĂ©more son passĂ©, sa maison en Afrique du Sud, la bataille coloniale qui a coĂ»tĂ© la vie Ă son grand-pĂšre. Un autre jour, elle reçoit des fleurs sĂ©chĂ©es dâamis lointains. Elle pense Ă sa nouvelle maison au bord dâune riviĂšre des Prairies en Saskatchewan, au chef mĂ©tis Louis Riel et Ă une autre vie perdue lors dâune guerre coloniale. Elle enregistre rapidement ses impressions sous forme de dessins, de collages. Elle prend sa navette et commence Ă tisser. Elle redĂ©finit la nature de la tapisserie. Elle fabrique une nouvelle prothĂšse, un membre fantĂŽme de souvenirs dont la douleur est intĂ©grĂ©e Ă la tapisserie quâelle tisse.4
Ann Newdigate, National Identity, Borders and the Time Factor, or, Wee Mannie (détail), 1982 (cat. 38). Au centre de ce détail se trouve la silhouette de Louis Riel, en référence à la photographie historique du chef Métis aprÚs sa capture à Batoche en 1885.
Cette rĂ©flexion appartient Ă Ann Newdigate, lâune des critiques les plus lucides et Ă©loquentes dans le domaine du tissage depuis de nombreuses annĂ©es. Avec des tapisseries telles que National Identity, Borders and the Time Factor, or Wee Mannie, créée au studio Dovecot by the Water du quartier Leith pendant ses Ă©tudes au collĂšge dâart dâĂdimbourg en 1982, Newdigate a entrepris une rĂ©flexion de plusieurs dĂ©cennies sur le potentiel du tissage en tant quâoutil de recherche critique (cat. 26). En 1995, dans un essai succinct et pertinent qui a Ă©tĂ© inclus dans la collection New Feminist Art Criticism dirigĂ©e par Katy Deepwell, elle a abordĂ© les incertitudes thĂ©oriques auxquelles sont confrontĂ©es les tisserandes des Prairies. Le titre de cet essai rĂ©sume leur situation avec une candeur ironique : « Une sorte dâart, de tapisserie : la tapisserie en tant quâaccĂšs simplifiĂ© aux dĂ©finitions, langages, institutions, attitudes, hiĂ©rarchies, idĂ©ologies, constructions, classifications, histoires, prĂ©jugĂ©s et autres mauvaises habitudes de lâOccident »5. Newdigate situe la tapisserie dans un territoire indĂ©fini entre lâart et lâartisanat, entre le centre et la marge, entre lâhĂ©gĂ©monie de lâhomme blanc privilĂ©giĂ© et les communautĂ©s marginalisĂ©es selon la classe sociale, le sexe et la race. Reconnaissant le statut subalterne de la tapisserie dans le monde de lâart, elle ne dĂ©sespĂšre pas de cet Ă©tat de fait. Au contraire, elle apprĂ©cie cette situation marginale comme une position productive unique Ă partir de laquelle on peut Ă©roder les oppositions culturelles :
Je travaille la tapisserie principalement pour sa matĂ©rialitĂ© et sa capacitĂ© Ă Ă©voluer au sein des traditions, Ă faire la navette entre diverses positions thĂ©oriques, Ă osciller autour des frontiĂšres, Ă dĂ©fier les hiĂ©rarchies et Ă Ă©tablir des liens avec de nombreux impĂ©ratifs de rĂ©sonance diffĂ©rents. Ce mĂ©dium, originaire de partout et de nulle part, est Ă la fois de lâordre du tout et du rien. Il est ce que vous pensez, il Ă©voque ce que vous ne savez pas et ne pouvez pas vous rappeler â il nâoffre aucune certitude.6
Cette citation de Newdigate Ă©voque non seulement lâĂ©nigme crĂ©ative et critique Ă laquelle sont confrontĂ©s de nombreux artistes Ćuvrant dans le domaine du tissage, mais aussi la libertĂ©, au mĂȘme titre que les dĂ©fis, de travailler en dehors et Ă lâencontre des cadres thĂ©oriques et des systĂšmes de valeur Ă©tablis. Bien que ce texte ait Ă©tĂ© Ă©crit il y a plus de vingt-cinq ans, il dĂ©crit une situation qui perdure de nos jours. AprĂšs avoir vu Prairies entrelacĂ©es, lâartiste de Calgary Mary Scott â reprĂ©sentĂ©e dans lâexposition par une Ćuvre traversant elle aussi les frontiĂšres matĂ©rielles et conceptuelles (cat. 30) â a insistĂ© sur le dĂ©fi que reprĂ©sente, pour un conservateur de musĂ©e, de plonger dans « une discipline dont les contours et les limites sont difficiles Ă cerner, une discipline qui rĂ©vĂšle un niveau et une qualitĂ© dâinvention tout Ă fait stupĂ©fiants ».7 La rĂ©action de Scott semble confirmer lâaffirmation de Newdigate suivant laquelle la tapisserie, et par extension le tissage, ne propose « aucune certitude ». Cherchant Ă articuler, comme conservateurs, les horizons thĂ©oriques qui se sont ouverts aux tisserands des Prairies aprĂšs les annĂ©es 1960, ainsi que les limites auxquelles ils ont Ă©tĂ© confrontĂ©s, notre tĂąche demeure exaltante, mĂȘme si elle est parfois excessivement dĂ©licate.
Lâincertitude sur les contours des tissages renvoie toutefois aussi Ă la question de leur encadrement. LâĂ©valuation de cette situation par Newdigate repose sur sa propre expĂ©rience, durement acquise, qui lui a permis dâaborder le cadre de la peinture moderniste par le biais de la tapisserie. Sa premiĂšre tentative dâacceptation critique rejetĂ©e, elle a entamĂ© un long processus de familiarisation avec un moyen dâexpression qui ne correspondait pas Ă ce cadre esthĂ©tique. La tapisserie, a-t-elle alors conclu, fournit « un accĂšs rapide aux attitudes europĂ©ennes institutionnalisĂ©es ».8 Ainsi, la pratique en atelier de Newdigate sâappuie sur cette comprĂ©hension thĂ©orique pour rejeter catĂ©goriquement les cadres dâautoritĂ© qui sous-tendent lâart moderniste : son Ćuvre est postmoderne par sa dissolution des hiĂ©rarchies des genres, du centre et des marges, postcoloniale par sa comprĂ©hension de son propre privilĂšge en tant que Canadienne blanche de classe moyenne originaire dâAfrique du Sud, et fĂ©ministe par son adoption dâune forme dâart pratiquĂ©e principalement par des femmes qui ne correspond aucunement aux dĂ©finitions de lâart noble (la peinture) ni Ă celles de lâart populaire (lâartisanat).
La question reste toutefois posĂ©e : quel est le cadre appropriĂ© pour le tissage si ce nâest pas celui de la peinture ni de la sculpture? Que peut-on proposer alors, si ce nâest une incertitude sans cadre? Si lâon en croit Newdigate, tenter dâĂ©laborer une thĂ©orie du tissage reviendrait Ă assembler ses contours fragmentaires en un tout illusoire et nĂ©cessairement coercitif. Il est intĂ©ressant de noter que sa position rejoint la proposition Ă©mise quelques annĂ©es auparavant par le thĂ©oricien du textile et Ă©migrĂ© sud-africain Sarat Maharaj : la catĂ©gorie plus vaste de lâart textile est, pour reprendre lâexpression de Derrida, de lâordre de lâ« indĂ©cidable » : « quelque chose qui semble appartenir Ă un genre, mais qui dĂ©passe sa frontiĂšre et semble tout aussi Ă lâaise dans un autre genre. Il appartient aux deux, pourrions-nous dire, en nâappartenant Ă aucun des deux ».9 Cependant, plutĂŽt que de nous contenter de cette description du tissage comme nomade perpĂ©tuel, nous dĂ©sirons approfondir cette question pour comprendre comment les frontiĂšres de lâart et du tissage ont Ă©tĂ© Ă©tablies, ce quâelles signifient sur le plan socio-anthropologique et, finalement, comment elles sâentrecroisent dans les Ćuvres exposĂ©es dans Prairies entrelacĂ©es. Ce que nous proposerons, câest que le tissage, en tant que forme dâart, est Ă la fois reliĂ© au monde par un fil et par un cadre, idĂ©e simple mais profonde qui explique lâĂ©tonnante capacitĂ© de ce mĂ©dium Ă changer de forme et dâintention. Dans cet essai, jâespĂšre par consĂ©quent Ă©largir le cadre du tissage et trouver une clĂ© permettant de dĂ©chiffrer lâextraordinaire prolifĂ©ration de ce moyen dâexpression Ă un moment critique de lâhistoire de lâart, tant dans les Prairies quâailleurs.
Dans son excellente Ă©tude intitulĂ©e Thinking Through Craft, Glen Adamson propose un point de dĂ©part constructif pour Ă©tudier le cadre du tissage, un point dâentrĂ©e intĂ©grĂ© dans sa rĂ©flexion plus gĂ©nĂ©rale sur le cadre de lâartisanat.10 Dans son argumentation, il commence par aborder une tension fondamentale qui existe au sein des Ćuvres dâart modernistes : entre leurs prĂ©tentions Ă lâautonomie, telles que dĂ©crite par Theodor Adorno, et leurs dĂ©pendances contextuelles, telles que formulĂ©es par Jacques Derrida. Se rĂ©fĂ©rant au concept de parergon ou de cadre (littĂ©ralement « ce qui est attenant Ă lâĆuvre ») de Derrida, Adamson remarque que lâautonomie de lâĆuvre dâart est toujours tributaire dâun cadre. « Le parergon, lorsquâil fonctionne correctement, semble sĂ©parer lâĆuvre du monde. Comme une fleur fraĂźchement coupĂ©e, Ă©crit Derrida, lorsque lâart est coupĂ© de son environnement, il ne saigne pas ».11 Cependant, cette sĂ©paration est effectuĂ©e par un objet, un cadre, qui est lui-mĂȘme issu dâun travail artisanal. Lâartisanat, poursuit Adamson, est un supplĂ©ment nĂ©cessaire Ă la revendication dâautonomie de lâobjet dâart. Si cette conceptualisation de lâartisanat semble renforcer son statut subalterne, Adamson, comme Newdigate, lâenvisage pourtant diffĂ©remment. Il affirme quâart et artisanat sont liĂ©s par une relation de dĂ©pendance mutuelle et que la soi-disant infĂ©rioritĂ© de lâartisanat constitue sa force. En effet, si lâautonomie de lâobjet dâart dĂ©pend de la contingence du cadre, ce nâest quâĂ travers lâartisanat que la relation non reconnue de lâart Ă son contexte peut ĂȘtre comprise et critiquĂ©e. En sâappuyant sur le concept de supplĂ©ment, Adamson fournit une multitude dâexemples de ce que peut signifier « penser par le biais de lâartisanat » dans un grand nombre de pratiques, allant de la cĂ©ramique Ă la bijouterie, en passant par le mobilier, le verre, le tissage et lâart textile.12
Ann Hamilton, Untitled (détail), 1979 (cat. 19).
Ălucidant la multitude de relations contextuelles dans lesquelles lâart est engagĂ©, Adamson dĂ©monte habilement les hiĂ©rarchies qui ont dĂ©savantagĂ© le tissage et dâautres pratiques artisanales. Ces relations contextuelles comprennent la matĂ©rialitĂ©, lâintelligence haptique (compĂ©tence), les rapports au temps et Ă la terre (pastoralitĂ©) et les liens avec les pĂŽles dĂ©favorisĂ©s des hiĂ©rarchies sociales (amateurisme, fĂ©minisme et PANDC). Cependant, bien quâAdamson dĂ©finisse une relation supplĂ©mentaire entre artisanat et art, son explication de lâexistence mĂȘme de cette dynamique reste incomplĂšte. Ă lâappui de son argumentation, Adamson cite la phrase mĂ©morable de Derrida dans La VĂ©ritĂ© en peinture : « le parergon est une forme qui a pour dĂ©termination traditionnelle non pas de se dĂ©tacher mais de disparaĂźtre, de sâenfoncer, de sâeffacer, de se fondre au moment oĂč il dĂ©ploie sa plus grande Ă©nergie ».13 Adamson utilise cette rĂ©flexion pour souligner le fait que lâartisanat doit disparaĂźtre pour que lâĆuvre dâart puisse apparaĂźtre. En dâautres termes, le cadre doit mourir pour que lâart puisse vivre. Bien que cela soit sans aucun doute vrai, ce qui nâest pas pris en compte par Adamson ni par Derrida, câest la place socio-anthropologique du pouvoir par lequel le cadre opĂšre.
Comme je lâai mentionnĂ© ailleurs, si nous voulons expliquer pleinement lâĂ©nergie du cadre, nous devons nous tourner vers ses origines sacrificielles.14 Selon la thĂ©orie du bouc Ă©missaire Ă©laborĂ©e par lâanthropologue culturel RenĂ© Girard, le supplĂ©ment (cadre/artisanat) et la victime de la violence (bouc Ă©missaire) ne font quâun.15 Vu sous lâangle girardien, le cadre fonctionne dâune maniĂšre qui reproduit le schĂ©ma de la violence comme bouc Ă©missaire. Tout comme la foule violente encercle sa victime et lâexpulse du groupe social, le cadre excise une petite parcelle de la rĂ©alitĂ© et lâexclut de notre existence ordinaire. Les motivations de ces expulsions sont liĂ©es. Tant le bouc Ă©missaire que lâĆuvre dâart sont des objets de dĂ©sir collectifs antagonistes â dĂ©sirs qui ne sont pas originels mais plutĂŽt enracinĂ©s dans la contagion mimĂ©tique du « je veux ce quâils veulent ». Lorsque lâexpulsion est rĂ©alisĂ©e, ces dĂ©sirs contradictoires sont soudainement unifiĂ©s. Pour la foule qui dĂ©signe un bouc Ă©missaire, le rĂ©sultat est la reconnaissance collective dâune paix miraculeuse. La victime, qui Ă©tait autrefois source de tous les maux, revient maintenant comme prĂ©sence divine du dieu, origine de tous les bienfaits pour le groupe social nouvellement rĂ©conciliĂ©. De mĂȘme, lâĆuvre dâart, tenue Ă distance par son encadrement, rend Ă sa partie excisĂ©e du monde lâaura quasi divine dâune prĂ©sence esthĂ©tique. Comme lâaffirme Andrew McKenna dans son Ă©tude comparative de Girard et Derrida, toute forme culturelle, y compris la langue et lâart, est un substitut de la victime originelle et, en tant que telle, dĂ©pend Ă son tour dâune autre forme de substitution, lâĂ©criture ou lâartisanat, selon le cas.16 DâaprĂšs cette logique substitutive, le cadre est le supplĂ©ment dâun supplĂ©ment du bouc Ă©missaire. Dans cette perspective, la coupure qui sĂ©pare lâobjet dâart du monde est une autre expression de la violence sacrĂ©e qui maintient lâordre social â on ne peut donc pas dire quâil sâagisse dâun bouquet de fleurs fraĂźchement coupĂ©es dans un vase !
Aganetha Dyck, Rope Dance, vers 1974 (cat. 12).
Susan Barton-Tait, Nepenthe, vers 1977 (cat. 5).
Susan Barton-Tait, Nepenthe (détail), vers 1977 (cat. 5).
Crafts Guild of Manitoba, Prairie Barnacles, 1979 (cat. 32).
Crafts Guild of Manitoba, Prairie Barnacles (détail), 1979 (cat. 32).
La maniĂšre dont la prĂ©sence sacrĂ©e â qui autrefois appartenait au dieu, puis Ă lâidole ou Ă lâicĂŽne â rĂ©ussit Ă habiter lâĆuvre dâart en tant quâaura esthĂ©tique est le rĂ©sultat dâune transformation historique qui a Ă©tĂ© dĂ©crite en dĂ©tail par lâhistorien de lâart Hans Belting dans son Ă©tude magistrale intitulĂ©e Likeness and Presence.17 En appliquant lâanthropologie de la violence de Girard au rĂ©cit de Belting, nous pouvons comprendre que lâencadrement, au-delĂ de son rĂŽle de gĂ©nĂ©rateur de prĂ©sence esthĂ©tique, sert de mĂ©diateur entre lâobjet dâart et le monde, et quâil rĂ©concilie les dĂ©sirs concurrents et mimĂ©tiques des regards intersubjectifs des spectateurs. Le cadre reprĂ©sente Ă©galement la main de lâartiste, dont le gĂ©nie sacerdotal est responsable de la transformation inspirĂ©e de lâartisanat en Ćuvre dâart. Ainsi, par lâentremise de lâencadrement, artiste, Ćuvre et spectateur sont rĂ©unis dans une recrĂ©ation de la scĂšne sacrificielle. Certes, lâhistoire de lâart occidental, du dĂ©but des temps modernes jusquâĂ nos jours, a Ă©tĂ© marquĂ©e par une remise en question progressive du cadre ayant mis en Ă©vidence le contrat sacrificiel liant lâartiste, lâĆuvre dâart et le spectateur. Comme je lâai soutenu ailleurs, lâeffet de cette remise en question nâa pas produit dâiconoclasme, mais plutĂŽt un « théùtroclasme », ou une rupture de la place du spectateur.18 De Giotto Ă Rembrandt, de Manet Ă Warhol, le spectateur est devenu de plus en plus conscient de sa position privilĂ©giĂ©e, et de son implication dans les exclusions que lâĆuvre dâart maintient tacitement ou ouvertement. ParallĂšlement, lâĆuvre dâart, par sa remise en question du cadre, a suscitĂ© une identification avec la victime de violence, sujet occulte de celle-ci.19
Si les relations entre la peinture et la sculpture dâune part, et le sacrĂ© dâautre part, sont absentes du rĂ©cit dâAdamson, il en va de mĂȘme pour lâartisanat. Alors que lâart Ă©voque la victime originelle Ă travers une chaĂźne de substitutions, lâartisanat assiste Ă cette scĂšne en tenant les manteaux des bourreaux, mĂ©taphoriquement parlant, comme Paul lors de la lapidation dâĂtienne. Le tissu recouvre le corps ; la cĂ©ramique et le verre contiennent la libation ; le mobilier abrite lâoffrande. PlutĂŽt que de servir dâobjet de culte, lâartisanat embellit les rituels religieux par le biais de la nourriture, de la boisson et du vĂȘtement, assurant ainsi une contiguĂŻtĂ© contextuelle qui se prolonge dans le domaine de lâart. Ainsi, art et artisanat entretiennent tous deux une relation avec la victime de la violence. Cependant, alors que le cadre qui excise lâart du monde est « exsangue », pour reprendre lâexpression de Derrida, le cadre de lâartisanat nâest jamais Ă©loignĂ© de la chair. Du point de vue de la thĂ©orie du bouc Ă©missaire de Girard, la question du contact est importante. Pour que le transfert des maux sociaux soit rĂ©ussi, le collectif ne doit pas toucher le bouc Ă©missaire car, si le contact a lieu, le groupe social pourrait ĂȘtre contaminĂ© par la violence, et la paix souhaitĂ©e jamais atteinte.20 VoilĂ pourquoi lâobjet dâart, et son cadre quâon a tendance Ă ne pas voir, possĂšde une efficacitĂ© particuliĂšre dans la production de la prĂ©sence, et pourquoi lâobjet artisanal reste de lâordre du supplĂ©ment. Ce qui distingue lâartisanat de lâart, câest la possibilitĂ© de toucher ou non la victime.
La dĂ©sacralisation, ce long processus amorcĂ© par la reconnaissance de lâinnocence de la victime, rend ces relations visibles. Lorsque lâartisanat rencontre les Ă©nergies théùtroclastiques de lâavant-garde moderniste et le souci dâidentification de celle-ci Ă la victime de la violence, il accueille le spectateur de façon bien diffĂ©rente que le fait lâart visuel et ses stratĂ©gies en miroir : il crĂ©e un point de contact entre spectateur et victime, non pas par le biais dâun cadre mĂ©diateur, mais plutĂŽt en tant « quâobjet serviteur ».21 Qui plus est, cette distinction souligne aussi lâimportance des traits essentiels de lâartisanat : son caractĂšre dâobjet inextricablement liĂ© aux conditions de sa production â matĂ©rielles, corporelles, temporelles, gĂ©ographiques et sociales. Câest lĂ oĂč lâartisanat rencontre la chair en souffrance. De mĂȘme, le cadre critique de lâart aide lâartisanat Ă percevoir sa propre relation au sacrĂ©, ainsi que sa participation Ă la production dâune unanimitĂ© violente. Le rĂŽle de lâartisanat nâest donc pas tant de critiquer lâart noble par le biais dâune rivalitĂ© ombrageuse, mais plutĂŽt dâunir ses forces avec lui dans une critique multidimensionnelle du mĂ©canisme de la victime Ă©missaire, Ă travers et contre une gamme variĂ©e de formes culturelles.
Quel est donc le rapport particulier du tissage au sacrĂ©? Contrairement Ă la peinture, le tissage atteint son autonomie lorsquâil sort du cadre, au moment oĂč il est retirĂ© du mĂ©tier Ă tisser. La premiĂšre sĂ©paration du tissage nâest donc pas celle dâune rĂ©alitĂ© quâil reprĂ©sente, mais celle du matĂ©riau qui est son moyen de production. Cette coupe est donc ombilicale, plutĂŽt quâexcisionnelle. Touchez le bord dâun tissage et vous sentez des nĆuds, pas des tĂȘtes de clous. Retournez un tissage et vous voyez sa technique de production, pas la façon dont il a Ă©tĂ© tendu sur un cadre de bois Ă croisillons. Dans la mythologie, les Moires ou Parques de la GrĂšce antique illustrent la violence inhĂ©rente Ă la coupure ombilicale.22 En accomplissant leur tĂąche de filage et de tissage, elles dĂ©terminent ensemble le destin de lâhumanité : Klotho filant la quenouille de la vie terrestre, Lachesis en mesurant la longueur et Atropos dont la coupe finale marque le moment de la mort. Ainsi, la coupure ombilicale est ambivalente : elle signifie Ă la fois le dĂ©but et la fin de la vie. MĂȘme les dieux de lâOlympe sont soumis aux Parques qui reprĂ©sentent les forces sous-jacentes de lâordre et de la hiĂ©rarchie,23 ordre qui est Ă©tabli Ă un certain prix. LâĂ©tymologie du terme « Moire » est « rĂ©partition »24, dĂ©finition qui situe les actions des dĂ©esses dans le domaine sacrificiel : leur coupe dĂ©termine lâinclusion et lâexclusion, et dĂ©cide qui reçoit la vie et qui ne la reçoit pas.25 Ce message est tissĂ© dans chaque piĂšce dâĂ©toffe et transposĂ© sur le corps des individus, du berceau jusquâĂ la tombe.
Comme nous le verrons, câest par leur matĂ©rialitĂ©, leur temporalitĂ©, leur corporĂ©itĂ© et leur altĂ©ritĂ© que les Ćuvres de Prairies entrelacĂ©es rejoignent les spectateurs dans le cadre Ă©largi du tissage moderniste. Au contact de lâĂ©nergie dĂ©sacralisante de lâavant-garde moderniste, le tissage, qui nâavait pas vraiment Ă©voluĂ© depuis son apogĂ©e avec la tapisserie de la Renaissance, a libĂ©rĂ© une Ă©nergie ombilicale qui sâest dĂ©ployĂ©e dans une multitude de directions dĂ©stabilisantes, et qui a dĂ©voilĂ© les nombreux fils dĂ©terministes sur lesquels repose notre civilisation.26 Cette Ă©nergie Ă©tant ambivalente, elle vise Ă la fois lâordre Ă©tabli et son dĂ©mantĂšlement. Cette comprĂ©hension est utile non seulement pour dĂ©finir lâengagement du tissage Ă lâĂ©gard du cadre de lâart, mais aussi Ă lâĂ©gard de cadres extĂ©rieurs Ă la culture occidentale. Câest peut-ĂȘtre ainsi que nous pourrons trouver les « contours et les limites » difficilement saisissables de cette discipline.
Contextes : matérialité et temporalité
Imaginez une salle remplie de tapisseries. Lâespace est vaste, impressionnant. Ici, les inventions picturales du cubisme sâaniment peu Ă peu sur les grands mĂ©tiers Ă tisser des Gobelins et dâAubusson. Les oiseaux dĂ©coupĂ©s dâHenri Matisse sâenvolent dans une tapisserie, et dans lâautre les tracĂ©s architecturaux de Le Corbusier se bousculent. Puis, vous dĂ©couvrez une Ćuvre sans image, sans aucun dessinateur-peintre transmettant une illustration Ă un traducteur tisserand. Dâune taille supĂ©rieure Ă celle dâun ĂȘtre humain et dâune largeur de prĂšs de quatre bras, câest un panorama de sensations colorĂ©es, froides, mais vibrantes de vie. Ce panorama se dĂ©place en cordons verticaux, allant des bruns profonds de lâhumus forestier aux bandes glacĂ©es de bleu marine, en passant par des Ă©tendues intermĂ©diaires de glace et de ciel, jusquâaux confins gelĂ©s de lâespace intersidĂ©ral. Câest une coupe transversale de lâhiver. Seules les sauvages inventions texturĂ©es produites sur des mĂ©tiers Ă tisser polonais sâapprochent de ces intentions tissĂ©es.
AnimĂ©s par une coupure ombilicale plutĂŽt quâexcisionnelle, les tisserands des annĂ©es 1960 ont ouvert de nouvelles possibilitĂ©s matĂ©rielles et formelles le long des limites contingentes de leur mĂ©dium. Partant de la logique structurelle du tissage, ils ont explorĂ© diverses techniques dâincarnation des couleurs, de bords nouĂ©s, de suspension et de mesure du temps. DĂ©jĂ , lors de la premiĂšre biennale internationale de tapisserie de 1962 Ă Lausanne, des artistes-tisserands comme la Canadienne Mariette Rousseau-Vermette se distinguaient de noms français plus connus comme Le Corbusier, Henri Matisse et Henry Lurçat, qui, en tant que peintres-illustrateurs, Ă©taient restĂ©s Ă lâĂ©cart du processus de tissage proprement dit. Dans Hiver canadien (1962), Rousseau-Vermette utilise la structure sous-jacente de la chaĂźne et de la trame, ainsi que les intensitĂ©s naturellement variables de la laine teinte, pour ordonner et animer des champs de couleur, plutĂŽt que de traduire des dessins dâabord rĂ©alisĂ©s sur papier (fig. Mariette Rousseau-Vermette, Hiver canadien, 1962). Son Ă©nergie picturale, sa prĂ©sence mĂȘme, est inscrite dans les fibres constituant ses tapisseries. Contrairement Ă la peinture, la couleur dans le tissage nâest pas un ajout : elle dĂ©coule des liaisons chimiques avec le fil et la laine. Les teintures elles-mĂȘmes sont souvent fabriquĂ©es Ă partir dâextraits de plantes et dâanimaux ; comme de vĂ©ritables tissus vivants, les fibres intĂšgrent ainsi dans leur matrice la substance liquide de la terre.27 En explorant ses propres possibilitĂ©s structurelles et ses lignĂ©es matĂ©rielles, la tapisserie de Rousseau-Vermette dĂ©montre le potentiel quâa le tissage dâĂ©largir son cadre au-delĂ de lâoptique de la peinture.
Mariette Rousseau-Vermette, Hiver canadien, 1961, tapisserie de basse lisse, 213.3 x 540.7 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Achat (1963.70). Succession Mariette Rousseau-Vermette et Claude Vermette. Photo de MNBAQ, Jean-Guy Kérouac.
Pour Charlotte Lindgren, autre exposante canadienne de la premiĂšre heure Ă Lausanne, mais qui a fait ses dĂ©buts de tisserande Ă Winnipeg, câest la structure qui prime sur la couleur : « Jâutilise la couleur et la texture uniquement pour renforcer lâimage et clarifier la structure ».28 La suspension sans encadrement est inhĂ©rente Ă la tapisserie murale, car elle entraĂźne une attraction gravitationnelle rĂ©partie dans tous les fils des textiles. PlacĂ©es dans un espace tridimensionnel, ces suspensions contrastent avec la poussĂ©e des Ćuvres sur socle, qui cherchent Ă nier la pesanteur. Dans Winter Tree (1967), créée pour lâexposition dâartisanat dâExpo 67, Lindgren exploite le dialogue du textile avec la pesanteur en crĂ©ant un tissage plat, dâune seule piĂšce, qui ne prend une forme spatiale que lorsquâil est suspendu (cat. 49). La mĂȘme annĂ©e, Ă la biennale de Lausanne, Aedicule (1967) de Lindgren est lâune des premiĂšres tapisseries Ă se dĂ©ployer au-delĂ du mur (fig. Charlotte Lindgren, Aedicule, 1967). PrĂ©sentĂ©e dans une section distincte rĂ©servĂ©e aux Ćuvres tridimensionnelles,29 cette tapisserie, comme le suggĂšre son titre, a recours au langage des canopĂ©es et des toiles de fond drapĂ©es pour obtenir une structure architecturale. Lindgren sâappuie sur la logique des fentes et des ouvertures internes, apparues pour la premiĂšre fois Ă la biennale de 1965, pour crĂ©er un portail et un trĂŽne parfaitement rĂ©alisĂ©s. En outre, les franges, Ă©lĂ©ment dĂ©coratif qui marque ses bords nouĂ©s, forment de longues colonnes souples dans lesquelles il est possible de pĂ©nĂ©trer. En 1969, de telles approches tridimensionnelles, sous lâimpulsion de Magdalena Abakanowicz, se multiplient Ă Lausanne, parallĂšlement Ă lâorientation gravitationnelle de la sculpture minimaliste reprĂ©sentĂ©e par Robert Morris et Eva Hesse, qui expĂ©rimentent aussi Ă cette Ă©poque avec des suspensions en feutre, en fil et en latex.30
Charlotte Lindgren, Aedicule, 1967, 245 x 245 x 180 cm. Photo de Gilles Alonso, offerte gracieusement par la Fondation Toms Pauli, Lausanne.
Ces bouleversements sismiques dans les expressions matĂ©rielles du tissage se sont poursuivis dans les annĂ©es 1970 et 1980. Auparavant dans les Prairies, les motifs sâinspiraient souvent du paysage. DĂ©laissant la tapisserie picturale, les tisserands se sont alors appuyĂ©s sur le matĂ©rialisme ombilical de Rousseau-Vermette qui, Ă la tĂȘte des arts textiles au Banff Centre, leur a transmis sa connaissance des nouveautĂ©s internationales. En rĂ©ponse Ă lâun des Ă©cosystĂšmes les plus perturbĂ©s de la planĂšte, les artistes ont pu sâinspirer de toute une gamme de techniques pour conceptualiser la terre comme rĂ©alitĂ© ressentie plutĂŽt que comme construction picturale coloniale. Alors que les rĂ©sonances harmoniques entre la grille cadastrale des Prairies, la grille moderniste de lâart du XXe siĂšcle et la grille ordonnĂ©e du mĂ©tier Ă tisser semblaient destinĂ©es Ă renforcer le travail des « Parques » coloniales dans la subdivision des Prairies, le tissage a rĂ©pliquĂ© par une rĂ©sistance tactile. Rousseau-Vermette, ainsi quâInese Birstins, Kaija Sanelma Harris, Eva Heller, Pirkko Karvonen, Jane Kidd, Gayle Platz, Ilse Ansyas-Ć alkauskas, Margreet van Walsem, Whynona Yates, parmi dâautres artistes, ont rĂ©pondu Ă la grille cadastrale des Prairies par une exploration en profondeur de leurs ondulations et de leur vĂ©gĂ©tation. De leur cĂŽtĂ©, Susan Barton-Tait, Katherine Dickerson, Aganetha Dyck et Douglas Motter/Carol Little ont optĂ© pour la suspension libre, alors que dâautres tisserands des Prairies expĂ©rimentaient des interventions dans lâespace tridimensionnel. Conscients des limites imposĂ©es par les bords du tissage, certains dâentre eux ont complĂštement dĂ©laissĂ© ce mĂ©dium Ă la fin de la dĂ©cennie, trouvant dans le feutre (Birstins, Dyck) et le papier (Barton-Tait, Miller) de plus riches possibilitĂ©s de crĂ©ation.
La coupure ombilicale des fibres filĂ©es signale la crĂ©ation dâune autre forme de tissage, mais aussi le dĂ©but de sa disparition Ă©ventuelle, par dĂ©coloration ou dĂ©gradation naturelle, puisque la naissance et la mort sont contenues dans ce processus. Le temps demeure au centre des prĂ©occupations. Lâimportance de cette rupture dĂ©coule, en grande partie, des longues heures consacrĂ©es Ă la rĂ©colte, au nettoyage, au filage et Ă la teinture des fibres, tout cela en prĂ©paration pour le tissage qui requiert lui aussi beaucoup de temps. Au cours des annĂ©es 1960 et 1970, de nombreux tisserands se sont investis dans des processus tels que lâachat de laines et de fibres vĂ©gĂ©tales locales, la crĂ©ation de teintures Ă partir de plantes indigĂšnes et lâĂ©tude des techniques de tissage traditionnelles et autochtones. Si ces pratiques artisanales peuvent ĂȘtre associĂ©es au mouvement de retour Ă la terre, ou plus gĂ©nĂ©ralement Ă la catĂ©gorie « pastorale » dĂ©finie par Adamson,31 leur engagement ultime est par rapport au temps. Cet investissement temporel sâoppose Ă lâidĂ©al du progrĂšs qui annihile le temps par lâapplication de « technologies permettant de gagner du temps », ainsi quâĂ la recherche esthĂ©tique du sublime, prĂ©sence quasi Ă©ternelle qui est lâhĂ©ritage du sacrĂ© dans lâart occidental.32 Si lâon compare, par exemple, les grandes abstractions du modernisme tardif Ă celles produites par Mariette Rousseau-Vermette (cat. 58) et Ann Hamilton (cat. 48) au Banff Centre Ă la fin des annĂ©es 1970, lâabsorption de leurs champs de couleurs est continuellement interrompue par lâintrusion de nĆuds et dâĂ©lĂ©ments liĂ©s. La modernitĂ©, qui repose sur une conception du « nouveau » entraĂźnĂ©e par lâexpulsion continuelle du passĂ©, est cependant dĂ©tournĂ©e de son rejet du passĂ© par le rythme des gestes manuels qui sont Ă la fois anciens et continuellement renouvelĂ©s.
Les rappels temporels sont Ă©galement prĂ©sents dans les tapisseries de style Gobelin dâAnn Newdigate, par lesquelles celle-ci cherche Ă reproduire la spontanĂ©itĂ© de ses petits dessins et collages sous forme tissĂ©e. Ces exercices quelque peu artificiels, bien que magnifiquement rendus, ont pour effet dâamplifier, plutĂŽt que de diminuer, le temps nĂ©cessaire Ă leur rĂ©alisation et de figer le flux des Ă©vĂ©nements quotidiens. La vitesse qui caractĂ©rise la modernitĂ© est freinĂ©e dans son Ă©lan, non pas par sentiment nostalgique mais par souci dâun rĂ©apprentissage thĂ©rapeutique, une façon plus consciente de se mouvoir dans le prĂ©sent. Pat Adams rĂ©sume cette impression avec un humour pince-sans-rire dans Remember That Sunset We Saw from Here One Time? 1984 (cat. 45). Dans cette Ćuvre, la mise en abyme dâun paysage Ă lâintĂ©rieur dâun autre paysage reproduit la beautĂ© dâun Ă©phĂ©mĂšre coucher de soleil dans la prairie â sujet dâinnombrables peintures â comme un instantanĂ© encore plus Ă©phĂ©mĂšre et omniprĂ©sent. Mais cet « instantané » est lui-mĂȘme une reprĂ©sentation dâun autre tissage, une Ćuvre antĂ©rieure intitulĂ©e Prairie Sunset, 1983 (cat. 44) qui est dĂ©sormais intĂ©grĂ©e dans un tissage du mĂȘme paysage mais sous la lumiĂšre du jour. En fin de compte, le tissage, un processus lent, prend ainsi une petite revanche en intĂ©grant Ă la fois la peinture et la photographie dans son cadre littĂ©ral et temporel.
Ilse Anysas-Ć alkauskas, Rising from the Ashes (dĂ©tail), 1988 (cat. 3).
Ilse Anysas-Ć alkauskas, Rising from the Ashes, 1988 (cat. 3).
Contextes : corporéité et société
Imaginez le corps dâune danseuse dans une galerie dâart. Elle se dĂ©place lentement, pressĂ©e contre le mur, comme si elle cherchait Ă Ă©pouser les propriĂ©tĂ©s dâun tableau. Elle arrive enfin Ă un grand tondo en toile sommairement agrafĂ© au mur. Son corps se glisse derriĂšre celui-ci et disparaĂźt, enfoui sous ce patchwork circulaire dâoĂč se dĂ©tachent Ă la fois la toile et la peinture. Quelques instants plus tard, dans un Ă©lan soudain, sa tĂȘte apparaĂźt Ă travers une fente au centre de la toile. Son corps se projette dans lâespace, arrachant la toile du mur. La danseuse commence Ă tournoyer, la toile flottant sur elle comme une cape, tandis quâelle rĂ©cite dâune voix puissante un poĂšme sur les forces incontrĂŽlables de la nature.
Ce qui est relatĂ© ci-dessus sâest dĂ©roulĂ© en 1993 au MusĂ©e national des beaux-arts du QuĂ©bec lors de la premiĂšre de Je parle, chorĂ©graphie de lâartiste multidisciplinaire Françoise Sullivan interprĂ©tĂ©e par Ginette Boutin (fig. Françoise Sullivan, Je parle, 1993)33. MĂȘme si cette performance extraordinaire sâĂ©loignait sans doute du sens recherchĂ©, le public a pu voir en celle-ci la transformation du tableau en vĂȘtement, son existence sous la forme de tissu soudainement restaurĂ©e par lâaction dâun fuseau humain.34 Ce geste violent a aussi rĂ©vĂ©lĂ© tout lâeffort qui a Ă©tĂ© nĂ©cessaire pour quâun tableau renaisse en qualitĂ© de textile â et ce, mĂȘme lorsque son cadre Ă©tait rĂ©duit Ă sa plus simple expression, Ă savoir une toile non tendue, grossiĂšrement dĂ©coupĂ©e et uniquement accrochĂ©e au mur par quelques agrafes. Si son cadre avait Ă©tĂ© plus robuste, cette transformation nâaurait pu se produire. La chorĂ©graphie de Sullivan nâa donc pas seulement rĂ©vĂ©lĂ© la nature textile du tableau, elle a montrĂ©, de maniĂšre spectaculaire, la prĂ©sence corporelle intrinsĂšquement dissimulĂ©e sous lâobjet dâart. Au moment oĂč la tĂȘte de la danseuse sort de la toile, son corps est coupĂ© visuellement du monde, dans ce que lâon pourrait appeler une amputation virtuelle : la tĂȘte est encadrĂ©e comme une sorte de membre fantĂŽme, une partie dĂ©membrĂ©e du corps social dont lâabsence est ressentie comme une douleur, et que nous pouvons nommer prĂ©sence esthĂ©tique.35 Dans le mĂȘme temps, nous sommes conscients que la tĂȘte demeure en rĂ©alitĂ© en contact avec le bord rugueux de la toile, que celle-ci la maintient dans son Ă©treinte.
Performance de Ginette Boutin sur la chorĂ©graphie de Françoise Sullivan « Je parle », prĂ©sentĂ©e au MusĂ©e dâart MacKenzie avec New Dance Horizons, le 28 janvier 2016. Photo offerte gracieusement par Daniel Paquet.
La performance de Sullivan rĂ©vĂšle trois pistes utiles pour rĂ©flĂ©chir sur la relation entre le tissage et le corps. Dâabord, deux corps apparaissent lorsque la rĂ©alitĂ© du tissage rencontre la virtualitĂ© du cadre : le membre fantĂŽme et le corps ombilical de la fibre tissĂ©e. Ensuite, si lâĆuvre dâart reprĂ©sente un membre fantĂŽme, le tissage offre la possibilitĂ© de toucher et de soutenir ce membre de maniĂšre thĂ©rapeutique, de lui offrir un refuge et de le rĂ©intĂ©grer dans le rĂ©seau social. Dans le cas du tissage, corporĂ©itĂ© et contexte social sont associĂ©s par un lien ombilical. Enfin, le contact du tissage avec le membre fantĂŽme Ă©rode la relation binaire qui existe entre lâartisanat et lâart, ce qui permet au corps dissimulĂ© du bouc Ă©missaire non seulement de rĂ©apparaĂźtre mais aussi de rompre le silence. Chez Sullivan, ce sont les forces de la nature et de la terre qui sont Ă©voquĂ©es : « Je parle du pin, du sapin, du peuplier⊠Je parle du chemin de lâaube⊠Je parle de la main du vent⊠Je parle de la nuit passĂ©e avec le corbeau ».36 De mĂȘme, câest la voix de lâaltĂ©ritĂ© que le tissage, dans son lien avec lâordre social, exprime lorsquâil Ă©pouse la position de la victime.
Comme le montre la performance de Sullivan, la distance avec le mur, mĂȘme minime, renforce la capacitĂ© des textiles Ă servir de refuge au membre fantĂŽme et Ă le rĂ©intĂ©grer dans le corps social. Lors de lâinauguration de Prairies entrelacĂ©es, les enfants dâAnsyas-Ć alkauskas se sont souvenus avoir utilisĂ© les longues bandes de cuir de Rising from the Ashes (1988) pour jouer Ă cache-cache (cat. 33). Leurs jeux masquaient des Ă©vĂ©nements graves de leur histoire familiale, en particulier leur fuite de la Lituanie occupĂ©e par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, Ă©vĂ©nement auquel le titre de lâĆuvre fait allusion. Le mĂȘme soir, Katharine Dickerson a racontĂ© quâun couple australien quâelle avait vu la veille Ă lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale du Conseil mondial de lâartisanat sâĂ©tait assis Ă lâintĂ©rieur de son West Coast Tree Stump (1972) lors de lâexposition Textiles into 3-D de 1974 Ă la Galerie dâart de lâOntario (cat. 11).37 En fait, dĂšs la crĂ©ation de cette Ćuvre, lâidĂ©e dâabri Ă©tait prĂ©sente dans lâesprit de Dickerson : en effet, elle lâavait tissĂ©e en plein air en utilisant des techniques propres aux Salish de la cĂŽte ouest.38 Fixant la chaĂźne Ă la partie supĂ©rieure de la structure, elle relevait ensuite la piĂšce graduellement, au fur et Ă mesure quâelle la tissait ; ainsi, en cas de pluie, elle pouvait se rĂ©fugier Ă lâintĂ©rieur et continuer Ă tisser autour dâelle. La relation ombilicale que Dickerson entretint avec Tree Stump fut par ailleurs renforcĂ©e du fait quâelle Ă©tait enceinte Ă lâĂ©poque.
Une fois converti en vĂȘtement, le tissage conserve la trace du corps dans sa forme, caractĂ©ristique qui rehausse sa capacitĂ© Ă interagir avec le membre fantĂŽme de lâart. Aganetha Dyck utilise ces traces pour prĂ©server les souvenirs familiaux dans sa sĂ©rie de vĂȘtements en laine rĂ©trĂ©cis, From Sizes 8-46. Dans Close Knit (1976), Dyck illustre une histoire que lui a racontĂ©e sa grand-mĂšre mennonite : les membres de sa communautĂ© avaient fui la guerre en Europe en portant tous les vĂȘtements quâils pouvaient mettre sur eux afin de se tenir chaud.39 Ainsi les bras entrelacĂ©s des chandails recyclĂ©s et rĂ©trĂ©cis de Dyck rappellent la trame serrĂ©e du soutien mutuel qui a permis Ă sa communautĂ© dâĂ©chapper Ă la violence et Ă lâoppression (cat. 22). Des traces du corps sont Ă©galement prĂ©sentes dans plusieurs tapis au crochet figurant dans lâexposition. Margaretâs Rug (~ 2005) de Margaret Harrison est composĂ© de bandes de tissu provenant de vĂȘtements dâoccasion (cat. 24). Chaque nĆud de cette Ćuvre, reliant les corps et les lieux, compose ainsi la carte mĂ©morielle de la communautĂ© mĂ©tisse oĂč Harrison a grandi et rappelle la relation intime des MĂ©tis avec leur territoire dâorigine. On trouve une rĂ©fĂ©rence vestimentaire semblable dans les tapis crochetĂ©s avec une aiguille Ă clapet de la coopĂ©rative Sioux Handcraft. On appelle ces tapis Ta-hah-sheena, en rĂ©fĂ©rence aux peaux ornementĂ©es que portaient traditionnellement les peuples Dakota, Lakota et Nakota.40 Chaque fois que ces tapis sont exposĂ©s, que ce soit au mur ou sur le sol, câest le lieu protecteur dâune peau qui est invoquĂ©. Dans lâexposition, lâune des rares Ćuvres faisant Ă©cho Ă un corps masculin est un tapis au crochet composĂ© de condoms bleus et roses (aujourdâhui dĂ©gradĂ©s en fragiles coquilles de couleur caramel) qui Ă©pellent le mot « welcome » (bienvenue) (cat. 19). Pour sa part, Nancy Crites a créé Threshold : No Laughing Matter (1991) au plus fort de lâĂ©pidĂ©mie du sida. Elle a alignĂ© le seuil du cadre â et son insaisissable proposition de bienvenue â avec une trame crochetĂ©e de condoms signalant la nĂ©cessitĂ© dâune protection intime.
De nombreuses artistes fĂ©ministes de la deuxiĂšme vague ont Ă©tĂ© attirĂ©es par la convergence du membre fantĂŽme de lâart et du corps ombilical du tissage pour exprimer lâexpĂ©rience du corps fĂ©minin. Le tissage gynocentrique Birth (1971) de Margreet van Walsem reprĂ©sentant la forme nue et prostrĂ©e dâune mĂšre en train dâaccoucher, avec la tĂȘte du bĂ©bĂ© Ă©mergeant comme celle de la danseuse dans la performance de Sullivan (cat. 32), est emblĂ©matique de ce dĂ©sir. Par le biais de lâimage et de la fibre, cette image frappante revendique lâombilic du pouvoir des femmes et toute leur capacitĂ© dâaction. LâutĂ©rus mĂȘme prend une allure densĂ©ment stratifiĂ©e dans Cerridwen (~ 1975) de Jane Sartorelli (cat. 29), piĂšce murale en macramĂ© de forme libre au titre Ă©voquant la dĂ©esse celtique de la Renaissance, tandis que Boob Tree (1975) de Phyllis Green (cat. 23) revendique la prĂ©sence fĂ©minine dans une cĂ©lĂ©bration Ă seins multiples du corps des femmes. Ă lâĂ©poque oĂč celles-ci brĂ»laient leurs soutiens-gorge, la sculpture en tricot de Green est un acte revendicatif contre le patriarcat.
Mary Scott, Imago, (viii) âtranslatableâ «Is That Which Denies», 11988 (cat. 52).
Image offerte gracieusement par Art Gallery of Alberta, Photo de Charles Cousins.
Mary Scott, Imago, (viii) âtranslatableâ «Is That Which Denies», 1988 (cat. 52).
Passant de la deuxiĂšme Ă la troisiĂšme vague du fĂ©minisme, les questions liĂ©es Ă lâincarnation corporelle sont Ă©galement explorĂ©es dans Imago, (viii) «translatable» « Is That Which Denies » (1988) de Mary Scott (cat. 30). Comme les tapisseries de Newdigate, lâĆuvre de Scott est une mĂ©ditation sur la relation entre la peinture et le tissage, mĂȘme si, dans son cas, elle aborde ce sujet du point de vue dâune artiste-peintre. Dans son installation qui va du sol au plafond, Scott a brodĂ© sur une bande de tissu en soie bleue un dessin en coupe de LĂ©onard de Vinci reprĂ©sentant un couple hĂ©tĂ©rosexuel en train de faire lâamour. Pour Scott, le recours au langage des arts textiles constitue une sorte de « rĂ©flexion à travers lâartisanat ». Comme dans ses premiers tableaux oĂč elle usait de la peinture acrylique Ă la maniĂšre de fils quâelle appliquait sur la toile en fins Ă©cheveaux munie dâune aiguille hypodermique, ici, le dessin est rĂ©alisĂ© sur une bande de soie Ă lâaide dâune aiguille Ă broder, technique qui fait Ă©cho Ă lâactivitĂ© sexuelle dessinĂ©e par LĂ©onard de Vinci. Du point de vue de la reprĂ©sentation, Scott transpose la suppression effectuĂ©e par de Vinci de la moitiĂ© dâun des deux corps, suppression qui rĂ©vĂšle leurs organes sexuels accouplĂ©s : Scott dissocie, fil par fil, la trame horizontale qui se trouve sous lâimage et la chaĂźne verticale qui est au-dessus, recadrant ainsi lâimage au sein du tissu reconstruit. Chez Scott, de façon ironique, les boucles tombantes du haut et les nĆuds enchevĂȘtrĂ©s du bas Ă©voquent plus le mĂ©lange perturbateur des plaisirs sexuels que les observations anatomiques traitĂ©es de maniĂšre dĂ©tachĂ©e par LĂ©onard de Vinci.41
En intervenant directement dans la toile du tableau, Scott illustre bien que la violence excisionnelle de son encadrement, la violence scopique de sa coupe transversale et la construction de la binaritĂ© des genres font partie intĂ©grante de la prĂ©existence historique du tissage. Que lâon interprĂšte cette dĂ©construction picturale comme une reprĂ©sentation du sĂ©miotique (Kristeva) ou comme une indiffĂ©rentiation prĂ©cipitant la crise sacrificielle (Girard), le fil du tissage devient un moyen de rĂ©flĂ©chir Ă plusieurs questions fondamentales. Alors que Sullivan ramĂšne le tableau Ă sa condition de textile en lâenlevant physiquement de son encadrement, Scott va plus loin en remettant en question la signification de cette condition textile pour notre comprĂ©hension des relations entre reprĂ©sentation et ordre social. La rĂ©ponse Ă ce questionnement oscille entre lignages matĂ©riels et ordre de lâimage, entre corps ombilical du tissage et membre fantĂŽme de lâart. Dans cette ambivalence, peut-ĂȘtre arriverons-nous Ă mieux comprendre la dĂ©claration Ă©nigmatique de Newdigate selon laquelle la tapisserie « originaire de partout et de nulle part est Ă la fois de lâordre du tout et du rien ».
Tandis que Scott remet en cause la construction binaire entre art et tissage, Julia Bryan-Wilson dĂ©construit entiĂšrement celle-ci Ă lâaide de la mĂ©taphore de lâ« éraillure ». En effet, Bryan-Wilson soutient que les artistes non-professionnels, les femmes de couleur en particulier, ont dĂ©montĂ© ces fausses binaritĂ©s et effectuĂ© « des interventions vitales sur la maniĂšre dont les textiles rĂ©unissent corporĂ©itĂ©, matĂ©rialitĂ©, constructions communautaires historiques, races, classes et genres ».42 Dans le contexte de cet essai, lâĂ©raillure des bords reprĂ©sente la multitude des connexions ombilicales que chaque nouvelle intervention met en jeu. Ces points ombilicaux de rĂ©fĂ©rence aident Ă dĂ©construire les hiĂ©rarchies qui ont structurĂ© les esthĂ©tiques occidentales, tout en favorisant lâexploration de lâaltĂ©ritĂ©, de mĂȘme que la crĂ©ation de nouvelles architectures â plus flexibles â dâappartenance.
Another Year, Another Party est un exemple de tissage domestique des Prairies qui met en jeu ces connexions ombilicales (fig. Another Year, Another Party, 1996).43 Ce projet a Ă©tĂ© inspirĂ© Ă Ann Newdigate par un lot de laines que lui avait offert en 1992 son amie Kate Waterhouse, une pionniĂšre dans le dĂ©veloppement des teintures Ă partir des plantes des Prairies. Cherchant comment faire honneur Ă ce cadeau, Newdigate a consultĂ© Annabel Taylor, coordinatrice du programme de tissage au campus Woodlands de lâInstitut de technologie et sciences appliquĂ©es de Saskatchewan, situĂ© Ă Prince Albert. Ă cette Ă©poque, Taylor possĂ©dait des laines lĂ©guĂ©es par Margreet van Walsem aprĂšs son dĂ©cĂšs en 1979 â artiste qui avait mentorĂ© Dyck, Newdigate, Taylor et Waterhouse. Newdigate et Taylor ont alors invitĂ© les membres de la Guilde des fileurs-tisseurs de Prince Albert Ă crĂ©er une tapisserie avec cette quantitĂ© de laines, et ainsi honorer les nombreuses contributions de Waterhouse et de van Walsem. Créé dans un cadre collectif et local, ce projet a pris de multiples dimensions ombilicales en rĂ©unissant divers aspects matĂ©riels, sociaux et temporels. Il a Ă©tĂ© produit avec des teintures Ă base de plantes rĂ©gionales et des laines filĂ©es pendant trois dĂ©cennies, Ă savoir depuis lâatelier de 1971 au cours duquel van Walsem et Newdigate avaient dâabord encouragĂ© Waterhouse Ă consigner dans un livre toutes ses connaissances sur les plantes de la Saskatchewan susceptibles dâĂȘtre utilisĂ©es comme teintures.44 Voici comment Newdigate interprĂšte cette crĂ©ation :
Another Year, Another Party ne remonte pas seulement au jour oĂč Kate Waterhouse mâa donnĂ© son lot de laines, ni Ă celui oĂč Margreet van Walsem a invitĂ© Annabel Taylor Ă participer Ă ses recherches hebdomadaires sur le potentiel des arts textiles, ni au repas communautaire chez ThĂ©rĂšse Gaudet, ni mĂȘme Ă lâatelier de Prince Albert oĂč cette image a Ă©tĂ© dessinĂ©e : cette Ćuvre remonte probablement Ă lâaube des temps, au moment oĂč lâart du tissage est devenu partie intĂ©grante du tissu social.45
Ann Newdigate avec des membres de la Prince Albert Spinners and Weavers Guild et du programme de tissage du Saskatchewan Institute of Applied Science and Technology. Another Year, Another Party, 1994-1996 (cat. 40). Image offerte gracieusement par Mann Art Gallery.
Ainsi, de façon tout Ă fait appropriĂ©e, une sorte de cordon ombilical rĂ©unit les initiales de tous les participants le long des bords de cette tapisserie (achevĂ©e en 1996). Cette Ćuvre est emblĂ©matique des prĂ©occupations de Newdigate envers la marginalisation des pratiques de tapisserie associĂ©es au travail des femmes et Ă une imagerie fĂ©minine â « le bas de gamme du bas de gamme des beaux-arts », comme elle lâavait Ă©crit dans Kinda Art, Sorta Tapestry, essai publiĂ© un an plus tĂŽt. Et ainsi concluait-elle cet essai : « Rien nâest venu troubler notre processus de crĂ©ation : aucune institution, destinataire, ni mĂ©cĂšne ou source de financement. Lâimagerie et la fabrication se sont dĂ©veloppĂ©es de maniĂšre compatible, spontanĂ©e et pragmatique tout au long des discussions collaboratives de notre groupe ».46 Câest un processus collaboratif semblable quâont choisi les membres de la Guilde dâartisanat du Manitoba pour cĂ©lĂ©brer leurs cinquante annĂ©es dâexistence en crĂ©ant Prairie Barnacles (fig. Prairie Barnacles, 1979) â bien que cette Ćuvre ne soit pas vraiment une tapisserie. Tout ce que nous venons de mentionner correspond bien au « supplĂ©ment » apportĂ© par les amateurs dont parlait Adamson, et Ă la crĂ©ation dâune architecture de lâappartenance.
On peut trouver une articulation plus contemporaine de ces connexions ombilicales dans les tapis crochetĂ©s avec une aiguille Ă clapet créés par Cindy Baker, dont I know people are stealing my things (1998) qui fait partie de lâexposition (cat. 18). Baker, une activiste obĂšse et dĂ©fenseuse des droits queer, emploie frĂ©quemment ses Ćuvres artisanales pour dĂ©tourner les idĂ©aux de beautĂ©, genre et sexualitĂ©, et ceux de lâart et de ses valeurs. Dans sa sĂ©rie Welcome Mats (1997-2007), la technique de crochet avec une aiguille Ă clapet â mĂ©dium surtout employĂ© par des artistes amateurs â prend un potentiel subversif. Baker dĂ©clare : « mes tapis de bienvenue nâen sont pas vraiment. Tout comme les vrais tapis d'entrĂ©e de maison ne signifient pas que tout le monde soit bienvenu Ă lâintĂ©rieur, mes tapis ne doivent pas ĂȘtre pris au pied de la lettre ». Dans son exploration et expression de lâaltĂ©ritĂ©, Baker exploite lâambiguĂŻtĂ© que lâartiste et thĂ©oriste culturelle Allyson Mitchell a dĂ©crite en terme dâ« art abandonné ».47 Pour Baker, les messages sommairement Ă©crits Ă la main quâelle traduit sous forme de laine dans son tissage sont une sorte de « langage corporel »,48 une forme affective de communication intĂ©grĂ©e de façon ombilicale Ă la grille de ses tapis. Pour elle et pour dâautres artistes du nouveau millĂ©naire, une architecture de lâappartenance se fonde sur un discours de dĂ©fense des personnes queer et handicapĂ©es qui reprend, dans leurs propres mots, les voix de lâaltĂ©ritĂ©.49
Au-delĂ du cadre ombilical
Imaginez une maison dans une large vallĂ©e des Prairies. Un tapis dĂ©passe dâune table trop petite. Une femme jeune travaille Ă la lumiĂšre dâune lampe, crochetant des fils de couleur rose, orange et vert. Elle a discutĂ© de son dessin avec les aĂźnĂ©s. Ils appellent ce genre de tapis ta-hah-sheena en rĂ©fĂ©rence aux vĂȘtements dĂ©corĂ©s que portent les Tatanka Oyate, le peuple du bison. Elle travaille avec les membres de sa famille et de sa communautĂ© afin de crĂ©er des tapisseries pour le hall de la bibliothĂšque de la nouvelle universitĂ©. Leurs dessins accueilleront toute une communautĂ© du savoir sous le signe de la beautĂ© et de lâintelligence Dakota.
En 1970, lâUniversitĂ© de Regina a commanditĂ© trois tapis au crochet de grande taille pour sa nouvelle bibliothĂšque, un Ă©lĂ©gant bĂątiment de style moderniste dessinĂ© par Minoru Yamasaki, lâarchitecte du World Trade Center. Ce fut un moment marquant dans lâhistoire de la coopĂ©rative Sioux Handcraft, collectif regroupant des femmes de la PremiĂšre Nation Standing Buffalo Dakota de la vallĂ©e QuâAppelle dans le sud de la Saskatchewan. Ainsi, dans le cadre dâun projet gouvernemental de dĂ©veloppement Ă©conomique entre 1967 et 1972, ces femmes ont créé des centaines de tapis au crochet inspirĂ©s Ă la fois des motifs Dakota traditionnels et de dessins modernes. Les grands tapis verticaux de Marjorie Yuzicappi â deux triangles roses entrecroisĂ©s sur un fond vert et orange (cat. 16) â, ainsi que ceux produits par Martha Tawiyaka et Bernice Runns, sont dâexcellents exemples de la vitalitĂ© artistique des nations Dakota, Lakota et Nakota, les peuples Sioux de la Saskatchewan.
Les tapis ta-hah-sheena figurent aussi parmi les Ćuvres qui remettent en question les nettes catĂ©gorisations dâart et dâartisanat que nous avons traitĂ©es jusquâĂ prĂ©sent. Le mot Dakota ta-hah-sheena, qui dĂ©signe les tapis au crochet, est intĂ©ressant. En fait, ce terme sâapplique aussi Ă un type de vĂȘtement cĂ©rĂ©moniel pouvant Ă©galement ĂȘtre suspendu, comme objet dĂ©coratif ou matĂ©riau dâisolation, Ă lâintĂ©rieur des tipis et dâautres structures, ce qui place clairement ces tapis dans le cadre rĂ©fĂ©rentiel symbolique des Sioux.50 Ce rapprochement entre tapis et vĂȘtements est tout Ă fait significatif. En effet, lâhistorienne de lâart Janet C. Berlo remarque que, chez les Sioux, « un vĂȘtement fait Ă la main nâest jamais seulement utilitaire. Sa fonctionnalitĂ© sâĂ©tend au domaine de la mĂ©taphysique [âŠ] Dans la langue Lakota, le terme saiciye dĂ©signe lâaction de sâhabiller de façon traditionnelle pour plaire Ă la fois au monde des humains et Ă celui des esprits »51. Bien que ces tapis nâaient pas Ă©tĂ© créés pour un usage cĂ©rĂ©moniel, et que leurs motifs ne soient pas nĂ©cessairement traditionnels, ils montrent que les cultures Sioux ne distinguaient pas de catĂ©gorie spĂ©cifique pour les « objets dâart ». Câest ce que Bea Medicine souligne dans son essai fondateur « Lakota Views of âArtâ and Artistic Expression », remarquant que « dâune perspective autochtone, lâaspect intĂ©grateur de ces cultures semble rĂ©futer la segmentation de la pensĂ©e entre art et artisanat ».52
Marge Yuzicappi, Tapestry (Ta-hah-sheena), vers 1970 (cat. 60).
Amy Loewan, A Mandala âThe Circle and the Square,â 1996 (cat. 30).
Amy Loewan, A Mandala âThe Circle and the Squareâ (dĂ©tail), 1996 (cat. 30)
Dans ce contexte, si on impose artificiellement le cadre distinctif art/artisanat Ă ces tapis, quelle sorte dâencadrement faut-il leur donner? Une approche possible serait dâĂ©tudier comment les ta-ha-sheena originaux Ă©taient fabriquĂ©s.53 Pourrait-on alors considĂ©rer la coupure qui dĂ©tachait la peau de lâanimal comme cadre esthĂ©tique? En effet, lâacte de dĂ©peçage, qui dĂ©finissait la surface et les contours de la peau, prĂ©servait la prĂ©sence de lâanimal dans sa forme et sa substance, que celle-ci soit portĂ©e comme vĂȘtement ou accrochĂ©e. Si cette coupure faisait partie intĂ©grante de la signification des ta-hah-sheena â dont on retrouve des Ă©chos dans la forme rĂ©habilitĂ©e des tapis au crochet â, on pourrait alors concevoir ceux de la coopĂ©rative Sioux Handcraft Ă lâintĂ©rieur de trois cadres distincts : en tant quâabstractions modernistes de tapisseries créées dans la tradition des beaux-arts pour orner des espaces architecturaux, en tant quâobjets dâartisanat autochtone produits pour un modĂšle gouvernemental de dĂ©veloppement Ă©conomique, et en tant quâexemples de ta-hah-sheena, forme dâart traditionnel chez les Dakota. Chacun de ces cadres reprĂ©senterait alors une coupure distinctive : excisionnelle, ombilicale et, la troisiĂšme, quâon pourrait appeler tĂ©gumentaire, terme incluant plus gĂ©nĂ©ralement la peau, la fourrure, les sabots ou les plumes des animaux. Si cette approche est valide, aucun de ces trois cadres ne pourrait ĂȘtre considĂ©rĂ© Ă lâexclusion des autres â le rĂŽle de la thĂ©orie Ă©tant plutĂŽt de mettre Ă jour des cadres occultĂ©s, de comprendre leur interaction avec les formes culturelles soi-disant dominantes et, enfin, de dĂ©terminer comment les crĂ©ateurs ont ĆuvrĂ© soit Ă lâintĂ©rieur de ces cadres soit en opposition Ă ceux-ci. Dans le cas des tapis ta-hah-sheena, leur fondement tĂ©gumentaire â leur identitĂ© en qualitĂ© dâenveloppes portant la trace physique et la mĂ©moire des bisons des Plaines â renforce les rapports aux corps, Ă la culture, au langage (oral et visuel) et au territoire des Tatanka Oyate. Comme nous lâavons vu, ces rapports sont en harmonie avec le cadre ombilical de ces tapis qui intĂšgrent, dans leurs fibres mĂȘmes, les liens aux animaux, aux territoires et aux corps. Qui plus est, par le trajet mĂȘme quâelles parcourent, depuis une table de cuisine de leur communautĂ© dans la vallĂ©e QuâAppelle jusquâĂ un campus universitaire urbain, ces Ćuvres proposent une critique discrĂšte, mais efficace, du cadre Ă©litiste de la crĂ©ation et de la transmission des beaux-arts.
Les tissages en papier dâAmy Loewan offrent une autre piste intĂ©ressante pour saisir les contours de la mĂ©taphore ombilicale et soulever la question des cadres de rĂ©fĂ©rence non occidentaux. NĂ©e Ă Hong Kong, Loewan apporte Ă ses Ćuvres canadiennes une perspective ancrĂ©e dans les traditions chinoises dâencre sur papier plutĂŽt que dans celles de peinture sur toile. En 1994, au cours de ses Ă©tudes supĂ©rieures Ă lâUniversitĂ© de lâAlberta, Loewan a expĂ©rimentĂ© avec la calligraphie chinoise dans un cadre dâabstraction moderniste en employant dâĂ©normes pinceaux â dont lâutilisation exigeait son corps entier â pour inscrire des caractĂšres sur de grandes feuilles de papier Ă©talĂ©es sur le sol. Par la suite, elle a appliquĂ© ces signes calligraphiques Ă des surfaces sur lesquelles elle avait fait dĂ©gouliner de la peinture afin de produire une grille semblable Ă celle dâun tissage. En 1996, elle a commencĂ© Ă intĂ©grer la calligraphie Ă sa propre mĂ©thode de tissage en papier,54 crĂ©ant des Ćuvres comme A Mandala âThe Circle and the Squareâ, 1996 (cat. 51), quâelle dĂ©crit ainsi :
Câest une Ćuvre importante dans ma carriĂšre artistique. Lâun de mes premiers tissages en papier de riz, ce travail sĂ©minal, avec ce matĂ©riau, a donnĂ© naissance Ă mes principales grandes installations ayant portĂ© le titre collectif de « Peace Projects » (Projets pour la paix). Jâai commencĂ© ce processus tactile en dĂ©coupant de larges feuilles de papier de riz en longues bandelettes, que jâai ensuite dĂ©licatement entrelacĂ©es pour obtenir un tissage complet. Pour cette exploration sur le thĂšme de la bontĂ©, jâai alternĂ© des calligraphies de ce terme en caractĂšres chinois anciens et modernes avec des exemples de ce mot tirĂ©s sur une imprimante dâordinateur dans toute une gamme de polices de caractĂšres. Ces mots imprimĂ©s et ces calligraphies â de gauche Ă droite en anglais, et de bas en haut en chinois, sâentrecroisant naturellement avec la grille du papier â symbolisent toutes les langues du monde. Le cercle et le carrĂ© sont des symboles universels, que lâon trouve dans nombre de cultures et de systĂšmes de croyances. Selon la tradition chinoise (dont je descends personnellement), le cercle reprĂ©sente le ciel et le carrĂ© la terre, et ensemble ils signifient lâunivers. Mon travail artistique cherche Ă Ă©voquer la contemplation et Ă servir de moyen de transformation personnelle.55
Si, dans les limites de cet essai, il nâest pas possible de prĂ©senter une thĂ©orie complĂšte des relations entre les pratiques artistiques orientales et occidentales, il convient de rappeler les conditions qui ont donnĂ© naissance Ă la peinture chinoise. En Chine, les arts visuels sont issus de leurs rapports Ă lâinscription calligraphique plutĂŽt quâĂ la reprĂ©sentation iconique.56 En fait, câest uniquement lorsque la peinture sâest alliĂ©e Ă la calligraphie au cours de la dynastie Song quâelle a quittĂ© le domaine de lâartisanat pour accĂ©der au statut dâart Ă part entiĂšre. Dans la culture chinoise, la relation entre lâĂ©criture et le sacrĂ© est fondamentale. On trouve les plus anciens pictogrammes et idĂ©ogrammes sur des objets associĂ©s aux rituels, Ă la divination et aux contrats. Dans les rites taoĂŻstes, on sacrifiait des Ă©crits sacrĂ©s au lieu de victimes vivantes.57 En ce qui concerne lâart, le rapport au sacrĂ© se situe dans le caractĂšre Ă©crit mĂȘme plutĂŽt que dans le cadre excisionnel occidental. Comment devrait-on alors dĂ©crire le cadre de la peinture et de la calligraphie chinoises? Une approche possible serait de considĂ©rer que lâunitĂ© de base de la calligraphie se trouve dans la coupure/la sĂ©paration effectuĂ©e par chaque coup de pinceau. Ces « os », lorsquâils sont combinĂ©s dans un caractĂšre pour former un « corps », accĂšdent Ă la prĂ©sence expressive dâidĂ©es et de concepts. Dans ce contexte, la logique sous-jacente de la coupure dans lâart chinois est donc dâordre segmentaire, plutĂŽt quâexcisionnel, ombilical ou tĂ©gumentaire. Ce qui est essentiel dans cette conceptualisation du cadre, câest la relation entre les parties et le tout, entre les individus et la sociĂ©tĂ©.
Loewan dĂ©ploie ce pouvoir encadrant du caractĂšre Ă©crit dans A Mandala âThe Circle and the Squareâ. En inscrivant le mot « bonté » de multiples fois, sous diverses formes dâĂ©critures, de polices de caractĂšres et de langues sur chaque bandelette de papier, elle insiste sur la nĂ©cessitĂ© de dĂ©ployer de larges expressions de bontĂ© plutĂŽt que de centrer lâattention sur des affirmations de dominance, dans le but de crĂ©er des rapports harmonieux entre individus et sociĂ©tĂ©s. De mĂȘme que pour les tapis au crochet ta-hah-sheena, un troisiĂšme cadre vient exprimer des Ă©nergies qui sont amplifiĂ©es par les cadres de lâartisanat et de lâart. Le tissage, et ses connexions mĂ©taphoriques avec lâordre social, illustre la tension entre les individus â symbolisĂ©s par les franges qui pendent le long des bords â et le tout â reprĂ©sentĂ© par lâentrelacement. Dans les installations subsĂ©quentes de ses « Projets pour la paix », Loewan engage le spectateur au sein de trois espaces, celui du visionnement, de lâĂ©criture et du tissage â bel exemple du potentiel quâoffre lâutilisation de multiples cadres esthĂ©tiques.58
Lâobjectif premier de cet essai Ă©tait dâĂ©largir le cadre du tissage, de façon Ă lui permettre de « respirer », de fonctionner suivant ses propres repĂšres, sans la bordure restrictive dâun encadrement ou dâun socle. Comme nous lâavons vu, la coupure ombilicale du tissage crĂ©e une relation au sacrĂ© qui est tout Ă fait diffĂ©rente de la coupure excisionnelle de la peinture ou de la sculpture. Alors que lâart invoque la notion de bouc Ă©missaire Ă travers le membre fantĂŽme de la prĂ©sence esthĂ©tique, le tissage a le potentiel dâentrer en contact avec ce membre, et mĂȘme de le vĂȘtir. Lorsque le tissage atteint ainsi le statut dâĆuvre artistique, lâencadrement sans contact tactile rencontre le cadre du toucher. Pour nous, câest cette connexion qui est le fondement dâun cadre Ă©largi du tissage, un cadre permettant Ă diverses formes de contact de se produire le long des nombreux fils dĂ©terministes qui sous-tendent notre sociĂ©tĂ©, et que Newdigate nomme sans Ă©quivoque les « mauvaises habitudes de lâOccident ». Les rapports quâentretient le tissage avec ses propres conditions de production (matĂ©rielles, corporelles, temporelles, gĂ©ographiques et sociales), et qui ont Ă©tĂ© longtemps considĂ©rĂ©es comme un obstacle Ă sa recherche dâun statut artistique plus Ă©levĂ©, permettent dĂšs lors de forger de vĂ©ritables liens. En effet, dans dâinnombrables Ćuvres â dont lâexposition Prairies entrelacĂ©es ne donne quâun bref aperçu â, le tissage Ă©pouse ce qui est marginalisĂ©, dĂ©possĂ©dĂ© et dĂ©valuĂ©, en le rĂ©insĂ©rant dans le corps social.
Prairies entrelacĂ©es ne reprĂ©sente quâune partie d'une histoire plus large, Ă lâissue de la deuxiĂšme Guerre mondiale, celle des Ă©changes entre la flexibilitĂ© du fil de tissage et le pouvoir conceptuel du cadre, Ă©changes qui ont dĂ©clenchĂ© un phĂ©nomĂšne global dont les effets se font encore sentir de nos jours. Dans les Prairies canadiennes, cette Ă©volution a certes fait Ă©cho aux mouvements qui se produisaient alors en Europe et aux Ătats-Unis, mais toujours avec une inflexion locale, comme un rapport ombilical liĂ© aux gĂ©ographies, aux histoires, aux identitĂ©s et aux cultures rĂ©gionales. Au cours de la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle dernier, Ă©poque de transition et de dĂ©sintĂ©gration du modernisme, les tisserands et autres pratiquants des arts dâentrelacement ont ainsi fait preuve dâune remarquable rĂ©silience tout en rĂ©ussissant Ă sâadapter Ă la profonde mutation dâimpĂ©ratifs qui transformait ce domaine.
Les dialogues postcoloniaux sâorientent de plus en plus vers des pratiques esthĂ©tiques globales tirant leurs origines des cultures non occidentales et autochtones. Les analyses de la coupure ombilicale du tissage et de son interaction avec le cadre excisionnel de lâart ouvrent la voie Ă une comprĂ©hension des relations de ce mĂ©dium avec les cadres alternatifs discutĂ©s. Kirsty Bell, dans le magazine Tate etc., remarque que les textiles, « grĂące Ă leurs perspectives visant de larges hĂ©gĂ©monies culturelles et socio-historiques, semblent dĂ©tenir une position unique dans la crĂ©ation dâune subtile interface entre culture et civilisation ».59 Ces « entremĂȘlements interculturels » (Checinska et Watson)60 illustrent bien lâurgence du besoin de mettre en place un appareil critique permettant de crĂ©er une rencontre de perspectives culturelles qui rĂ©sisteraient Ă lâabsorption dâun cadre Ă lâintĂ©rieur dâun autre. Ce besoin paraĂźt dâautant plus pressant avec le glissement du tissage vers les cadres numĂ©riques.61 Lâexposition Prairies entrelacĂ©es offre une riche gamme en exemples dâĂ©largissements possibles du cadre du tissage, de son potentiel de rĂ©flexions critiques, de sa capacitĂ© Ă intĂ©grer des matĂ©riaux divers et des terrains culturels diffĂ©rents, ainsi que de son engagement envers une pluralitĂ© de communautĂ©s. On peut donc percevoir dans ces Ćuvres exposĂ©es, et dans les histoires ombilicales quâelles rĂ©vĂšlent, les nombreux fils des possibilitĂ©s dâavenir.
Notes
- 1 Tout au long de cet article, jâemploie le terme « tissage » pour dĂ©crire une constellation dâactivitĂ©s dâentrelacements comprenant les tapisseries, les sculptures tissĂ©es, les tapis au crochet, le tricot et le macramĂ©, au sein desquelles fils tissĂ©s et nouĂ©s font partie intĂ©grante de la structure des objets produits. Bien quâil existe une certaine similitude avec des pratiques Ă lâaiguille â couture, broderie, courtepointe et autres formes dâarts textiles â, lâapproche que jâai choisie permet une analyse plus prĂ©cise de lâĂ©volution des techniques et des matĂ©riaux spĂ©cifiques aux pratiques dâentrelacements. Cette approche interdit Ă©galement toute assimilation prĂ©maturĂ©e de ces pratiques au domaine des beaux-arts.
- 2 Janis Jefferies, Diana Wood Conroy et Hazel Clark (dir.), The Handbook of Textile Culture, Londres, Bloomsbury Publishing, 2016.
- 3 Christine Checinska et Grant Watson, « Textiles, Art, Society and Politics », dans Handbook of Textile Culture, p. 280.
- 4 Ce portrait de lâartiste dans son studio est basĂ© sur « A Conversation with Ann Newdigate â Prairie Interlace », entrevue avec Mireille Perron du 9 septembre 2022, Nickle Galleries, https://youtube/WTdrG0xKds4, et sur le questionnaire du MusĂ©e dâart MacKenzie « National Identity, Borders and the Time Factor, or, Wee Mannie », 1982-015, s.d.
- 5 Ann Newdigate, « Kinda art, sorta tapestry : tapestry as shorthand access to the definitions, languages, institutions, attitudes, hierarchies, ideologies, constructions, classifications, histories, prejudices and other bad habits of the West », dans Katy Deepwell (dir.), New Feminist Art Criticism : Critical Strategies, Manchester, Manchester University Press, 1995, p. 174-181.
- 6 Newdigate, « Kinda art », p. 174.
- 7 Mary Scott, correspondance Ă©lectronique avec les commissaires de lâexposition, le 7 octobre 2022.
- 8 Newdigate, « Kinda art », p. 174.
- 9 Sarat Maharaj, « Textile ArtâWho Are You? », dans Sharon Marcus et al. (dir.), Distant Lives/Shared Voices, trad. Marysia Lewandowska, Lodz, Pologne, 1992; reproduit dans Dorothee Albrecht (dir.), World Wide Weaving â Atlas : Weaving Globally, Metaphorically and Locally, Oslo, Oslo National Academy of the Arts, 2017, p. 7. Le concept dâ« indĂ©cidabilité » est tirĂ© de lâarticle de Jacques Derrida, « Living on/borderlines » publiĂ© dans Deconstruction and Criticism, New-York, Seabury Press, 1979, p. 75-176.
- 10 Glenn Adamson, Thinking Through Craft, Oxford, Berg, 2007, en particulier le chapitre 5 intitulĂ© « Amateur », p. 139-163, qui comprend une discussion du travail dâAnn Newdigate.
- 11 Adamson, Thinking Through Craft, p. 12.
- 12 Dans Thinking Through Craft, les rĂ©fĂ©rences dâAdamson aux arts de la fibre traitent des collages textiles de Miriam Shapiro et de Faith Ringgold, des tissages de Magdalena Abakanowicz, dâAnn Newdigate et de Faith Wilding, ainsi que des productions plus rĂ©centes de Mike Kelley et de Tracey Emin. On peut trouver un traitement plus complet du potentiel critique des arts de la fibre dans lâarticle « The Fiber Game » quâAdamson a publiĂ© la mĂȘme annĂ©e dans Textile : The Journal of Cloth and Culture 5, no 2, 2007, p. 154-177.
- 13 Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 73, cité dans Adamson, p. 13.
- 14 Lâargument que je dĂ©veloppe ci-aprĂšs est un condensĂ© de mon essai dans Timothy Long (dir.), Theatroclasm : Mirrors, Mimesis and the Place of the Viewer, Regina, MacKenzie Art Gallery, 2009. Pour complĂ©ment dâinformation sur la thĂ©orie du bouc Ă©missaire de RenĂ© Girard, voir Violence and the Sacred, trad. Patrick Gregory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1977, et The Scapegoat, trad., Yvonne Freccero, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986.
- 15 Andrew J. McKenna discute explicitement de cette Ă©quivalence dans son analyse comparative entre le cadre thĂ©orique de Girard et celui de Derrida : « Dans la perspective des origines de la culture proposĂ©e par Girard, la victime occupe la place â à la fois au sein et Ă lâextĂ©rieur de sa communauté â que Derrida donne Ă lâĂ©criture dans sa critique de la notion de prĂ©sence originale, dont le langage nâest que la reprĂ©sentation et lâĂ©criture sa reprĂ©sentation secondaire, câest-Ă -dire la trace oubliĂ©e, occultĂ©e de cette prĂ©sence. La victime, tout comme lâĂ©criture, nâest que le supplĂ©ment dâun supplĂ©ment (le langage), un remplacement, un substitut arbitraire de nâimporte quel membre de la communautĂ©, qui ne doit son existence quâĂ lâexpulsion de la victime » : Andrew J. McKenna, Violence and Difference : Girard, Derrida, and Deconstruction, Urbana, IL, University of Illinois Press, 1992, p. 16.
- 16 McKenna, Violence and Difference, p. 16.
- 17 Hans Belting, Likeness and Presence : A History of the Image before the Era of Art, trad. Edmund Jephcott, Chicago, University of Chicago Press, 1994.
- 18 Voir Long, Theatroclasm.
- 19 Voir Timothy Long, The Limits of Life : Arnulf Rainer and Georges Rouault, Regina, MacKenzie Art Gallery, 2004.
- 20 Girard, Scapegoat, p. 176-177.
- 21 Ce terme a Ă©tĂ© inventĂ© par lâartiste canadienne Liz Magor pour dĂ©crire les Ćuvres qui intĂšgrent divers objets du quotidien (tables, couvertures, cendriers, etc.), gĂ©nĂ©rant ainsi des effets qui oscillent entre statut objectal et reprĂ©sentation artistique : voir Timothy Long, Double or Nothing : Problems of Presence in Contemporary Art , Regina, MacKenzie Art Gallery, 2013, p. 40.
- 22 En plus des divinitĂ©s grecques, on pourrait mentionner celles des cosmologies romaines (Parcae), scandinaves (Norns), Ă©gyptiennes (Isis), japonaises (Ameratsu), indiennes (Draupadi), anasazi-hopi et navajo (Femme-araignĂ©e). La conception grecque du tissage en tant que fondement de lâordre social est une notion dont on trouve des Ă©chos dans nombre de ces cultures. Pour complĂ©ment dâinformation sur les relations entre tissage et mythes, voir Elizabeth Wayland Barber, Womenâs Work : The First 20,000 Years : Women Cloth and Society in Early Times, New-York, W. W. Norton & Company, 1994, 232 sq. Pour des interprĂ©tations fĂ©ministes et postcoloniales du tissage dans les mythes, voir Ă©galement Ruth Scheuing, « Penelope and the Unravelling of History », dans Ingrid Bachmann et Ruth Scheuing (dir.), New Feminist Art Criticism, p. 188-196 ; « The Unravelling of History : Penelope and Other Stories », dans Material Matters : The Art and Culture of Contemporary Textiles, Toronto, YYZ Books, 1998, p. 201-213 ; Sarat Maharaj, « Arachneâs Genre : Towards Intercultural Studies in Textiles », Journal of Design History, vol. 4, no 2, 1991, p. 75-96 ; et Kiku Hawkes, « Skanda », dans Material Matters, p. 233-238.
- 23 « Certains auteurs considĂšrent Zeus comme un dieu suprĂȘme au pouvoir illimitĂ©, alors que dâautres dĂ©crivent un univers oĂč mĂȘme le puissant Zeus doit se plier aux dĂ©crets inĂ©luctables des Moires (les trois divinitĂ©s du destin). Il ne faut donc en aucun cas sous-estimer lâimportance quâaccordaient les Grecs aux Moires ». Mark P. O. Morford et Robert J. Lenardon, Classical Mythology, 2e Ă©d., New-York, Longman, 1971, p. 162. Par exemple, le dernier dialogue de La RĂ©publique de Platon dĂ©crit comment les Moires dĂ©roulent la quenouille de la DestinĂ©e qui unit la terre et le ciel. Voir Morford et Lenardon, 247-248.
- 24 M. L. West, Indo-European Poetry and Myth, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 382.
- 25 La nature sacrificielle du travail des Moires est prĂ©sente de maniĂšre Ă peine voilĂ©e dans des rĂ©cits impliquant la notion de bouc Ă©missaire, tels que celui dâAdmetus, roi de Thessalie, et de sa femme Alcestis. En effet, lorsquâApollon demande aux Moires de prolonger la vie dâAdmetus, leur requĂȘte est accordĂ©e Ă la condition que quelquâun dâautre meure Ă sa place, et la seule personne jugĂ©e adĂ©quate nâest autre que sa femme Alcestis.
- 26 Dans le domaine de la cĂ©ramique, les artistes ont fait de mĂȘme en utilisant les modĂšles historiques de ce mĂ©dium pour remettre en question les cadres artistiques, par exemple, en retournant constamment les objets de cĂ©ramique aux dĂ©terminants physiques et historiques du contenant et du mur : voir Timothy Long, « Which Way is Up? Jack Sures and the Art/Craft Debate », dans Virginia Eichhorn (dir.), Tactile Desires : The Work of Jack Sures, Regina, SK, MacKenzie Art Gallery, 2012, p. 61-69.
- 27 Le corps des animaux est parfois aussi invoquĂ© dans les tissages par lâutilisation de laine de mouton (Annabel Taylor), de poil de chien (Susan Barton-Tait) ou de peau de lapin (Anne Ratt). Quant Ă Ethel Schwass, ses tissages abstraits sâinspirent de la forme des couvertures pour chevaux. En fin de compte, on peut dire que le tissage inclut le corps terrestre, que ce soit par lâentremise dâun animal, de fibres vĂ©gĂ©tales, de teintures Ă base de plantes ou directement Ă partir de pigments minĂ©raux.
- 28 Charlotte Lindgren : Fibre Structures, catalogue de lâexposition, Halifax, Art Gallery of Nova Scotia, 1980, s.p.
- 29 « Mural and Spatial : How the Lausanne Biennials 1962-1969 Transformed the World of Tapestry », Centre culturel et artistique Jean Lurcat, Aubusson, France, 2019, https://www.cite-tapisserie.fr/sites/default/files/DP-ENGL-Mural-and_Spatial-v3_0.pdf.
- 30 Voir Adamson, Thinking Through Craft, p. 58-65.
- 31 Voir Adamson, Thinking Through Craft, p. 103-137.
- 32 Dans le contexte de la production artistique moderniste, lâemploi du terme « temps » pose problĂšme. Lâune des formulations les plus controversĂ©es de ce dĂ©bat est lâessai de Michael Fried dans lequel il oppose le manque de grĂące du statut dâobjet (la « chositude ») Ă la prĂ©sence ou absorption transcendante des « beaux-arts ». Selon lui, un « objet » ne requiert aucun encadrement, il doit demeurer dans le domaine ordinaire (et donc ennuyeux) du temps et de lâespace, alors quâune Ćuvre dâart doit ĂȘtre exposĂ©e dans un cadre, ce qui lui assure un statut quasi-divin de « prĂ©sence » temporelle. Le tissage peut ĂȘtre envisagĂ© comme un des antidotes Ă ce dilemme puisque le temps y est manifestĂ©, enregistrĂ© dans la trace du travail qui lui a donnĂ© naissance.
- 33 Voir Anne GĂ©rin, « Importance et question essentielles », dans Françoise Sullivan : sa vie et son Ćuvre, Art Canada Institute/Institut de lâart canadien, https://www.aci-iac.ca/fr/livres-dart/francoise-sullivan/importance-et-questions-essentielles/. En 2016, jâai eu lâoccasion dâassister Ă cette performance extraordinaire au MusĂ©e dâart MacKenzie, en prĂ©sence de Françoise Sullivan, dans le cadre de MAGDANCE: Art + Dance, un spectacle de la troupe en rĂ©sidence New Dance Horizons.
- 34 Lâartiste brĂ©silien Helio Oiticica effectue une transformation du mĂȘme genre dans son Ćuvre, qui Ă©tait une des pierres dâangle de lâexposition Social Fabric organisĂ©e en 2012 par lâInstitut international dâart visuel de Londres. Voir Checinska et Watson, « Textiles, Art, Society and Politics », p. 279.
- 35 RĂ©flexion inspirĂ©e par lâinstallation vidĂ©o de Kader Attia, Reflecting Memory (2016), prĂ©sentĂ©e en 2019 au MusĂ©e dâart MacKenzie dans le cadre de lâexposition Re : Celebrating the Body.
- 36 Gérin, « Importance et question ».
- 37 PrĂ©cisions apportĂ©es par Dickerson au cours dâune entrevue tĂ©lĂ©phonique le 30 novembre 2022.
- 38 Pour en savoir davantage sur lâintĂ©rĂȘt de Dickerson pour le tissage des PremiĂšres Nations Salish de la cĂŽte ouest, voir Katharine Dickerson, « Classic Salish Twined Robes », BC Studies, no 189, printemps 2016, p. 101-127, et Sandra Alfoldy, « Homage to Salish Weavers », dans The Allied Arts : Architecture and Craft in Postwar Canada, MontrĂ©al, McGill-Queens University Press, 2012, p. 155-157.
- 39 Voir « A Conversation with Aganetha DyckâPrairie Interlace », entrevue avec Alison Calder du 9 septembre 2022, Nickle Galleries, https://www.youtube.com/watch?v=etwp7l8e2gc.
- 40 Voir lâessai de Sherry Farrell Racette publiĂ© dans ce volume.
- 41 Scott fait ici rĂ©fĂ©rence Ă la thĂ©orie psychanalytique de Kristeva qui oppose le dynamisme perturbateur du SĂ©miotique (imago) aux contraintes sociales du Symbolique. Voir la prĂ©sentation de Bruce Grenville sur la sĂ©rie Imagos dans le catalogue de lâexposition Mary Scott, Lethbridge, Alb., Southern Alberta Art Gallery, 1989, p. 8.
- 42 Voir Julia Bryan-Wilson, Fray : Art and Textile Politics, Chicago, University of Chicago Press, 2017, p. 14.
- 43 On pourrait Ă©galement citer dâautres Ćuvres de lâexposition Prairies entrelacĂ©es, comme Prairie Barnacles, production collaborative de seize membres de la guilde Crafts Guild of Manitoba Ă lâoccasion du 50e anniversaire de cette association, ainsi que les tapis au crochet de la coopĂ©rative Sioux Handcraft Co-operative.
- 44 Kate Waterhouse, Saskatchewan Dyes : A Personal Adventure with Plants and Colours, Prince Albert, SK, Write Way Printing, 1977.
- 45 Ann Newdigate, « The Particular History of a Saskatchewan Community Tapestry », The Craft Factor, Saskatoon, Sask., printemps/été 1997, p. 8.
- 46 Newdigate, « Particular History », p. 8.
- 47 Cindy Baker, « Welcome Mats », site Internet de lâartiste, https://www.cindy-baker.ca/work-2013/welcome-mats-2f93t.
- 48 Baker, « Welcome Mats »; voir également « Interview : Susanne Luhmann talks with Allyson Mitchell », Atlantis, Université Mount Saint Vincent, Halifax, 31, no 2, 2007, p. 103-104.
- 49 Les mĂ©taphores du tissage ont beaucoup Ă©voluĂ© au cours des derniĂšres annĂ©es, comme lâindique le nom de lâorganisation de Toronto Tangled Art + Disability. Voici ce quâen dit sa premiĂšre directrice artistique en situation de handicap, Eliza Chandler: « Un enchevĂȘtrement nâest pas un nĆud : il peut ĂȘtre dĂ©fait ou demeurer tel quel sans problĂšme. Les enchevĂȘtrements peuvent sembler signe dâimperfection ou de travail bĂąclĂ©, mais ils sont Ă©galement intĂ©ressants, complexes, organiques, parfois mĂȘme dĂ©libĂ©rĂ©s. Ils reprĂ©sentent le travail quâeffectue notre organisation : rassembler toutes sortes de personnes et de pratiques », https://tangledarts.org/about-us/our-history/.
- 50 Voir Susan Probe, brochure de lâexposition Ta-Ha-Sheena : Sioux Rugs from Standing Buffalo Reserve, Regina Dunlop Art Gallery, 1988, p. 8.
- 51 Janet Catherine Berlo, « Beauty, Abundance, Generosity, and Performance : Sioux Aesthetics in Historical Context », dans Dana Claxton (dir.), The Sioux Project â Tatanka Oyate, Regina, Sask., MacKenzie Art Gallery and Information Office, 2020, p. 43.
- 52 Bea Medicine, « Lakota Views of âArtâ and Artistic Expression », dans Sioux Project, p. 55.
- 53 Cette rĂ©flexion me fut inspirĂ©e au cours de lâannĂ©e que jâai consacrĂ©e Ă lâĂ©tude de la peau de bison dĂ©corĂ©e de Sitting Bull, que la sociĂ©tĂ© historique de lâĂtat du Dakota du Nord avait prĂȘtĂ©e au MusĂ©e dâart MacKenzie pour lâexposition Walking with Saskatchewan, de 2019-2020. Je tiens Ă remercier les artistes Wayne Goodwill de la PremiĂšre Nation Standing Buffalo Dakota et Dana Claxton, membre de la PremiĂšre Nation Wood Mountain Lakota : nos conversations mâont permis de mieux comprendre la signification de ce vĂȘtement.
- 54 Bien que la peinture sur papier tissĂ© soit pratiquĂ©e dans diverses rĂ©gions de Chine, la mĂ©thode de Loewan est une innovation personnelle qui ne sâinspire ni dâun genre, ni dâune tradition artistique particuliĂšre Ă ce pays : courriel dâAmy Loewan Ă lâauteur du 12 dĂ©cembre 2022.
- 55 Amy Loewan, fiche de renseignement de lâartiste pour Prairies entrelacĂ©es, 2021.
- 56 Voir lâarticle de Dawn Delbanco, « Chinese Calligraphy », dans Heilbrunn Timeline of Art History, Metropolitan Museum of Art, avril 2008, https://www.metmuseum.org/toah/hd/chcl/hd_chcl.htm, et Maxwell K. Hearn, How to Read Chinese Paintings, New-York, Metropolitan Museum of Art, 2008.
- 57 Kristofer Schipper, The Taoist Body, trad. Karen C. Duval, Berkeley, University of California Press, 1993, p. 90. Dans un courriel quâAmy Loewan mâa adressĂ© le 14 dĂ©cembre 2022, elle remarque ceci : « La pratique de la calligraphie chinoise peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un art sacrĂ©. Chaque coup de pinceau, chaque trait dâencre que lâon applique dĂ©libĂ©rĂ©ment sur le papier absorbant Shuen a de la puissance. Un calligraphe expĂ©rimentĂ© peut dĂ©terminer si ces signes (aussi appelĂ©s « os ») ont Ă©tĂ© effectuĂ©s avec une intention claire. On mâa dit quâil existait un instrument pouvant mesurer lâĂ©nergie et le pouvoir de chaque coup de pinceau. Câest pour cela que cette Ă©criture calligraphique peut ĂȘtre employĂ©e comme pratique de guĂ©rison, comme talisman dans la tradition taoĂŻste ».
- 58 Voir Robert Freeman et Linda Jansma, dir., Amy Loewan : Illuminating Peace, Mississauga, Art Gallery of Mississauga, 2009. Dans son courriel du 14 dĂ©cembre 2022, Amy Loewan mâa Ă©galement indiquĂ© ceci : « House Project sâinspire de lâancien sage chinois Lao Tzu qui donnait ce judicieux conseil pour amĂ©liorer la sociĂ©té : âPour que rĂšgne la paix dans le monde, il faut que celle-ci rĂšgne dâabord dans notre maison et dans notre cĆurâ. Câest en cultivant lâesprit et la personnalitĂ© des individus que lâon pose les fondations dâun monde meilleur. Jâai Ă©crit cette citation en anglais sur des feuilles que jâai affichĂ©es partout Ă lâintĂ©rieur de mon House Project. Les huit valeurs â compassion, gĂ©nĂ©rositĂ©, respect, acceptation, patience, tolĂ©rance, humilitĂ© et pardon â sont inscrites dans tous mes projets de tissage en papier. La participation du public est une autre composante essentielle de mes installations. Dans House Project, par exemple, jâai mis des autocollants de diverses couleurs Ă la disposition des gens, les invitant Ă y inscrire ce quâils feraient pour rendre notre monde meilleur ».
- 59 CitĂ© dans lâintroduction de Janis Jefferies Ă From Tapestry to Fiber Art, p. 19.
- 60 Checinska et Watson, « Textiles, Art, Society and Politics », p. 279.
- 61 Voir, par exemple, lâarticle de Sara Diamond, « The Fabric of Memory : Towards the Ontology of Contemporary Textiles », dans Handbook of Textile Culture, p. 367-385.