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Prairies entrelacĂ©es: 11Élargir le cadre du tissage

Prairies entrelacées
11Élargir le cadre du tissage
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table of contents
  1. Front matter
    1. Half Title Page
    2. Art in Profile series
    3. Title Page
    4. Copyright Page
    5. Contents
    6. Message de la Ministre
    7. Remerciements
    8. ItinĂ©raire de l’exposition
    9. 1 Introduction à Prairies entrelacées : Retrouver les « modernismes perdus »
  2. Section 1 : Recouvrer les histoires
    1. 2. Reculez – Il n’y a rien à voir – Circulez
    2. 3. Modernistes marginalisés : Coopératives et arts textiles autochtones en Saskatchewan, 1960-1972
    3. 4. Histoires mĂ©tisses et travail artistique des femmes dans Margaret’s Rug de Margaret Pelletier Harrison
    4. 5. Le don du temps, le don de la liberté : Le tissage et les arts textiles au Banff Centre
    5. 6. Espaces vivants et habitables : Les textiles et l’architecture des Prairies
  3. Section 2 : Rencontres contextuelles
    1. 7. Exposition Prairies entrelacées : Rencontres, désirs et défis
    2. 8. Le tissage à l’horizon : Rencontres avec l’art textile dans les Prairies canadiennes
    3. 9. Les corps contextuels : Du berceau Ă  la barricade
    4. 10. Six façons de découvrir Prairies entrelacées
  4. Section 3 : Élargir le cadre
    1. 11. Élargir le cadre du tissage
  5. Listes des Ɠuvres
  6. Contributeurs

Photo : grande piĂšce angulaire suspendue composĂ©e de plusieurs panneaux - le long d’un panneau beige figurent six cordes gris clair. On y retrouve Ă©galement un large panneau gris en 3D avec une frange en dĂ©sordre, et deux panneaux marron terne avec un bord dĂ©chirĂ© et angulaire.

Brenda Campbell, Woodlands Undercover, 1975 (cat. 8).

11Élargir le cadre du tissage

par Timothy Long

Quel est le type d’encadrement qui convient le mieux au tissage et aux autres pratiques d’entrelacement?1 RĂ©ponse : le plus souvent, aucun. En effet, le cadre en tant que dispositif physique est un ajout superflu. L’entrelacement de fibres tissĂ©es – pratique dans laquelle j’inclus ici tapis au crochet, macramĂ© et tricot, parmi d’autres – est Ă  la fois solide et souple. Ces entrelacements tiennent en place sans aucun besoin de support externe. Plus encore, un cadre revĂȘt une Ă©nergie que je considĂšre Ă©trangĂšre aux tissages, un contour trop rigide pour la dĂ©licatesse de leurs boucles ou de leurs nƓuds. ConsidĂ©rons Woodlands Undercover (1975) de Brenda Campbell, l’une des imposantes tapisseries architecturales de Prairies entrelacĂ©es (cat. 35). Son dialogue avec le pourtour est un exemple magistral de complexitĂ© et de nuances : les bordures se reflĂštent sur son pĂ©rimĂštre comme des lignes de crĂȘte dans un rĂ©troviseur, s’enroulent en cordes suspendues qui divisent des volutes de charbon et de crĂšme, et s’effilochent en nƓuds Rya qui empĂȘchent l’ascension nette de ses frontiĂšres terrestres. Des crĂȘtes ponctuent sa surface et ondulent dans un paysage de laine naturelle, de coton et de molleton. En comparaison, les toiles sculptĂ©es des annĂ©es 1960 et 1970 paraissent plutĂŽt artificielles.

Pourtant, chaque fois qu’un tissage est prĂ©sentĂ© dans une galerie ou un musĂ©e, c’est dans un cadre artistique, architectural, institutionnel, suivant des conventions d’exposition et des modes d’appropriation des images qui remontent aux origines de la modernitĂ©. Un encadrement est inĂ©vitable si l’on veut qualifier un tissage d’Ɠuvre d’art. La question du cadre et de son rĂŽle dans la production d’une prĂ©sence esthĂ©tique a Ă©tĂ© au cƓur de ma carriĂšre de conservateur et de mes Ă©crits au cours des vingt derniĂšres annĂ©es. Dans mon travail sur diverses pratiques qui vont de la peinture Ă  la cĂ©ramique, en passant par la danse et les installations d’art photographique et cinĂ©matographique, l’anthropologie culturelle de RenĂ© Girard m’a conviĂ© Ă  rĂ©examiner l’origine du pouvoir du cadre ainsi que son rĂŽle dans la mĂ©diation des interactions entre les spectateurs et l’objet d’art. Prairies entrelacĂ©es – et sa richesse de pratiques qui rĂ©clament leur indĂ©pendance par rapport au cadre des beaux-arts, tout en se l’appropriant – offre l’occasion de reconsidĂ©rer les spĂ©cificitĂ©s du cadre du tissage, moyen d’expression qui est gĂ©nĂ©ralement nĂ©gligĂ© ou sous-estimĂ©.

Cette exploration s’inscrit dans un corpus croissant de thĂ©ories textiles qui, depuis les annĂ©es 1990, permettent d’envisager un Ă©largissement du cadre du tissage qui laisserait ce mĂ©dium « respirer » et se rĂ©aliser selon ses propres termes, sans le bord confinant d’un encadrement ou d’un socle. Des Ă©tudes rĂ©centes, telles que The Handbook of Textile Culture (2017), dĂ©montrent l’extraordinaire polyvalence du tissage dans le domaine plus vaste des textiles, polyvalence qui permet de rĂ©pondre Ă  une multitude de prĂ©occupations culturelles, sociales, politiques, historiques et esthĂ©tiques, ainsi qu’à leurs intersections.2 Évoquant le regain d’intĂ©rĂȘt des conservateurs et commissaires internationaux pour l’art textile contemporain, Christine Checinska et Grant Watson Ă©numĂšrent quelques-unes des orientations actuelles : prĂ©occupations formelles de la sculpture abstraite ou souple, processus sĂ©quentiel de la construction textile, fĂ©minisme, travail des femmes et travail artisanal, hiĂ©rarchies entre art et artisanat, arts appliquĂ©s et beaux-arts, ainsi qu’architecture et design, commerce, industrie et mondialisation.3 Comme nous le verrons, cette liste pourrait avoir Ă©tĂ© conçue pour les Ɠuvres de Prairies entrelacĂ©es. Si le langage des dĂ©bats a Ă©voluĂ©, les liens matĂ©riels Ă©tablis par les artistes travaillant dans la seconde moitiĂ© du XXe siĂšcle sont toujours d’actualitĂ©. Cet essai relĂšve donc le dĂ©fi d’articuler le cadre de leur production, Ă  la fois comme une Ă©valuation historique nĂ©cessaire et comme une incursion thĂ©orique ayant des applications contemporaines.

Le cadre ombilical

Imaginez un atelier au bord d’une riviĂšre oĂč une artiste, assise sur une caisse, travaille sur son mĂ©tier Ă  tisser. Par la fenĂȘtre, elle aperçoit des fragments Ă©pars du monde qui flottent dans l’eau. Un jour, une prothĂšse de jambe en bois passe devant elle. Elle se remĂ©more son passĂ©, sa maison en Afrique du Sud, la bataille coloniale qui a coĂ»tĂ© la vie Ă  son grand-pĂšre. Un autre jour, elle reçoit des fleurs sĂ©chĂ©es d’amis lointains. Elle pense Ă  sa nouvelle maison au bord d’une riviĂšre des Prairies en Saskatchewan, au chef mĂ©tis Louis Riel et Ă  une autre vie perdue lors d’une guerre coloniale. Elle enregistre rapidement ses impressions sous forme de dessins, de collages. Elle prend sa navette et commence Ă  tisser. Elle redĂ©finit la nature de la tapisserie. Elle fabrique une nouvelle prothĂšse, un membre fantĂŽme de souvenirs dont la douleur est intĂ©grĂ©e Ă  la tapisserie qu’elle tisse.4

Photo : dĂ©tail d’un tissage avec une figure ombragĂ©e au centre sur un fond bleu-rouge qui semble Ă©mettre de la fumĂ©e. Le mot « like » est Ă©crit en toutes lettres dans un buisson derriĂšre lui.

Ann Newdigate, National Identity, Borders and the Time Factor, or, Wee Mannie (détail), 1982 (cat. 38). Au centre de ce détail se trouve la silhouette de Louis Riel, en référence à la photographie historique du chef Métis aprÚs sa capture à Batoche en 1885.

Cette rĂ©flexion appartient Ă  Ann Newdigate, l’une des critiques les plus lucides et Ă©loquentes dans le domaine du tissage depuis de nombreuses annĂ©es. Avec des tapisseries telles que National Identity, Borders and the Time Factor, or Wee Mannie, créée au studio Dovecot by the Water du quartier Leith pendant ses Ă©tudes au collĂšge d’art d’Édimbourg en 1982, Newdigate a entrepris une rĂ©flexion de plusieurs dĂ©cennies sur le potentiel du tissage en tant qu’outil de recherche critique (cat. 26). En 1995, dans un essai succinct et pertinent qui a Ă©tĂ© inclus dans la collection New Feminist Art Criticism dirigĂ©e par Katy Deepwell, elle a abordĂ© les incertitudes thĂ©oriques auxquelles sont confrontĂ©es les tisserandes des Prairies. Le titre de cet essai rĂ©sume leur situation avec une candeur ironique : « Une sorte d’art, de tapisserie : la tapisserie en tant qu’accĂšs simplifiĂ© aux dĂ©finitions, langages, institutions, attitudes, hiĂ©rarchies, idĂ©ologies, constructions, classifications, histoires, prĂ©jugĂ©s et autres mauvaises habitudes de l’Occident »5. Newdigate situe la tapisserie dans un territoire indĂ©fini entre l’art et l’artisanat, entre le centre et la marge, entre l’hĂ©gĂ©monie de l’homme blanc privilĂ©giĂ© et les communautĂ©s marginalisĂ©es selon la classe sociale, le sexe et la race. Reconnaissant le statut subalterne de la tapisserie dans le monde de l’art, elle ne dĂ©sespĂšre pas de cet Ă©tat de fait. Au contraire, elle apprĂ©cie cette situation marginale comme une position productive unique Ă  partir de laquelle on peut Ă©roder les oppositions culturelles :

Je travaille la tapisserie principalement pour sa matĂ©rialitĂ© et sa capacitĂ© Ă  Ă©voluer au sein des traditions, Ă  faire la navette entre diverses positions thĂ©oriques, Ă  osciller autour des frontiĂšres, Ă  dĂ©fier les hiĂ©rarchies et Ă  Ă©tablir des liens avec de nombreux impĂ©ratifs de rĂ©sonance diffĂ©rents. Ce mĂ©dium, originaire de partout et de nulle part, est Ă  la fois de l’ordre du tout et du rien. Il est ce que vous pensez, il Ă©voque ce que vous ne savez pas et ne pouvez pas vous rappeler – il n’offre aucune certitude.6

Cette citation de Newdigate Ă©voque non seulement l’énigme crĂ©ative et critique Ă  laquelle sont confrontĂ©s de nombreux artistes Ɠuvrant dans le domaine du tissage, mais aussi la libertĂ©, au mĂȘme titre que les dĂ©fis, de travailler en dehors et Ă  l’encontre des cadres thĂ©oriques et des systĂšmes de valeur Ă©tablis. Bien que ce texte ait Ă©tĂ© Ă©crit il y a plus de vingt-cinq ans, il dĂ©crit une situation qui perdure de nos jours. AprĂšs avoir vu Prairies entrelacĂ©es, l’artiste de Calgary Mary Scott – reprĂ©sentĂ©e dans l’exposition par une Ɠuvre traversant elle aussi les frontiĂšres matĂ©rielles et conceptuelles (cat. 30) – a insistĂ© sur le dĂ©fi que reprĂ©sente, pour un conservateur de musĂ©e, de plonger dans « une discipline dont les contours et les limites sont difficiles Ă  cerner, une discipline qui rĂ©vĂšle un niveau et une qualitĂ© d’invention tout Ă  fait stupĂ©fiants ».7 La rĂ©action de Scott semble confirmer l’affirmation de Newdigate suivant laquelle la tapisserie, et par extension le tissage, ne propose « aucune certitude ». Cherchant Ă  articuler, comme conservateurs, les horizons thĂ©oriques qui se sont ouverts aux tisserands des Prairies aprĂšs les annĂ©es 1960, ainsi que les limites auxquelles ils ont Ă©tĂ© confrontĂ©s, notre tĂąche demeure exaltante, mĂȘme si elle est parfois excessivement dĂ©licate.

L’incertitude sur les contours des tissages renvoie toutefois aussi Ă  la question de leur encadrement. L’évaluation de cette situation par Newdigate repose sur sa propre expĂ©rience, durement acquise, qui lui a permis d’aborder le cadre de la peinture moderniste par le biais de la tapisserie. Sa premiĂšre tentative d’acceptation critique rejetĂ©e, elle a entamĂ© un long processus de familiarisation avec un moyen d’expression qui ne correspondait pas Ă  ce cadre esthĂ©tique. La tapisserie, a-t-elle alors conclu, fournit « un accĂšs rapide aux attitudes europĂ©ennes institutionnalisĂ©es ».8 Ainsi, la pratique en atelier de Newdigate s’appuie sur cette comprĂ©hension thĂ©orique pour rejeter catĂ©goriquement les cadres d’autoritĂ© qui sous-tendent l’art moderniste : son Ɠuvre est postmoderne par sa dissolution des hiĂ©rarchies des genres, du centre et des marges, postcoloniale par sa comprĂ©hension de son propre privilĂšge en tant que Canadienne blanche de classe moyenne originaire d’Afrique du Sud, et fĂ©ministe par son adoption d’une forme d’art pratiquĂ©e principalement par des femmes qui ne correspond aucunement aux dĂ©finitions de l’art noble (la peinture) ni Ă  celles de l’art populaire (l’artisanat).

La question reste toutefois posĂ©e : quel est le cadre appropriĂ© pour le tissage si ce n’est pas celui de la peinture ni de la sculpture? Que peut-on proposer alors, si ce n’est une incertitude sans cadre? Si l’on en croit Newdigate, tenter d’élaborer une thĂ©orie du tissage reviendrait Ă  assembler ses contours fragmentaires en un tout illusoire et nĂ©cessairement coercitif. Il est intĂ©ressant de noter que sa position rejoint la proposition Ă©mise quelques annĂ©es auparavant par le thĂ©oricien du textile et Ă©migrĂ© sud-africain Sarat Maharaj : la catĂ©gorie plus vaste de l’art textile est, pour reprendre l’expression de Derrida, de l’ordre de l’« indĂ©cidable » : « quelque chose qui semble appartenir Ă  un genre, mais qui dĂ©passe sa frontiĂšre et semble tout aussi Ă  l’aise dans un autre genre. Il appartient aux deux, pourrions-nous dire, en n’appartenant Ă  aucun des deux ».9 Cependant, plutĂŽt que de nous contenter de cette description du tissage comme nomade perpĂ©tuel, nous dĂ©sirons approfondir cette question pour comprendre comment les frontiĂšres de l’art et du tissage ont Ă©tĂ© Ă©tablies, ce qu’elles signifient sur le plan socio-anthropologique et, finalement, comment elles s’entrecroisent dans les Ɠuvres exposĂ©es dans Prairies entrelacĂ©es. Ce que nous proposerons, c’est que le tissage, en tant que forme d’art, est Ă  la fois reliĂ© au monde par un fil et par un cadre, idĂ©e simple mais profonde qui explique l’étonnante capacitĂ© de ce mĂ©dium Ă  changer de forme et d’intention. Dans cet essai, j’espĂšre par consĂ©quent Ă©largir le cadre du tissage et trouver une clĂ© permettant de dĂ©chiffrer l’extraordinaire prolifĂ©ration de ce moyen d’expression Ă  un moment critique de l’histoire de l’art, tant dans les Prairies qu’ailleurs.

Dans son excellente Ă©tude intitulĂ©e Thinking Through Craft, Glen Adamson propose un point de dĂ©part constructif pour Ă©tudier le cadre du tissage, un point d’entrĂ©e intĂ©grĂ© dans sa rĂ©flexion plus gĂ©nĂ©rale sur le cadre de l’artisanat.10 Dans son argumentation, il commence par aborder une tension fondamentale qui existe au sein des Ɠuvres d’art modernistes : entre leurs prĂ©tentions Ă  l’autonomie, telles que dĂ©crite par Theodor Adorno, et leurs dĂ©pendances contextuelles, telles que formulĂ©es par Jacques Derrida. Se rĂ©fĂ©rant au concept de parergon ou de cadre (littĂ©ralement « ce qui est attenant Ă  l’Ɠuvre ») de Derrida, Adamson remarque que l’autonomie de l’Ɠuvre d’art est toujours tributaire d’un cadre. « Le parergon, lorsqu’il fonctionne correctement, semble sĂ©parer l’Ɠuvre du monde. Comme une fleur fraĂźchement coupĂ©e, Ă©crit Derrida, lorsque l’art est coupĂ© de son environnement, il ne saigne pas ».11 Cependant, cette sĂ©paration est effectuĂ©e par un objet, un cadre, qui est lui-mĂȘme issu d’un travail artisanal. L’artisanat, poursuit Adamson, est un supplĂ©ment nĂ©cessaire Ă  la revendication d’autonomie de l’objet d’art. Si cette conceptualisation de l’artisanat semble renforcer son statut subalterne, Adamson, comme Newdigate, l’envisage pourtant diffĂ©remment. Il affirme qu’art et artisanat sont liĂ©s par une relation de dĂ©pendance mutuelle et que la soi-disant infĂ©rioritĂ© de l’artisanat constitue sa force. En effet, si l’autonomie de l’objet d’art dĂ©pend de la contingence du cadre, ce n’est qu’à travers l’artisanat que la relation non reconnue de l’art Ă  son contexte peut ĂȘtre comprise et critiquĂ©e. En s’appuyant sur le concept de supplĂ©ment, Adamson fournit une multitude d’exemples de ce que peut signifier « penser par le biais de l’artisanat » dans un grand nombre de pratiques, allant de la cĂ©ramique Ă  la bijouterie, en passant par le mobilier, le verre, le tissage et l’art textile.12

Photo : dĂ©tail d’une Ɠuvre d’art horizontale avec des fils de couleur paille qui traversent une matiĂšre crĂ©meuse. Les morceaux sont dĂ©sordonnĂ©s et surplombent la matiĂšre, une frange se dĂ©tachant sur le bord droit.

Ann Hamilton, Untitled (détail), 1979 (cat. 19).

Élucidant la multitude de relations contextuelles dans lesquelles l’art est engagĂ©, Adamson dĂ©monte habilement les hiĂ©rarchies qui ont dĂ©savantagĂ© le tissage et d’autres pratiques artisanales. Ces relations contextuelles comprennent la matĂ©rialitĂ©, l’intelligence haptique (compĂ©tence), les rapports au temps et Ă  la terre (pastoralitĂ©) et les liens avec les pĂŽles dĂ©favorisĂ©s des hiĂ©rarchies sociales (amateurisme, fĂ©minisme et PANDC). Cependant, bien qu’Adamson dĂ©finisse une relation supplĂ©mentaire entre artisanat et art, son explication de l’existence mĂȘme de cette dynamique reste incomplĂšte. À l’appui de son argumentation, Adamson cite la phrase mĂ©morable de Derrida dans La VĂ©ritĂ© en peinture : « le parergon est une forme qui a pour dĂ©termination traditionnelle non pas de se dĂ©tacher mais de disparaĂźtre, de s’enfoncer, de s’effacer, de se fondre au moment oĂč il dĂ©ploie sa plus grande Ă©nergie ».13 Adamson utilise cette rĂ©flexion pour souligner le fait que l’artisanat doit disparaĂźtre pour que l’Ɠuvre d’art puisse apparaĂźtre. En d’autres termes, le cadre doit mourir pour que l’art puisse vivre. Bien que cela soit sans aucun doute vrai, ce qui n’est pas pris en compte par Adamson ni par Derrida, c’est la place socio-anthropologique du pouvoir par lequel le cadre opĂšre.

Comme je l’ai mentionnĂ© ailleurs, si nous voulons expliquer pleinement l’énergie du cadre, nous devons nous tourner vers ses origines sacrificielles.14 Selon la thĂ©orie du bouc Ă©missaire Ă©laborĂ©e par l’anthropologue culturel RenĂ© Girard, le supplĂ©ment (cadre/artisanat) et la victime de la violence (bouc Ă©missaire) ne font qu’un.15 Vu sous l’angle girardien, le cadre fonctionne d’une maniĂšre qui reproduit le schĂ©ma de la violence comme bouc Ă©missaire. Tout comme la foule violente encercle sa victime et l’expulse du groupe social, le cadre excise une petite parcelle de la rĂ©alitĂ© et l’exclut de notre existence ordinaire. Les motivations de ces expulsions sont liĂ©es. Tant le bouc Ă©missaire que l’Ɠuvre d’art sont des objets de dĂ©sir collectifs antagonistes – dĂ©sirs qui ne sont pas originels mais plutĂŽt enracinĂ©s dans la contagion mimĂ©tique du « je veux ce qu’ils veulent ». Lorsque l’expulsion est rĂ©alisĂ©e, ces dĂ©sirs contradictoires sont soudainement unifiĂ©s. Pour la foule qui dĂ©signe un bouc Ă©missaire, le rĂ©sultat est la reconnaissance collective d’une paix miraculeuse. La victime, qui Ă©tait autrefois source de tous les maux, revient maintenant comme prĂ©sence divine du dieu, origine de tous les bienfaits pour le groupe social nouvellement rĂ©conciliĂ©. De mĂȘme, l’Ɠuvre d’art, tenue Ă  distance par son encadrement, rend Ă  sa partie excisĂ©e du monde l’aura quasi divine d’une prĂ©sence esthĂ©tique. Comme l’affirme Andrew McKenna dans son Ă©tude comparative de Girard et Derrida, toute forme culturelle, y compris la langue et l’art, est un substitut de la victime originelle et, en tant que telle, dĂ©pend Ă  son tour d’une autre forme de substitution, l’écriture ou l’artisanat, selon le cas.16 D’aprĂšs cette logique substitutive, le cadre est le supplĂ©ment d’un supplĂ©ment du bouc Ă©missaire. Dans cette perspective, la coupure qui sĂ©pare l’objet d’art du monde est une autre expression de la violence sacrĂ©e qui maintient l’ordre social – on ne peut donc pas dire qu’il s’agisse d’un bouquet de fleurs fraĂźchement coupĂ©es dans un vase !

Photo : un cercle de tissu tricoté marron clair est posé sur un mur blanc avec une ouverture dégorgeant des cordes vers une étagÚre blanche sur le sol en ciment gris.

Aganetha Dyck, Rope Dance, vers 1974 (cat. 12).

Photo : une piÚce murale en forme de pizza pointant vers le bas. Elle est dans les tons de beige et de marron, avec de grandes boucles de tissu qui créent un effet 3D.

Susan Barton-Tait, Nepenthe, vers 1977 (cat. 5).

Photo : dĂ©tail de l’image prĂ©cĂ©dente montrant les cordes marronnes et les morceaux tissĂ©s.

Susan Barton-Tait, Nepenthe (détail), vers 1977 (cat. 5).

Photo : quatre Ɠuvres d’art de couleur orange, jaune et vert-bleu. Ce sont des cercles avec des trous ouverts au centre et parfois des cordes colorĂ©es qui sortent de l’ensemble. Les quatre Ɠuvres d’art ont des formes disparates, comme si elles flottaient les unes sur les autres.

Crafts Guild of Manitoba, Prairie Barnacles, 1979 (cat. 32).

Photo : dĂ©tail de l’image prĂ©cĂ©dente montrant les Ă©clats d’orange, de rouge, de blanc, de vert et de bleu qui composent les cercles.

Crafts Guild of Manitoba, Prairie Barnacles (détail), 1979 (cat. 32).

La maniĂšre dont la prĂ©sence sacrĂ©e – qui autrefois appartenait au dieu, puis Ă  l’idole ou Ă  l’icĂŽne – rĂ©ussit Ă  habiter l’Ɠuvre d’art en tant qu’aura esthĂ©tique est le rĂ©sultat d’une transformation historique qui a Ă©tĂ© dĂ©crite en dĂ©tail par l’historien de l’art Hans Belting dans son Ă©tude magistrale intitulĂ©e Likeness and Presence.17 En appliquant l’anthropologie de la violence de Girard au rĂ©cit de Belting, nous pouvons comprendre que l’encadrement, au-delĂ  de son rĂŽle de gĂ©nĂ©rateur de prĂ©sence esthĂ©tique, sert de mĂ©diateur entre l’objet d’art et le monde, et qu’il rĂ©concilie les dĂ©sirs concurrents et mimĂ©tiques des regards intersubjectifs des spectateurs. Le cadre reprĂ©sente Ă©galement la main de l’artiste, dont le gĂ©nie sacerdotal est responsable de la transformation inspirĂ©e de l’artisanat en Ɠuvre d’art. Ainsi, par l’entremise de l’encadrement, artiste, Ɠuvre et spectateur sont rĂ©unis dans une recrĂ©ation de la scĂšne sacrificielle. Certes, l’histoire de l’art occidental, du dĂ©but des temps modernes jusqu’à nos jours, a Ă©tĂ© marquĂ©e par une remise en question progressive du cadre ayant mis en Ă©vidence le contrat sacrificiel liant l’artiste, l’Ɠuvre d’art et le spectateur. Comme je l’ai soutenu ailleurs, l’effet de cette remise en question n’a pas produit d’iconoclasme, mais plutĂŽt un « théùtroclasme », ou une rupture de la place du spectateur.18 De Giotto Ă  Rembrandt, de Manet Ă  Warhol, le spectateur est devenu de plus en plus conscient de sa position privilĂ©giĂ©e, et de son implication dans les exclusions que l’Ɠuvre d’art maintient tacitement ou ouvertement. ParallĂšlement, l’Ɠuvre d’art, par sa remise en question du cadre, a suscitĂ© une identification avec la victime de violence, sujet occulte de celle-ci.19

Si les relations entre la peinture et la sculpture d’une part, et le sacrĂ© d’autre part, sont absentes du rĂ©cit d’Adamson, il en va de mĂȘme pour l’artisanat. Alors que l’art Ă©voque la victime originelle Ă  travers une chaĂźne de substitutions, l’artisanat assiste Ă  cette scĂšne en tenant les manteaux des bourreaux, mĂ©taphoriquement parlant, comme Paul lors de la lapidation d’Étienne. Le tissu recouvre le corps ; la cĂ©ramique et le verre contiennent la libation ; le mobilier abrite l’offrande. PlutĂŽt que de servir d’objet de culte, l’artisanat embellit les rituels religieux par le biais de la nourriture, de la boisson et du vĂȘtement, assurant ainsi une contiguĂŻtĂ© contextuelle qui se prolonge dans le domaine de l’art. Ainsi, art et artisanat entretiennent tous deux une relation avec la victime de la violence. Cependant, alors que le cadre qui excise l’art du monde est « exsangue », pour reprendre l’expression de Derrida, le cadre de l’artisanat n’est jamais Ă©loignĂ© de la chair. Du point de vue de la thĂ©orie du bouc Ă©missaire de Girard, la question du contact est importante. Pour que le transfert des maux sociaux soit rĂ©ussi, le collectif ne doit pas toucher le bouc Ă©missaire car, si le contact a lieu, le groupe social pourrait ĂȘtre contaminĂ© par la violence, et la paix souhaitĂ©e jamais atteinte.20 VoilĂ  pourquoi l’objet d’art, et son cadre qu’on a tendance Ă  ne pas voir, possĂšde une efficacitĂ© particuliĂšre dans la production de la prĂ©sence, et pourquoi l’objet artisanal reste de l’ordre du supplĂ©ment. Ce qui distingue l’artisanat de l’art, c’est la possibilitĂ© de toucher ou non la victime.

La dĂ©sacralisation, ce long processus amorcĂ© par la reconnaissance de l’innocence de la victime, rend ces relations visibles. Lorsque l’artisanat rencontre les Ă©nergies théùtroclastiques de l’avant-garde moderniste et le souci d’identification de celle-ci Ă  la victime de la violence, il accueille le spectateur de façon bien diffĂ©rente que le fait l’art visuel et ses stratĂ©gies en miroir : il crĂ©e un point de contact entre spectateur et victime, non pas par le biais d’un cadre mĂ©diateur, mais plutĂŽt en tant « qu’objet serviteur ».21 Qui plus est, cette distinction souligne aussi l’importance des traits essentiels de l’artisanat : son caractĂšre d’objet inextricablement liĂ© aux conditions de sa production – matĂ©rielles, corporelles, temporelles, gĂ©ographiques et sociales. C’est lĂ  oĂč l’artisanat rencontre la chair en souffrance. De mĂȘme, le cadre critique de l’art aide l’artisanat Ă  percevoir sa propre relation au sacrĂ©, ainsi que sa participation Ă  la production d’une unanimitĂ© violente. Le rĂŽle de l’artisanat n’est donc pas tant de critiquer l’art noble par le biais d’une rivalitĂ© ombrageuse, mais plutĂŽt d’unir ses forces avec lui dans une critique multidimensionnelle du mĂ©canisme de la victime Ă©missaire, Ă  travers et contre une gamme variĂ©e de formes culturelles.

Quel est donc le rapport particulier du tissage au sacrĂ©? Contrairement Ă  la peinture, le tissage atteint son autonomie lorsqu’il sort du cadre, au moment oĂč il est retirĂ© du mĂ©tier Ă  tisser. La premiĂšre sĂ©paration du tissage n’est donc pas celle d’une rĂ©alitĂ© qu’il reprĂ©sente, mais celle du matĂ©riau qui est son moyen de production. Cette coupe est donc ombilicale, plutĂŽt qu’excisionnelle. Touchez le bord d’un tissage et vous sentez des nƓuds, pas des tĂȘtes de clous. Retournez un tissage et vous voyez sa technique de production, pas la façon dont il a Ă©tĂ© tendu sur un cadre de bois Ă  croisillons. Dans la mythologie, les Moires ou Parques de la GrĂšce antique illustrent la violence inhĂ©rente Ă  la coupure ombilicale.22 En accomplissant leur tĂąche de filage et de tissage, elles dĂ©terminent ensemble le destin de l’humanité : Klotho filant la quenouille de la vie terrestre, Lachesis en mesurant la longueur et Atropos dont la coupe finale marque le moment de la mort. Ainsi, la coupure ombilicale est ambivalente : elle signifie Ă  la fois le dĂ©but et la fin de la vie. MĂȘme les dieux de l’Olympe sont soumis aux Parques qui reprĂ©sentent les forces sous-jacentes de l’ordre et de la hiĂ©rarchie,23 ordre qui est Ă©tabli Ă  un certain prix. L’étymologie du terme « Moire » est « rĂ©partition »24, dĂ©finition qui situe les actions des dĂ©esses dans le domaine sacrificiel : leur coupe dĂ©termine l’inclusion et l’exclusion, et dĂ©cide qui reçoit la vie et qui ne la reçoit pas.25 Ce message est tissĂ© dans chaque piĂšce d’étoffe et transposĂ© sur le corps des individus, du berceau jusqu’à la tombe.

Comme nous le verrons, c’est par leur matĂ©rialitĂ©, leur temporalitĂ©, leur corporĂ©itĂ© et leur altĂ©ritĂ© que les Ɠuvres de Prairies entrelacĂ©es rejoignent les spectateurs dans le cadre Ă©largi du tissage moderniste. Au contact de l’énergie dĂ©sacralisante de l’avant-garde moderniste, le tissage, qui n’avait pas vraiment Ă©voluĂ© depuis son apogĂ©e avec la tapisserie de la Renaissance, a libĂ©rĂ© une Ă©nergie ombilicale qui s’est dĂ©ployĂ©e dans une multitude de directions dĂ©stabilisantes, et qui a dĂ©voilĂ© les nombreux fils dĂ©terministes sur lesquels repose notre civilisation.26 Cette Ă©nergie Ă©tant ambivalente, elle vise Ă  la fois l’ordre Ă©tabli et son dĂ©mantĂšlement. Cette comprĂ©hension est utile non seulement pour dĂ©finir l’engagement du tissage Ă  l’égard du cadre de l’art, mais aussi Ă  l’égard de cadres extĂ©rieurs Ă  la culture occidentale. C’est peut-ĂȘtre ainsi que nous pourrons trouver les « contours et les limites » difficilement saisissables de cette discipline.

Contextes : matérialité et temporalité

Imaginez une salle remplie de tapisseries. L’espace est vaste, impressionnant. Ici, les inventions picturales du cubisme s’animent peu Ă  peu sur les grands mĂ©tiers Ă  tisser des Gobelins et d’Aubusson. Les oiseaux dĂ©coupĂ©s d’Henri Matisse s’envolent dans une tapisserie, et dans l’autre les tracĂ©s architecturaux de Le Corbusier se bousculent. Puis, vous dĂ©couvrez une Ɠuvre sans image, sans aucun dessinateur-peintre transmettant une illustration Ă  un traducteur tisserand. D’une taille supĂ©rieure Ă  celle d’un ĂȘtre humain et d’une largeur de prĂšs de quatre bras, c’est un panorama de sensations colorĂ©es, froides, mais vibrantes de vie. Ce panorama se dĂ©place en cordons verticaux, allant des bruns profonds de l’humus forestier aux bandes glacĂ©es de bleu marine, en passant par des Ă©tendues intermĂ©diaires de glace et de ciel, jusqu’aux confins gelĂ©s de l’espace intersidĂ©ral. C’est une coupe transversale de l’hiver. Seules les sauvages inventions texturĂ©es produites sur des mĂ©tiers Ă  tisser polonais s’approchent de ces intentions tissĂ©es.

AnimĂ©s par une coupure ombilicale plutĂŽt qu’excisionnelle, les tisserands des annĂ©es 1960 ont ouvert de nouvelles possibilitĂ©s matĂ©rielles et formelles le long des limites contingentes de leur mĂ©dium. Partant de la logique structurelle du tissage, ils ont explorĂ© diverses techniques d’incarnation des couleurs, de bords nouĂ©s, de suspension et de mesure du temps. DĂ©jĂ , lors de la premiĂšre biennale internationale de tapisserie de 1962 Ă  Lausanne, des artistes-tisserands comme la Canadienne Mariette Rousseau-Vermette se distinguaient de noms français plus connus comme Le Corbusier, Henri Matisse et Henry Lurçat, qui, en tant que peintres-illustrateurs, Ă©taient restĂ©s Ă  l’écart du processus de tissage proprement dit. Dans Hiver canadien (1962), Rousseau-Vermette utilise la structure sous-jacente de la chaĂźne et de la trame, ainsi que les intensitĂ©s naturellement variables de la laine teinte, pour ordonner et animer des champs de couleur, plutĂŽt que de traduire des dessins d’abord rĂ©alisĂ©s sur papier (fig. Mariette Rousseau-Vermette, Hiver canadien, 1962). Son Ă©nergie picturale, sa prĂ©sence mĂȘme, est inscrite dans les fibres constituant ses tapisseries. Contrairement Ă  la peinture, la couleur dans le tissage n’est pas un ajout : elle dĂ©coule des liaisons chimiques avec le fil et la laine. Les teintures elles-mĂȘmes sont souvent fabriquĂ©es Ă  partir d’extraits de plantes et d’animaux ; comme de vĂ©ritables tissus vivants, les fibres intĂšgrent ainsi dans leur matrice la substance liquide de la terre.27 En explorant ses propres possibilitĂ©s structurelles et ses lignĂ©es matĂ©rielles, la tapisserie de Rousseau-Vermette dĂ©montre le potentiel qu’a le tissage d’élargir son cadre au-delĂ  de l’optique de la peinture.

Photo : une Ɠuvre d’art horizontale principalement bleu foncĂ© qui passe progressivement au bleu plus clair, puis au blanc, puis de nouveau au bleu plus clair et au bleu foncĂ©.

Mariette Rousseau-Vermette, Hiver canadien, 1961, tapisserie de basse lisse, 213.3 x 540.7 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Achat (1963.70). Succession Mariette Rousseau-Vermette et Claude Vermette. Photo de MNBAQ, Jean-Guy Kérouac.

Pour Charlotte Lindgren, autre exposante canadienne de la premiĂšre heure Ă  Lausanne, mais qui a fait ses dĂ©buts de tisserande Ă  Winnipeg, c’est la structure qui prime sur la couleur : « J’utilise la couleur et la texture uniquement pour renforcer l’image et clarifier la structure ».28 La suspension sans encadrement est inhĂ©rente Ă  la tapisserie murale, car elle entraĂźne une attraction gravitationnelle rĂ©partie dans tous les fils des textiles. PlacĂ©es dans un espace tridimensionnel, ces suspensions contrastent avec la poussĂ©e des Ɠuvres sur socle, qui cherchent Ă  nier la pesanteur. Dans Winter Tree (1967), créée pour l’exposition d’artisanat d’Expo 67, Lindgren exploite le dialogue du textile avec la pesanteur en crĂ©ant un tissage plat, d’une seule piĂšce, qui ne prend une forme spatiale que lorsqu’il est suspendu (cat. 49). La mĂȘme annĂ©e, Ă  la biennale de Lausanne, Aedicule (1967) de Lindgren est l’une des premiĂšres tapisseries Ă  se dĂ©ployer au-delĂ  du mur (fig. Charlotte Lindgren, Aedicule, 1967). PrĂ©sentĂ©e dans une section distincte rĂ©servĂ©e aux Ɠuvres tridimensionnelles,29 cette tapisserie, comme le suggĂšre son titre, a recours au langage des canopĂ©es et des toiles de fond drapĂ©es pour obtenir une structure architecturale. Lindgren s’appuie sur la logique des fentes et des ouvertures internes, apparues pour la premiĂšre fois Ă  la biennale de 1965, pour crĂ©er un portail et un trĂŽne parfaitement rĂ©alisĂ©s. En outre, les franges, Ă©lĂ©ment dĂ©coratif qui marque ses bords nouĂ©s, forment de longues colonnes souples dans lesquelles il est possible de pĂ©nĂ©trer. En 1969, de telles approches tridimensionnelles, sous l’impulsion de Magdalena Abakanowicz, se multiplient Ă  Lausanne, parallĂšlement Ă  l’orientation gravitationnelle de la sculpture minimaliste reprĂ©sentĂ©e par Robert Morris et Eva Hesse, qui expĂ©rimentent aussi Ă  cette Ă©poque avec des suspensions en feutre, en fil et en latex.30

Photo : une Ɠuvre d’art qui ressemble presque Ă  une cabine. Il y a un support rouge avec des plumes noires et dorĂ©es qui pendent, un toit fabriquĂ© Ă  l’aide de fils enfilĂ©s sur les cĂŽtĂ©s, et un tapis rouge et noir avec une longue frange qui s’étend devant la structure.

Charlotte Lindgren, Aedicule, 1967, 245 x 245 x 180 cm. Photo de Gilles Alonso, offerte gracieusement par la Fondation Toms Pauli, Lausanne.

Ces bouleversements sismiques dans les expressions matĂ©rielles du tissage se sont poursuivis dans les annĂ©es 1970 et 1980. Auparavant dans les Prairies, les motifs s’inspiraient souvent du paysage. DĂ©laissant la tapisserie picturale, les tisserands se sont alors appuyĂ©s sur le matĂ©rialisme ombilical de Rousseau-Vermette qui, Ă  la tĂȘte des arts textiles au Banff Centre, leur a transmis sa connaissance des nouveautĂ©s internationales. En rĂ©ponse Ă  l’un des Ă©cosystĂšmes les plus perturbĂ©s de la planĂšte, les artistes ont pu s’inspirer de toute une gamme de techniques pour conceptualiser la terre comme rĂ©alitĂ© ressentie plutĂŽt que comme construction picturale coloniale. Alors que les rĂ©sonances harmoniques entre la grille cadastrale des Prairies, la grille moderniste de l’art du XXe siĂšcle et la grille ordonnĂ©e du mĂ©tier Ă  tisser semblaient destinĂ©es Ă  renforcer le travail des « Parques » coloniales dans la subdivision des Prairies, le tissage a rĂ©pliquĂ© par une rĂ©sistance tactile. Rousseau-Vermette, ainsi qu’Inese Birstins, Kaija Sanelma Harris, Eva Heller, Pirkko Karvonen, Jane Kidd, Gayle Platz, Ilse Ansyas-Ć alkauskas, Margreet van Walsem, Whynona Yates, parmi d’autres artistes, ont rĂ©pondu Ă  la grille cadastrale des Prairies par une exploration en profondeur de leurs ondulations et de leur vĂ©gĂ©tation. De leur cĂŽtĂ©, Susan Barton-Tait, Katherine Dickerson, Aganetha Dyck et Douglas Motter/Carol Little ont optĂ© pour la suspension libre, alors que d’autres tisserands des Prairies expĂ©rimentaient des interventions dans l’espace tridimensionnel. Conscients des limites imposĂ©es par les bords du tissage, certains d’entre eux ont complĂštement dĂ©laissĂ© ce mĂ©dium Ă  la fin de la dĂ©cennie, trouvant dans le feutre (Birstins, Dyck) et le papier (Barton-Tait, Miller) de plus riches possibilitĂ©s de crĂ©ation.

La coupure ombilicale des fibres filĂ©es signale la crĂ©ation d’une autre forme de tissage, mais aussi le dĂ©but de sa disparition Ă©ventuelle, par dĂ©coloration ou dĂ©gradation naturelle, puisque la naissance et la mort sont contenues dans ce processus. Le temps demeure au centre des prĂ©occupations. L’importance de cette rupture dĂ©coule, en grande partie, des longues heures consacrĂ©es Ă  la rĂ©colte, au nettoyage, au filage et Ă  la teinture des fibres, tout cela en prĂ©paration pour le tissage qui requiert lui aussi beaucoup de temps. Au cours des annĂ©es 1960 et 1970, de nombreux tisserands se sont investis dans des processus tels que l’achat de laines et de fibres vĂ©gĂ©tales locales, la crĂ©ation de teintures Ă  partir de plantes indigĂšnes et l’étude des techniques de tissage traditionnelles et autochtones. Si ces pratiques artisanales peuvent ĂȘtre associĂ©es au mouvement de retour Ă  la terre, ou plus gĂ©nĂ©ralement Ă  la catĂ©gorie « pastorale » dĂ©finie par Adamson,31 leur engagement ultime est par rapport au temps. Cet investissement temporel s’oppose Ă  l’idĂ©al du progrĂšs qui annihile le temps par l’application de « technologies permettant de gagner du temps », ainsi qu’à la recherche esthĂ©tique du sublime, prĂ©sence quasi Ă©ternelle qui est l’hĂ©ritage du sacrĂ© dans l’art occidental.32 Si l’on compare, par exemple, les grandes abstractions du modernisme tardif Ă  celles produites par Mariette Rousseau-Vermette (cat. 58) et Ann Hamilton (cat. 48) au Banff Centre Ă  la fin des annĂ©es 1970, l’absorption de leurs champs de couleurs est continuellement interrompue par l’intrusion de nƓuds et d’élĂ©ments liĂ©s. La modernitĂ©, qui repose sur une conception du « nouveau » entraĂźnĂ©e par l’expulsion continuelle du passĂ©, est cependant dĂ©tournĂ©e de son rejet du passĂ© par le rythme des gestes manuels qui sont Ă  la fois anciens et continuellement renouvelĂ©s.

Les rappels temporels sont Ă©galement prĂ©sents dans les tapisseries de style Gobelin d’Ann Newdigate, par lesquelles celle-ci cherche Ă  reproduire la spontanĂ©itĂ© de ses petits dessins et collages sous forme tissĂ©e. Ces exercices quelque peu artificiels, bien que magnifiquement rendus, ont pour effet d’amplifier, plutĂŽt que de diminuer, le temps nĂ©cessaire Ă  leur rĂ©alisation et de figer le flux des Ă©vĂ©nements quotidiens. La vitesse qui caractĂ©rise la modernitĂ© est freinĂ©e dans son Ă©lan, non pas par sentiment nostalgique mais par souci d’un rĂ©apprentissage thĂ©rapeutique, une façon plus consciente de se mouvoir dans le prĂ©sent. Pat Adams rĂ©sume cette impression avec un humour pince-sans-rire dans Remember That Sunset We Saw from Here One Time? 1984 (cat. 45). Dans cette Ɠuvre, la mise en abyme d’un paysage Ă  l’intĂ©rieur d’un autre paysage reproduit la beautĂ© d’un Ă©phĂ©mĂšre coucher de soleil dans la prairie – sujet d’innombrables peintures – comme un instantanĂ© encore plus Ă©phĂ©mĂšre et omniprĂ©sent. Mais cet « instantané » est lui-mĂȘme une reprĂ©sentation d’un autre tissage, une Ɠuvre antĂ©rieure intitulĂ©e Prairie Sunset, 1983 (cat. 44) qui est dĂ©sormais intĂ©grĂ©e dans un tissage du mĂȘme paysage mais sous la lumiĂšre du jour. En fin de compte, le tissage, un processus lent, prend ainsi une petite revanche en intĂ©grant Ă  la fois la peinture et la photographie dans son cadre littĂ©ral et temporel.

Photo : piĂšce murale en ficelles multicolores. Les couleurs passent du bleu foncĂ© au bleu clair et inversement, puis au vert, Ă  l’orange, au rose et au jaune.

Ilse Anysas-Ơalkauskas, Rising from the Ashes (détail), 1988 (cat. 3).

Photo : détail des images précédentes montrant des bandes de matériau marron, bleu, orange, noir, vert-bleu.

Ilse Anysas-Ć alkauskas, Rising from the Ashes, 1988 (cat. 3).

Contextes : corporéité et société

Imaginez le corps d’une danseuse dans une galerie d’art. Elle se dĂ©place lentement, pressĂ©e contre le mur, comme si elle cherchait Ă  Ă©pouser les propriĂ©tĂ©s d’un tableau. Elle arrive enfin Ă  un grand tondo en toile sommairement agrafĂ© au mur. Son corps se glisse derriĂšre celui-ci et disparaĂźt, enfoui sous ce patchwork circulaire d’oĂč se dĂ©tachent Ă  la fois la toile et la peinture. Quelques instants plus tard, dans un Ă©lan soudain, sa tĂȘte apparaĂźt Ă  travers une fente au centre de la toile. Son corps se projette dans l’espace, arrachant la toile du mur. La danseuse commence Ă  tournoyer, la toile flottant sur elle comme une cape, tandis qu’elle rĂ©cite d’une voix puissante un poĂšme sur les forces incontrĂŽlables de la nature.

Ce qui est relatĂ© ci-dessus s’est dĂ©roulĂ© en 1993 au MusĂ©e national des beaux-arts du QuĂ©bec lors de la premiĂšre de Je parle, chorĂ©graphie de l’artiste multidisciplinaire Françoise Sullivan interprĂ©tĂ©e par Ginette Boutin (fig. Françoise Sullivan, Je parle, 1993)33. MĂȘme si cette performance extraordinaire s’éloignait sans doute du sens recherchĂ©, le public a pu voir en celle-ci la transformation du tableau en vĂȘtement, son existence sous la forme de tissu soudainement restaurĂ©e par l’action d’un fuseau humain.34 Ce geste violent a aussi rĂ©vĂ©lĂ© tout l’effort qui a Ă©tĂ© nĂ©cessaire pour qu’un tableau renaisse en qualitĂ© de textile – et ce, mĂȘme lorsque son cadre Ă©tait rĂ©duit Ă  sa plus simple expression, Ă  savoir une toile non tendue, grossiĂšrement dĂ©coupĂ©e et uniquement accrochĂ©e au mur par quelques agrafes. Si son cadre avait Ă©tĂ© plus robuste, cette transformation n’aurait pu se produire. La chorĂ©graphie de Sullivan n’a donc pas seulement rĂ©vĂ©lĂ© la nature textile du tableau, elle a montrĂ©, de maniĂšre spectaculaire, la prĂ©sence corporelle intrinsĂšquement dissimulĂ©e sous l’objet d’art. Au moment oĂč la tĂȘte de la danseuse sort de la toile, son corps est coupĂ© visuellement du monde, dans ce que l’on pourrait appeler une amputation virtuelle : la tĂȘte est encadrĂ©e comme une sorte de membre fantĂŽme, une partie dĂ©membrĂ©e du corps social dont l’absence est ressentie comme une douleur, et que nous pouvons nommer prĂ©sence esthĂ©tique.35 Dans le mĂȘme temps, nous sommes conscients que la tĂȘte demeure en rĂ©alitĂ© en contact avec le bord rugueux de la toile, que celle-ci la maintient dans son Ă©treinte.

Photo : une personne dans une piĂšce sombre, sous les projecteurs, tournoyant la bouche ouverte et portant une grande cape blanche et bleue.

Performance de Ginette Boutin sur la chorĂ©graphie de Françoise Sullivan « Je parle », prĂ©sentĂ©e au MusĂ©e d’art MacKenzie avec New Dance Horizons, le 28 janvier 2016. Photo offerte gracieusement par Daniel Paquet.

La performance de Sullivan rĂ©vĂšle trois pistes utiles pour rĂ©flĂ©chir sur la relation entre le tissage et le corps. D’abord, deux corps apparaissent lorsque la rĂ©alitĂ© du tissage rencontre la virtualitĂ© du cadre : le membre fantĂŽme et le corps ombilical de la fibre tissĂ©e. Ensuite, si l’Ɠuvre d’art reprĂ©sente un membre fantĂŽme, le tissage offre la possibilitĂ© de toucher et de soutenir ce membre de maniĂšre thĂ©rapeutique, de lui offrir un refuge et de le rĂ©intĂ©grer dans le rĂ©seau social. Dans le cas du tissage, corporĂ©itĂ© et contexte social sont associĂ©s par un lien ombilical. Enfin, le contact du tissage avec le membre fantĂŽme Ă©rode la relation binaire qui existe entre l’artisanat et l’art, ce qui permet au corps dissimulĂ© du bouc Ă©missaire non seulement de rĂ©apparaĂźtre mais aussi de rompre le silence. Chez Sullivan, ce sont les forces de la nature et de la terre qui sont Ă©voquĂ©es : « Je parle du pin, du sapin, du peuplier
 Je parle du chemin de l’aube
 Je parle de la main du vent
 Je parle de la nuit passĂ©e avec le corbeau ».36 De mĂȘme, c’est la voix de l’altĂ©ritĂ© que le tissage, dans son lien avec l’ordre social, exprime lorsqu’il Ă©pouse la position de la victime.

Comme le montre la performance de Sullivan, la distance avec le mur, mĂȘme minime, renforce la capacitĂ© des textiles Ă  servir de refuge au membre fantĂŽme et Ă  le rĂ©intĂ©grer dans le corps social. Lors de l’inauguration de Prairies entrelacĂ©es, les enfants d’Ansyas-Ć alkauskas se sont souvenus avoir utilisĂ© les longues bandes de cuir de Rising from the Ashes (1988) pour jouer Ă  cache-cache (cat. 33). Leurs jeux masquaient des Ă©vĂ©nements graves de leur histoire familiale, en particulier leur fuite de la Lituanie occupĂ©e par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, Ă©vĂ©nement auquel le titre de l’Ɠuvre fait allusion. Le mĂȘme soir, Katharine Dickerson a racontĂ© qu’un couple australien qu’elle avait vu la veille Ă  l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale du Conseil mondial de l’artisanat s’était assis Ă  l’intĂ©rieur de son West Coast Tree Stump (1972) lors de l’exposition Textiles into 3-D de 1974 Ă  la Galerie d’art de l’Ontario (cat. 11).37 En fait, dĂšs la crĂ©ation de cette Ɠuvre, l’idĂ©e d’abri Ă©tait prĂ©sente dans l’esprit de Dickerson : en effet, elle l’avait tissĂ©e en plein air en utilisant des techniques propres aux Salish de la cĂŽte ouest.38 Fixant la chaĂźne Ă  la partie supĂ©rieure de la structure, elle relevait ensuite la piĂšce graduellement, au fur et Ă  mesure qu’elle la tissait ; ainsi, en cas de pluie, elle pouvait se rĂ©fugier Ă  l’intĂ©rieur et continuer Ă  tisser autour d’elle. La relation ombilicale que Dickerson entretint avec Tree Stump fut par ailleurs renforcĂ©e du fait qu’elle Ă©tait enceinte Ă  l’époque.

Une fois converti en vĂȘtement, le tissage conserve la trace du corps dans sa forme, caractĂ©ristique qui rehausse sa capacitĂ© Ă  interagir avec le membre fantĂŽme de l’art. Aganetha Dyck utilise ces traces pour prĂ©server les souvenirs familiaux dans sa sĂ©rie de vĂȘtements en laine rĂ©trĂ©cis, From Sizes 8-46. Dans Close Knit (1976), Dyck illustre une histoire que lui a racontĂ©e sa grand-mĂšre mennonite : les membres de sa communautĂ© avaient fui la guerre en Europe en portant tous les vĂȘtements qu’ils pouvaient mettre sur eux afin de se tenir chaud.39 Ainsi les bras entrelacĂ©s des chandails recyclĂ©s et rĂ©trĂ©cis de Dyck rappellent la trame serrĂ©e du soutien mutuel qui a permis Ă  sa communautĂ© d’échapper Ă  la violence et Ă  l’oppression (cat. 22). Des traces du corps sont Ă©galement prĂ©sentes dans plusieurs tapis au crochet figurant dans l’exposition. Margaret’s Rug (~ 2005) de Margaret Harrison est composĂ© de bandes de tissu provenant de vĂȘtements d’occasion (cat. 24). Chaque nƓud de cette Ɠuvre, reliant les corps et les lieux, compose ainsi la carte mĂ©morielle de la communautĂ© mĂ©tisse oĂč Harrison a grandi et rappelle la relation intime des MĂ©tis avec leur territoire d’origine. On trouve une rĂ©fĂ©rence vestimentaire semblable dans les tapis crochetĂ©s avec une aiguille Ă  clapet de la coopĂ©rative Sioux Handcraft. On appelle ces tapis Ta-hah-sheena, en rĂ©fĂ©rence aux peaux ornementĂ©es que portaient traditionnellement les peuples Dakota, Lakota et Nakota.40 Chaque fois que ces tapis sont exposĂ©s, que ce soit au mur ou sur le sol, c’est le lieu protecteur d’une peau qui est invoquĂ©. Dans l’exposition, l’une des rares Ɠuvres faisant Ă©cho Ă  un corps masculin est un tapis au crochet composĂ© de condoms bleus et roses (aujourd’hui dĂ©gradĂ©s en fragiles coquilles de couleur caramel) qui Ă©pellent le mot « welcome » (bienvenue) (cat. 19). Pour sa part, Nancy Crites a créé Threshold : No Laughing Matter (1991) au plus fort de l’épidĂ©mie du sida. Elle a alignĂ© le seuil du cadre – et son insaisissable proposition de bienvenue – avec une trame crochetĂ©e de condoms signalant la nĂ©cessitĂ© d’une protection intime.

De nombreuses artistes fĂ©ministes de la deuxiĂšme vague ont Ă©tĂ© attirĂ©es par la convergence du membre fantĂŽme de l’art et du corps ombilical du tissage pour exprimer l’expĂ©rience du corps fĂ©minin. Le tissage gynocentrique Birth (1971) de Margreet van Walsem reprĂ©sentant la forme nue et prostrĂ©e d’une mĂšre en train d’accoucher, avec la tĂȘte du bĂ©bĂ© Ă©mergeant comme celle de la danseuse dans la performance de Sullivan (cat. 32), est emblĂ©matique de ce dĂ©sir. Par le biais de l’image et de la fibre, cette image frappante revendique l’ombilic du pouvoir des femmes et toute leur capacitĂ© d’action. L’utĂ©rus mĂȘme prend une allure densĂ©ment stratifiĂ©e dans Cerridwen (~ 1975) de Jane Sartorelli (cat. 29), piĂšce murale en macramĂ© de forme libre au titre Ă©voquant la dĂ©esse celtique de la Renaissance, tandis que Boob Tree (1975) de Phyllis Green (cat. 23) revendique la prĂ©sence fĂ©minine dans une cĂ©lĂ©bration Ă  seins multiples du corps des femmes. À l’époque oĂč celles-ci brĂ»laient leurs soutiens-gorge, la sculpture en tricot de Green est un acte revendicatif contre le patriarcat.

Photo : une grande Ɠuvre d’art bleue. Le tiers supĂ©rieur est constituĂ© de fils horizontaux courbĂ©s au milieu, le tiers central est un motif tourbillonnant bleu et noir, le tiers infĂ©rieur est une longue frange noire qui se dĂ©verse sur une Ă©tagĂšre blanche dans la partie infĂ©rieure de l’Ɠuvre d’art.

Mary Scott, Imago, (viii) “translatable” «Is That Which Denies», 11988 (cat. 52).

Image offerte gracieusement par Art Gallery of Alberta, Photo de Charles Cousins.

Photo : vue alternative du cĂŽtĂ© de l’image prĂ©cĂ©dente.

Mary Scott, Imago, (viii) “translatable” «Is That Which Denies», 1988 (cat. 52).

Passant de la deuxiĂšme Ă  la troisiĂšme vague du fĂ©minisme, les questions liĂ©es Ă  l’incarnation corporelle sont Ă©galement explorĂ©es dans Imago, (viii) «translatable» « Is That Which Denies » (1988) de Mary Scott (cat. 30). Comme les tapisseries de Newdigate, l’Ɠuvre de Scott est une mĂ©ditation sur la relation entre la peinture et le tissage, mĂȘme si, dans son cas, elle aborde ce sujet du point de vue d’une artiste-peintre. Dans son installation qui va du sol au plafond, Scott a brodĂ© sur une bande de tissu en soie bleue un dessin en coupe de LĂ©onard de Vinci reprĂ©sentant un couple hĂ©tĂ©rosexuel en train de faire l’amour. Pour Scott, le recours au langage des arts textiles constitue une sorte de « rĂ©flexion à travers l’artisanat ». Comme dans ses premiers tableaux oĂč elle usait de la peinture acrylique Ă  la maniĂšre de fils qu’elle appliquait sur la toile en fins Ă©cheveaux munie d’une aiguille hypodermique, ici, le dessin est rĂ©alisĂ© sur une bande de soie Ă  l’aide d’une aiguille Ă  broder, technique qui fait Ă©cho Ă  l’activitĂ© sexuelle dessinĂ©e par LĂ©onard de Vinci. Du point de vue de la reprĂ©sentation, Scott transpose la suppression effectuĂ©e par de Vinci de la moitiĂ© d’un des deux corps, suppression qui rĂ©vĂšle leurs organes sexuels accouplĂ©s : Scott dissocie, fil par fil, la trame horizontale qui se trouve sous l’image et la chaĂźne verticale qui est au-dessus, recadrant ainsi l’image au sein du tissu reconstruit. Chez Scott, de façon ironique, les boucles tombantes du haut et les nƓuds enchevĂȘtrĂ©s du bas Ă©voquent plus le mĂ©lange perturbateur des plaisirs sexuels que les observations anatomiques traitĂ©es de maniĂšre dĂ©tachĂ©e par LĂ©onard de Vinci.41

En intervenant directement dans la toile du tableau, Scott illustre bien que la violence excisionnelle de son encadrement, la violence scopique de sa coupe transversale et la construction de la binaritĂ© des genres font partie intĂ©grante de la prĂ©existence historique du tissage. Que l’on interprĂšte cette dĂ©construction picturale comme une reprĂ©sentation du sĂ©miotique (Kristeva) ou comme une indiffĂ©rentiation prĂ©cipitant la crise sacrificielle (Girard), le fil du tissage devient un moyen de rĂ©flĂ©chir Ă  plusieurs questions fondamentales. Alors que Sullivan ramĂšne le tableau Ă  sa condition de textile en l’enlevant physiquement de son encadrement, Scott va plus loin en remettant en question la signification de cette condition textile pour notre comprĂ©hension des relations entre reprĂ©sentation et ordre social. La rĂ©ponse Ă  ce questionnement oscille entre lignages matĂ©riels et ordre de l’image, entre corps ombilical du tissage et membre fantĂŽme de l’art. Dans cette ambivalence, peut-ĂȘtre arriverons-nous Ă  mieux comprendre la dĂ©claration Ă©nigmatique de Newdigate selon laquelle la tapisserie « originaire de partout et de nulle part est Ă  la fois de l’ordre du tout et du rien ».

Tandis que Scott remet en cause la construction binaire entre art et tissage, Julia Bryan-Wilson dĂ©construit entiĂšrement celle-ci Ă  l’aide de la mĂ©taphore de l’« éraillure ». En effet, Bryan-Wilson soutient que les artistes non-professionnels, les femmes de couleur en particulier, ont dĂ©montĂ© ces fausses binaritĂ©s et effectuĂ© « des interventions vitales sur la maniĂšre dont les textiles rĂ©unissent corporĂ©itĂ©, matĂ©rialitĂ©, constructions communautaires historiques, races, classes et genres ».42 Dans le contexte de cet essai, l’éraillure des bords reprĂ©sente la multitude des connexions ombilicales que chaque nouvelle intervention met en jeu. Ces points ombilicaux de rĂ©fĂ©rence aident Ă  dĂ©construire les hiĂ©rarchies qui ont structurĂ© les esthĂ©tiques occidentales, tout en favorisant l’exploration de l’altĂ©ritĂ©, de mĂȘme que la crĂ©ation de nouvelles architectures – plus flexibles – d’appartenance.

Another Year, Another Party est un exemple de tissage domestique des Prairies qui met en jeu ces connexions ombilicales (fig. Another Year, Another Party, 1996).43 Ce projet a Ă©tĂ© inspirĂ© Ă  Ann Newdigate par un lot de laines que lui avait offert en 1992 son amie Kate Waterhouse, une pionniĂšre dans le dĂ©veloppement des teintures Ă  partir des plantes des Prairies. Cherchant comment faire honneur Ă  ce cadeau, Newdigate a consultĂ© Annabel Taylor, coordinatrice du programme de tissage au campus Woodlands de l’Institut de technologie et sciences appliquĂ©es de Saskatchewan, situĂ© Ă  Prince Albert. À cette Ă©poque, Taylor possĂ©dait des laines lĂ©guĂ©es par Margreet van Walsem aprĂšs son dĂ©cĂšs en 1979 – artiste qui avait mentorĂ© Dyck, Newdigate, Taylor et Waterhouse. Newdigate et Taylor ont alors invitĂ© les membres de la Guilde des fileurs-tisseurs de Prince Albert Ă  crĂ©er une tapisserie avec cette quantitĂ© de laines, et ainsi honorer les nombreuses contributions de Waterhouse et de van Walsem. Créé dans un cadre collectif et local, ce projet a pris de multiples dimensions ombilicales en rĂ©unissant divers aspects matĂ©riels, sociaux et temporels. Il a Ă©tĂ© produit avec des teintures Ă  base de plantes rĂ©gionales et des laines filĂ©es pendant trois dĂ©cennies, Ă  savoir depuis l’atelier de 1971 au cours duquel van Walsem et Newdigate avaient d’abord encouragĂ© Waterhouse Ă  consigner dans un livre toutes ses connaissances sur les plantes de la Saskatchewan susceptibles d’ĂȘtre utilisĂ©es comme teintures.44 Voici comment Newdigate interprĂšte cette crĂ©ation :

Another Year, Another Party ne remonte pas seulement au jour oĂč Kate Waterhouse m’a donnĂ© son lot de laines, ni Ă  celui oĂč Margreet van Walsem a invitĂ© Annabel Taylor Ă  participer Ă  ses recherches hebdomadaires sur le potentiel des arts textiles, ni au repas communautaire chez ThĂ©rĂšse Gaudet, ni mĂȘme Ă  l’atelier de Prince Albert oĂč cette image a Ă©tĂ© dessinĂ©e : cette Ɠuvre remonte probablement Ă  l’aube des temps, au moment oĂč l’art du tissage est devenu partie intĂ©grante du tissu social.45

Photo : Ɠuvre d’art horizontale reprĂ©sentant deux personnes se regardant l’une l’autre, assises avec un bol de quelque chose de rose et de la vapeur entre elles. L’une d’elles tient un livre rouge sur lequel figure le mot « Kate ». Une bordure de fil tourbillonnant contient une sĂ©rie d’initiales : EG, AT, GS, LF, AB, TG, MW, SS, MH, SD, AN. Il y a deux dates : Mai 1996 en haut Ă  gauche et fĂ©vrier 1994 en bas Ă  droite.

Ann Newdigate avec des membres de la Prince Albert Spinners and Weavers Guild et du programme de tissage du Saskatchewan Institute of Applied Science and Technology.  Another Year, Another Party, 1994-1996 (cat. 40). Image offerte gracieusement par Mann Art Gallery.

Ainsi, de façon tout Ă  fait appropriĂ©e, une sorte de cordon ombilical rĂ©unit les initiales de tous les participants le long des bords de cette tapisserie (achevĂ©e en 1996). Cette Ɠuvre est emblĂ©matique des prĂ©occupations de Newdigate envers la marginalisation des pratiques de tapisserie associĂ©es au travail des femmes et Ă  une imagerie fĂ©minine – « le bas de gamme du bas de gamme des beaux-arts », comme elle l’avait Ă©crit dans Kinda Art, Sorta Tapestry, essai publiĂ© un an plus tĂŽt. Et ainsi concluait-elle cet essai : « Rien n’est venu troubler notre processus de crĂ©ation : aucune institution, destinataire, ni mĂ©cĂšne ou source de financement. L’imagerie et la fabrication se sont dĂ©veloppĂ©es de maniĂšre compatible, spontanĂ©e et pragmatique tout au long des discussions collaboratives de notre groupe ».46 C’est un processus collaboratif semblable qu’ont choisi les membres de la Guilde d’artisanat du Manitoba pour cĂ©lĂ©brer leurs cinquante annĂ©es d’existence en crĂ©ant Prairie Barnacles (fig. Prairie Barnacles, 1979) – bien que cette Ɠuvre ne soit pas vraiment une tapisserie. Tout ce que nous venons de mentionner correspond bien au « supplĂ©ment » apportĂ© par les amateurs dont parlait Adamson, et Ă  la crĂ©ation d’une architecture de l’appartenance.

On peut trouver une articulation plus contemporaine de ces connexions ombilicales dans les tapis crochetĂ©s avec une aiguille Ă  clapet créés par Cindy Baker, dont I know people are stealing my things (1998) qui fait partie de l’exposition (cat. 18). Baker, une activiste obĂšse et dĂ©fenseuse des droits queer, emploie frĂ©quemment ses Ɠuvres artisanales pour dĂ©tourner les idĂ©aux de beautĂ©, genre et sexualitĂ©, et ceux de l’art et de ses valeurs. Dans sa sĂ©rie Welcome Mats (1997-2007), la technique de crochet avec une aiguille Ă  clapet – mĂ©dium surtout employĂ© par des artistes amateurs – prend un potentiel subversif. Baker dĂ©clare : « mes tapis de bienvenue n’en sont pas vraiment. Tout comme les vrais tapis d'entrĂ©e de maison ne signifient pas que tout le monde soit bienvenu Ă  l’intĂ©rieur, mes tapis ne doivent pas ĂȘtre pris au pied de la lettre ». Dans son exploration et expression de l’altĂ©ritĂ©, Baker exploite l’ambiguĂŻtĂ© que l’artiste et thĂ©oriste culturelle Allyson Mitchell a dĂ©crite en terme d’« art abandonné ».47 Pour Baker, les messages sommairement Ă©crits Ă  la main qu’elle traduit sous forme de laine dans son tissage sont une sorte de « langage corporel »,48 une forme affective de communication intĂ©grĂ©e de façon ombilicale Ă  la grille de ses tapis. Pour elle et pour d’autres artistes du nouveau millĂ©naire, une architecture de l’appartenance se fonde sur un discours de dĂ©fense des personnes queer et handicapĂ©es qui reprend, dans leurs propres mots, les voix de l’altĂ©ritĂ©.49

Au-delĂ  du cadre ombilical

Imaginez une maison dans une large vallĂ©e des Prairies. Un tapis dĂ©passe d’une table trop petite. Une femme jeune travaille Ă  la lumiĂšre d’une lampe, crochetant des fils de couleur rose, orange et vert. Elle a discutĂ© de son dessin avec les aĂźnĂ©s. Ils appellent ce genre de tapis ta-hah-sheena en rĂ©fĂ©rence aux vĂȘtements dĂ©corĂ©s que portent les Tatanka Oyate, le peuple du bison. Elle travaille avec les membres de sa famille et de sa communautĂ© afin de crĂ©er des tapisseries pour le hall de la bibliothĂšque de la nouvelle universitĂ©. Leurs dessins accueilleront toute une communautĂ© du savoir sous le signe de la beautĂ© et de l’intelligence Dakota.

En 1970, l’UniversitĂ© de Regina a commanditĂ© trois tapis au crochet de grande taille pour sa nouvelle bibliothĂšque, un Ă©lĂ©gant bĂątiment de style moderniste dessinĂ© par Minoru Yamasaki, l’architecte du World Trade Center. Ce fut un moment marquant dans l’histoire de la coopĂ©rative Sioux Handcraft, collectif regroupant des femmes de la PremiĂšre Nation Standing Buffalo Dakota de la vallĂ©e Qu’Appelle dans le sud de la Saskatchewan. Ainsi, dans le cadre d’un projet gouvernemental de dĂ©veloppement Ă©conomique entre 1967 et 1972, ces femmes ont créé des centaines de tapis au crochet inspirĂ©s Ă  la fois des motifs Dakota traditionnels et de dessins modernes. Les grands tapis verticaux de Marjorie Yuzicappi – deux triangles roses entrecroisĂ©s sur un fond vert et orange (cat. 16) –, ainsi que ceux produits par Martha Tawiyaka et Bernice Runns, sont d’excellents exemples de la vitalitĂ© artistique des nations Dakota, Lakota et Nakota, les peuples Sioux de la Saskatchewan.

Les tapis ta-hah-sheena figurent aussi parmi les Ɠuvres qui remettent en question les nettes catĂ©gorisations d’art et d’artisanat que nous avons traitĂ©es jusqu’à prĂ©sent. Le mot Dakota ta-hah-sheena, qui dĂ©signe les tapis au crochet, est intĂ©ressant. En fait, ce terme s’applique aussi Ă  un type de vĂȘtement cĂ©rĂ©moniel pouvant Ă©galement ĂȘtre suspendu, comme objet dĂ©coratif ou matĂ©riau d’isolation, Ă  l’intĂ©rieur des tipis et d’autres structures, ce qui place clairement ces tapis dans le cadre rĂ©fĂ©rentiel symbolique des Sioux.50 Ce rapprochement entre tapis et vĂȘtements est tout Ă  fait significatif. En effet, l’historienne de l’art Janet C. Berlo remarque que, chez les Sioux, « un vĂȘtement fait Ă  la main n’est jamais seulement utilitaire. Sa fonctionnalitĂ© s’étend au domaine de la mĂ©taphysique [
] Dans la langue Lakota, le terme saiciye dĂ©signe l’action de s’habiller de façon traditionnelle pour plaire Ă  la fois au monde des humains et Ă  celui des esprits »51. Bien que ces tapis n’aient pas Ă©tĂ© créés pour un usage cĂ©rĂ©moniel, et que leurs motifs ne soient pas nĂ©cessairement traditionnels, ils montrent que les cultures Sioux ne distinguaient pas de catĂ©gorie spĂ©cifique pour les « objets d’art ». C’est ce que Bea Medicine souligne dans son essai fondateur « Lakota Views of ‘Art’ and Artistic Expression », remarquant que « d’une perspective autochtone, l’aspect intĂ©grateur de ces cultures semble rĂ©futer la segmentation de la pensĂ©e entre art et artisanat ».52

Photo : tapis vert vertical avec deux grands triangles rouges dont les pointes se rejoignent au milieu. Deux carrés orange ancrent le triangle en haut et en bas sur les bords.

Marge Yuzicappi, Tapestry (Ta-hah-sheena), vers 1970 (cat. 60).

Photo : une sĂ©rie montĂ©e et encadrĂ©e de bandes verticales et horizontales de matĂ©riau blanc tissĂ© au milieu et d’un cercle noir superposĂ© Ă  un carrĂ© noir irrĂ©gulier au milieu.

Amy Loewan, A Mandala “The Circle and the Square,” 1996 (cat. 30).

Photo : dĂ©tail du carrĂ© et du cercle noirs de l’image prĂ©cĂ©dente montrant que des mots en diffĂ©rentes langues sont inscrits sur les bandes

Amy Loewan, A Mandala “The Circle and the Square” (dĂ©tail), 1996 (cat. 30)

Dans ce contexte, si on impose artificiellement le cadre distinctif art/artisanat Ă  ces tapis, quelle sorte d’encadrement faut-il leur donner? Une approche possible serait d’étudier comment les ta-ha-sheena originaux Ă©taient fabriquĂ©s.53 Pourrait-on alors considĂ©rer la coupure qui dĂ©tachait la peau de l’animal comme cadre esthĂ©tique? En effet, l’acte de dĂ©peçage, qui dĂ©finissait la surface et les contours de la peau, prĂ©servait la prĂ©sence de l’animal dans sa forme et sa substance, que celle-ci soit portĂ©e comme vĂȘtement ou accrochĂ©e. Si cette coupure faisait partie intĂ©grante de la signification des ta-hah-sheena – dont on retrouve des Ă©chos dans la forme rĂ©habilitĂ©e des tapis au crochet –, on pourrait alors concevoir ceux de la coopĂ©rative Sioux Handcraft Ă  l’intĂ©rieur de trois cadres distincts : en tant qu’abstractions modernistes de tapisseries créées dans la tradition des beaux-arts pour orner des espaces architecturaux, en tant qu’objets d’artisanat autochtone produits pour un modĂšle gouvernemental de dĂ©veloppement Ă©conomique, et en tant qu’exemples de ta-hah-sheena, forme d’art traditionnel chez les Dakota. Chacun de ces cadres reprĂ©senterait alors une coupure distinctive : excisionnelle, ombilicale et, la troisiĂšme, qu’on pourrait appeler tĂ©gumentaire, terme incluant plus gĂ©nĂ©ralement la peau, la fourrure, les sabots ou les plumes des animaux. Si cette approche est valide, aucun de ces trois cadres ne pourrait ĂȘtre considĂ©rĂ© Ă  l’exclusion des autres – le rĂŽle de la thĂ©orie Ă©tant plutĂŽt de mettre Ă  jour des cadres occultĂ©s, de comprendre leur interaction avec les formes culturelles soi-disant dominantes et, enfin, de dĂ©terminer comment les crĂ©ateurs ont ƓuvrĂ© soit Ă  l’intĂ©rieur de ces cadres soit en opposition Ă  ceux-ci. Dans le cas des tapis ta-hah-sheena, leur fondement tĂ©gumentaire – leur identitĂ© en qualitĂ© d’enveloppes portant la trace physique et la mĂ©moire des bisons des Plaines – renforce les rapports aux corps, Ă  la culture, au langage (oral et visuel) et au territoire des Tatanka Oyate. Comme nous l’avons vu, ces rapports sont en harmonie avec le cadre ombilical de ces tapis qui intĂšgrent, dans leurs fibres mĂȘmes, les liens aux animaux, aux territoires et aux corps. Qui plus est, par le trajet mĂȘme qu’elles parcourent, depuis une table de cuisine de leur communautĂ© dans la vallĂ©e Qu’Appelle jusqu’à un campus universitaire urbain, ces Ɠuvres proposent une critique discrĂšte, mais efficace, du cadre Ă©litiste de la crĂ©ation et de la transmission des beaux-arts.

Les tissages en papier d’Amy Loewan offrent une autre piste intĂ©ressante pour saisir les contours de la mĂ©taphore ombilicale et soulever la question des cadres de rĂ©fĂ©rence non occidentaux. NĂ©e Ă  Hong Kong, Loewan apporte Ă  ses Ɠuvres canadiennes une perspective ancrĂ©e dans les traditions chinoises d’encre sur papier plutĂŽt que dans celles de peinture sur toile. En 1994, au cours de ses Ă©tudes supĂ©rieures Ă  l’UniversitĂ© de l’Alberta, Loewan a expĂ©rimentĂ© avec la calligraphie chinoise dans un cadre d’abstraction moderniste en employant d’énormes pinceaux – dont l’utilisation exigeait son corps entier – pour inscrire des caractĂšres sur de grandes feuilles de papier Ă©talĂ©es sur le sol. Par la suite, elle a appliquĂ© ces signes calligraphiques Ă  des surfaces sur lesquelles elle avait fait dĂ©gouliner de la peinture afin de produire une grille semblable Ă  celle d’un tissage. En 1996, elle a commencĂ© Ă  intĂ©grer la calligraphie Ă  sa propre mĂ©thode de tissage en papier,54 crĂ©ant des Ɠuvres comme A Mandala “The Circle and the Square”, 1996 (cat. 51), qu’elle dĂ©crit ainsi :

C’est une Ɠuvre importante dans ma carriĂšre artistique. L’un de mes premiers tissages en papier de riz, ce travail sĂ©minal, avec ce matĂ©riau, a donnĂ© naissance Ă  mes principales grandes installations ayant portĂ© le titre collectif de « Peace Projects » (Projets pour la paix). J’ai commencĂ© ce processus tactile en dĂ©coupant de larges feuilles de papier de riz en longues bandelettes, que j’ai ensuite dĂ©licatement entrelacĂ©es pour obtenir un tissage complet. Pour cette exploration sur le thĂšme de la bontĂ©, j’ai alternĂ© des calligraphies de ce terme en caractĂšres chinois anciens et modernes avec des exemples de ce mot tirĂ©s sur une imprimante d’ordinateur dans toute une gamme de polices de caractĂšres. Ces mots imprimĂ©s et ces calligraphies – de gauche Ă  droite en anglais, et de bas en haut en chinois, s’entrecroisant naturellement avec la grille du papier – symbolisent toutes les langues du monde. Le cercle et le carrĂ© sont des symboles universels, que l’on trouve dans nombre de cultures et de systĂšmes de croyances. Selon la tradition chinoise (dont je descends personnellement), le cercle reprĂ©sente le ciel et le carrĂ© la terre, et ensemble ils signifient l’univers. Mon travail artistique cherche Ă  Ă©voquer la contemplation et Ă  servir de moyen de transformation personnelle.55

Si, dans les limites de cet essai, il n’est pas possible de prĂ©senter une thĂ©orie complĂšte des relations entre les pratiques artistiques orientales et occidentales, il convient de rappeler les conditions qui ont donnĂ© naissance Ă  la peinture chinoise. En Chine, les arts visuels sont issus de leurs rapports Ă  l’inscription calligraphique plutĂŽt qu’à la reprĂ©sentation iconique.56 En fait, c’est uniquement lorsque la peinture s’est alliĂ©e Ă  la calligraphie au cours de la dynastie Song qu’elle a quittĂ© le domaine de l’artisanat pour accĂ©der au statut d’art Ă  part entiĂšre. Dans la culture chinoise, la relation entre l’écriture et le sacrĂ© est fondamentale. On trouve les plus anciens pictogrammes et idĂ©ogrammes sur des objets associĂ©s aux rituels, Ă  la divination et aux contrats. Dans les rites taoĂŻstes, on sacrifiait des Ă©crits sacrĂ©s au lieu de victimes vivantes.57 En ce qui concerne l’art, le rapport au sacrĂ© se situe dans le caractĂšre Ă©crit mĂȘme plutĂŽt que dans le cadre excisionnel occidental. Comment devrait-on alors dĂ©crire le cadre de la peinture et de la calligraphie chinoises? Une approche possible serait de considĂ©rer que l’unitĂ© de base de la calligraphie se trouve dans la coupure/la sĂ©paration effectuĂ©e par chaque coup de pinceau. Ces « os », lorsqu’ils sont combinĂ©s dans un caractĂšre pour former un « corps », accĂšdent Ă  la prĂ©sence expressive d’idĂ©es et de concepts. Dans ce contexte, la logique sous-jacente de la coupure dans l’art chinois est donc d’ordre segmentaire, plutĂŽt qu’excisionnel, ombilical ou tĂ©gumentaire. Ce qui est essentiel dans cette conceptualisation du cadre, c’est la relation entre les parties et le tout, entre les individus et la sociĂ©tĂ©.

Loewan dĂ©ploie ce pouvoir encadrant du caractĂšre Ă©crit dans A Mandala “The Circle and the Square”. En inscrivant le mot « bonté » de multiples fois, sous diverses formes d’écritures, de polices de caractĂšres et de langues sur chaque bandelette de papier, elle insiste sur la nĂ©cessitĂ© de dĂ©ployer de larges expressions de bontĂ© plutĂŽt que de centrer l’attention sur des affirmations de dominance, dans le but de crĂ©er des rapports harmonieux entre individus et sociĂ©tĂ©s. De mĂȘme que pour les tapis au crochet ta-hah-sheena, un troisiĂšme cadre vient exprimer des Ă©nergies qui sont amplifiĂ©es par les cadres de l’artisanat et de l’art. Le tissage, et ses connexions mĂ©taphoriques avec l’ordre social, illustre la tension entre les individus – symbolisĂ©s par les franges qui pendent le long des bords – et le tout – reprĂ©sentĂ© par l’entrelacement. Dans les installations subsĂ©quentes de ses « Projets pour la paix », Loewan engage le spectateur au sein de trois espaces, celui du visionnement, de l’écriture et du tissage – bel exemple du potentiel qu’offre l’utilisation de multiples cadres esthĂ©tiques.58

L’objectif premier de cet essai Ă©tait d’élargir le cadre du tissage, de façon Ă  lui permettre de « respirer », de fonctionner suivant ses propres repĂšres, sans la bordure restrictive d’un encadrement ou d’un socle. Comme nous l’avons vu, la coupure ombilicale du tissage crĂ©e une relation au sacrĂ© qui est tout Ă  fait diffĂ©rente de la coupure excisionnelle de la peinture ou de la sculpture. Alors que l’art invoque la notion de bouc Ă©missaire Ă  travers le membre fantĂŽme de la prĂ©sence esthĂ©tique, le tissage a le potentiel d’entrer en contact avec ce membre, et mĂȘme de le vĂȘtir. Lorsque le tissage atteint ainsi le statut d’Ɠuvre artistique, l’encadrement sans contact tactile rencontre le cadre du toucher. Pour nous, c’est cette connexion qui est le fondement d’un cadre Ă©largi du tissage, un cadre permettant Ă  diverses formes de contact de se produire le long des nombreux fils dĂ©terministes qui sous-tendent notre sociĂ©tĂ©, et que Newdigate nomme sans Ă©quivoque les « mauvaises habitudes de l’Occident ». Les rapports qu’entretient le tissage avec ses propres conditions de production (matĂ©rielles, corporelles, temporelles, gĂ©ographiques et sociales), et qui ont Ă©tĂ© longtemps considĂ©rĂ©es comme un obstacle Ă  sa recherche d’un statut artistique plus Ă©levĂ©, permettent dĂšs lors de forger de vĂ©ritables liens. En effet, dans d’innombrables Ɠuvres – dont l’exposition Prairies entrelacĂ©es ne donne qu’un bref aperçu –, le tissage Ă©pouse ce qui est marginalisĂ©, dĂ©possĂ©dĂ© et dĂ©valuĂ©, en le rĂ©insĂ©rant dans le corps social.

Prairies entrelacĂ©es ne reprĂ©sente qu’une partie d'une histoire plus large, Ă  l’issue de la deuxiĂšme Guerre mondiale, celle des Ă©changes entre la flexibilitĂ© du fil de tissage et le pouvoir conceptuel du cadre, Ă©changes qui ont dĂ©clenchĂ© un phĂ©nomĂšne global dont les effets se font encore sentir de nos jours. Dans les Prairies canadiennes, cette Ă©volution a certes fait Ă©cho aux mouvements qui se produisaient alors en Europe et aux États-Unis, mais toujours avec une inflexion locale, comme un rapport ombilical liĂ© aux gĂ©ographies, aux histoires, aux identitĂ©s et aux cultures rĂ©gionales. Au cours de la deuxiĂšme moitiĂ© du siĂšcle dernier, Ă©poque de transition et de dĂ©sintĂ©gration du modernisme, les tisserands et autres pratiquants des arts d’entrelacement ont ainsi fait preuve d’une remarquable rĂ©silience tout en rĂ©ussissant Ă  s’adapter Ă  la profonde mutation d’impĂ©ratifs qui transformait ce domaine.

Les dialogues postcoloniaux s’orientent de plus en plus vers des pratiques esthĂ©tiques globales tirant leurs origines des cultures non occidentales et autochtones. Les analyses de la coupure ombilicale du tissage et de son interaction avec le cadre excisionnel de l’art ouvrent la voie Ă  une comprĂ©hension des relations de ce mĂ©dium avec les cadres alternatifs discutĂ©s. Kirsty Bell, dans le magazine Tate etc., remarque que les textiles, « grĂące Ă  leurs perspectives visant de larges hĂ©gĂ©monies culturelles et socio-historiques, semblent dĂ©tenir une position unique dans la crĂ©ation d’une subtile interface entre culture et civilisation ».59 Ces « entremĂȘlements interculturels » (Checinska et Watson)60 illustrent bien l’urgence du besoin de mettre en place un appareil critique permettant de crĂ©er une rencontre de perspectives culturelles qui rĂ©sisteraient Ă  l’absorption d’un cadre Ă  l’intĂ©rieur d’un autre. Ce besoin paraĂźt d’autant plus pressant avec le glissement du tissage vers les cadres numĂ©riques.61 L’exposition Prairies entrelacĂ©es offre une riche gamme en exemples d’élargissements possibles du cadre du tissage, de son potentiel de rĂ©flexions critiques, de sa capacitĂ© Ă  intĂ©grer des matĂ©riaux divers et des terrains culturels diffĂ©rents, ainsi que de son engagement envers une pluralitĂ© de communautĂ©s. On peut donc percevoir dans ces Ɠuvres exposĂ©es, et dans les histoires ombilicales qu’elles rĂ©vĂšlent, les nombreux fils des possibilitĂ©s d’avenir.

Notes

  1. 1 Tout au long de cet article, j’emploie le terme « tissage » pour dĂ©crire une constellation d’activitĂ©s d’entrelacements comprenant les tapisseries, les sculptures tissĂ©es, les tapis au crochet, le tricot et le macramĂ©, au sein desquelles fils tissĂ©s et nouĂ©s font partie intĂ©grante de la structure des objets produits. Bien qu’il existe une certaine similitude avec des pratiques Ă  l’aiguille – couture, broderie, courtepointe et autres formes d’arts textiles –, l’approche que j’ai choisie permet une analyse plus prĂ©cise de l’évolution des techniques et des matĂ©riaux spĂ©cifiques aux pratiques d’entrelacements. Cette approche interdit Ă©galement toute assimilation prĂ©maturĂ©e de ces pratiques au domaine des beaux-arts.
  2. 2 Janis Jefferies, Diana Wood Conroy et Hazel Clark (dir.), The Handbook of Textile Culture, Londres, Bloomsbury Publishing, 2016.
  3. 3 Christine Checinska et Grant Watson, « Textiles, Art, Society and Politics », dans Handbook of Textile Culture, p. 280.
  4. 4 Ce portrait de l’artiste dans son studio est basĂ© sur « A Conversation with Ann Newdigate — Prairie Interlace », entrevue avec Mireille Perron du 9 septembre 2022, Nickle Galleries, https://youtube/WTdrG0xKds4, et sur le questionnaire du MusĂ©e d’art MacKenzie « National Identity, Borders and the Time Factor, or, Wee Mannie », 1982-015, s.d.
  5. 5 Ann Newdigate, « Kinda art, sorta tapestry : tapestry as shorthand access to the definitions, languages, institutions, attitudes, hierarchies, ideologies, constructions, classifications, histories, prejudices and other bad habits of the West », dans Katy Deepwell (dir.), New Feminist Art Criticism : Critical Strategies, Manchester, Manchester University Press, 1995, p. 174-181.
  6. 6 Newdigate, « Kinda art », p. 174.
  7. 7 Mary Scott, correspondance Ă©lectronique avec les commissaires de l’exposition, le 7 octobre 2022.
  8. 8 Newdigate, « Kinda art », p. 174.
  9. 9 Sarat Maharaj, « Textile Art—Who Are You? », dans Sharon Marcus et al. (dir.), Distant Lives/Shared Voices, trad. Marysia Lewandowska, Lodz, Pologne, 1992; reproduit dans Dorothee Albrecht (dir.), World Wide Weaving — Atlas : Weaving Globally, Metaphorically and Locally, Oslo, Oslo National Academy of the Arts, 2017, p. 7. Le concept d’« indĂ©cidabilité » est tirĂ© de l’article de Jacques Derrida, « Living on/borderlines » publiĂ© dans Deconstruction and Criticism, New-York, Seabury Press, 1979, p. 75-176.
  10. 10 Glenn Adamson, Thinking Through Craft, Oxford, Berg, 2007, en particulier le chapitre 5 intitulĂ© « Amateur », p. 139-163, qui comprend une discussion du travail d’Ann Newdigate.
  11. 11 Adamson, Thinking Through Craft, p. 12.
  12. 12 Dans Thinking Through Craft, les rĂ©fĂ©rences d’Adamson aux arts de la fibre traitent des collages textiles de Miriam Shapiro et de Faith Ringgold, des tissages de Magdalena Abakanowicz, d’Ann Newdigate et de Faith Wilding, ainsi que des productions plus rĂ©centes de Mike Kelley et de Tracey Emin. On peut trouver un traitement plus complet du potentiel critique des arts de la fibre dans l’article « The Fiber Game » qu’Adamson a publiĂ© la mĂȘme annĂ©e dans Textile : The Journal of Cloth and Culture 5, no 2, 2007, p. 154-177.
  13. 13 Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 73, cité dans Adamson, p. 13.
  14. 14 L’argument que je dĂ©veloppe ci-aprĂšs est un condensĂ© de mon essai dans Timothy Long (dir.), Theatroclasm : Mirrors, Mimesis and the Place of the Viewer, Regina, MacKenzie Art Gallery, 2009. Pour complĂ©ment d’information sur la thĂ©orie du bouc Ă©missaire de RenĂ© Girard, voir Violence and the Sacred, trad. Patrick Gregory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1977, et The Scapegoat, trad., Yvonne Freccero, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986.
  15. 15 Andrew J. McKenna discute explicitement de cette Ă©quivalence dans son analyse comparative entre le cadre thĂ©orique de Girard et celui de Derrida : « Dans la perspective des origines de la culture proposĂ©e par Girard, la victime occupe la place – à la fois au sein et Ă  l’extĂ©rieur de sa communauté – que Derrida donne Ă  l’écriture dans sa critique de la notion de prĂ©sence originale, dont le langage n’est que la reprĂ©sentation et l’écriture sa reprĂ©sentation secondaire, c’est-Ă -dire la trace oubliĂ©e, occultĂ©e de cette prĂ©sence. La victime, tout comme l’écriture, n’est que le supplĂ©ment d’un supplĂ©ment (le langage), un remplacement, un substitut arbitraire de n’importe quel membre de la communautĂ©, qui ne doit son existence qu’à l’expulsion de la victime » : Andrew J. McKenna, Violence and Difference : Girard, Derrida, and Deconstruction, Urbana, IL, University of Illinois Press, 1992, p. 16.
  16. 16 McKenna, Violence and Difference, p. 16.
  17. 17 Hans Belting, Likeness and Presence : A History of the Image before the Era of Art, trad. Edmund Jephcott, Chicago, University of Chicago Press, 1994.
  18. 18 Voir Long, Theatroclasm.
  19. 19 Voir Timothy Long, The Limits of Life : Arnulf Rainer and Georges Rouault, Regina, MacKenzie Art Gallery, 2004.
  20. 20 Girard, Scapegoat, p. 176-177.
  21. 21 Ce terme a Ă©tĂ© inventĂ© par l’artiste canadienne Liz Magor pour dĂ©crire les Ɠuvres qui intĂšgrent divers objets du quotidien (tables, couvertures, cendriers, etc.), gĂ©nĂ©rant ainsi des effets qui oscillent entre statut objectal et reprĂ©sentation artistique : voir Timothy Long, Double or Nothing : Problems of Presence in Contemporary Art , Regina, MacKenzie Art Gallery, 2013, p. 40.
  22. 22 En plus des divinitĂ©s grecques, on pourrait mentionner celles des cosmologies romaines (Parcae), scandinaves (Norns), Ă©gyptiennes (Isis), japonaises (Ameratsu), indiennes (Draupadi), anasazi-hopi et navajo (Femme-araignĂ©e). La conception grecque du tissage en tant que fondement de l’ordre social est une notion dont on trouve des Ă©chos dans nombre de ces cultures. Pour complĂ©ment d’information sur les relations entre tissage et mythes, voir Elizabeth Wayland Barber, Women’s Work : The First 20,000 Years : Women Cloth and Society in Early Times, New-York, W. W. Norton & Company, 1994, 232 sq. Pour des interprĂ©tations fĂ©ministes et postcoloniales du tissage dans les mythes, voir Ă©galement Ruth Scheuing, « Penelope and the Unravelling of History », dans Ingrid Bachmann et Ruth Scheuing (dir.), New Feminist Art Criticism, p. 188-196 ; « The Unravelling of History : Penelope and Other Stories », dans Material Matters : The Art and Culture of Contemporary Textiles, Toronto, YYZ Books, 1998, p. 201-213 ; Sarat Maharaj, « Arachne’s Genre : Towards Intercultural Studies in Textiles », Journal of Design History, vol. 4, no 2, 1991, p. 75-96 ; et Kiku Hawkes, « Skanda », dans Material Matters, p. 233-238.
  23. 23 « Certains auteurs considĂšrent Zeus comme un dieu suprĂȘme au pouvoir illimitĂ©, alors que d’autres dĂ©crivent un univers oĂč mĂȘme le puissant Zeus doit se plier aux dĂ©crets inĂ©luctables des Moires (les trois divinitĂ©s du destin). Il ne faut donc en aucun cas sous-estimer l’importance qu’accordaient les Grecs aux Moires ». Mark P. O. Morford et Robert J. Lenardon, Classical Mythology, 2e Ă©d., New-York, Longman, 1971, p. 162. Par exemple, le dernier dialogue de La RĂ©publique de Platon dĂ©crit comment les Moires dĂ©roulent la quenouille de la DestinĂ©e qui unit la terre et le ciel. Voir Morford et Lenardon, 247-248.
  24. 24 M. L. West, Indo-European Poetry and Myth, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 382.
  25. 25 La nature sacrificielle du travail des Moires est prĂ©sente de maniĂšre Ă  peine voilĂ©e dans des rĂ©cits impliquant la notion de bouc Ă©missaire, tels que celui d’Admetus, roi de Thessalie, et de sa femme Alcestis. En effet, lorsqu’Apollon demande aux Moires de prolonger la vie d’Admetus, leur requĂȘte est accordĂ©e Ă  la condition que quelqu’un d’autre meure Ă  sa place, et la seule personne jugĂ©e adĂ©quate n’est autre que sa femme Alcestis.
  26. 26 Dans le domaine de la cĂ©ramique, les artistes ont fait de mĂȘme en utilisant les modĂšles historiques de ce mĂ©dium pour remettre en question les cadres artistiques, par exemple, en retournant constamment les objets de cĂ©ramique aux dĂ©terminants physiques et historiques du contenant et du mur : voir Timothy Long, « Which Way is Up? Jack Sures and the Art/Craft Debate », dans Virginia Eichhorn (dir.), Tactile Desires : The Work of Jack Sures, Regina, SK, MacKenzie Art Gallery, 2012, p. 61-69.
  27. 27 Le corps des animaux est parfois aussi invoquĂ© dans les tissages par l’utilisation de laine de mouton (Annabel Taylor), de poil de chien (Susan Barton-Tait) ou de peau de lapin (Anne Ratt). Quant Ă  Ethel Schwass, ses tissages abstraits s’inspirent de la forme des couvertures pour chevaux. En fin de compte, on peut dire que le tissage inclut le corps terrestre, que ce soit par l’entremise d’un animal, de fibres vĂ©gĂ©tales, de teintures Ă  base de plantes ou directement Ă  partir de pigments minĂ©raux.
  28. 28 Charlotte Lindgren : Fibre Structures, catalogue de l’exposition, Halifax, Art Gallery of Nova Scotia, 1980, s.p.
  29. 29 « Mural and Spatial : How the Lausanne Biennials 1962-1969 Transformed the World of Tapestry », Centre culturel et artistique Jean Lurcat, Aubusson, France, 2019, https://www.cite-tapisserie.fr/sites/default/files/DP-ENGL-Mural-and_Spatial-v3_0.pdf.
  30. 30 Voir Adamson, Thinking Through Craft, p. 58-65.
  31. 31 Voir Adamson, Thinking Through Craft, p. 103-137.
  32. 32 Dans le contexte de la production artistique moderniste, l’emploi du terme « temps » pose problĂšme. L’une des formulations les plus controversĂ©es de ce dĂ©bat est l’essai de Michael Fried dans lequel il oppose le manque de grĂące du statut d’objet (la « chositude ») Ă  la prĂ©sence ou absorption transcendante des « beaux-arts ». Selon lui, un « objet » ne requiert aucun encadrement, il doit demeurer dans le domaine ordinaire (et donc ennuyeux) du temps et de l’espace, alors qu’une Ɠuvre d’art doit ĂȘtre exposĂ©e dans un cadre, ce qui lui assure un statut quasi-divin de « prĂ©sence » temporelle. Le tissage peut ĂȘtre envisagĂ© comme un des antidotes Ă  ce dilemme puisque le temps y est manifestĂ©, enregistrĂ© dans la trace du travail qui lui a donnĂ© naissance.
  33. 33 Voir Anne GĂ©rin, « Importance et question essentielles », dans Françoise Sullivan : sa vie et son Ɠuvre, Art Canada Institute/Institut de l’art canadien, https://www.aci-iac.ca/fr/livres-dart/francoise-sullivan/importance-et-questions-essentielles/. En 2016, j’ai eu l’occasion d’assister Ă  cette performance extraordinaire au MusĂ©e d’art MacKenzie, en prĂ©sence de Françoise Sullivan, dans le cadre de MAGDANCE: Art + Dance, un spectacle de la troupe en rĂ©sidence New Dance Horizons.
  34. 34 L’artiste brĂ©silien Helio Oiticica effectue une transformation du mĂȘme genre dans son Ɠuvre, qui Ă©tait une des pierres d’angle de l’exposition Social Fabric organisĂ©e en 2012 par l’Institut international d’art visuel de Londres. Voir Checinska et Watson, « Textiles, Art, Society and Politics », p. 279.
  35. 35 RĂ©flexion inspirĂ©e par l’installation vidĂ©o de Kader Attia, Reflecting Memory (2016), prĂ©sentĂ©e en 2019 au MusĂ©e d’art MacKenzie dans le cadre de l’exposition Re : Celebrating the Body.
  36. 36 Gérin, « Importance et question ».
  37. 37 PrĂ©cisions apportĂ©es par Dickerson au cours d’une entrevue tĂ©lĂ©phonique le 30 novembre 2022.
  38. 38 Pour en savoir davantage sur l’intĂ©rĂȘt de Dickerson pour le tissage des PremiĂšres Nations Salish de la cĂŽte ouest, voir Katharine Dickerson, « Classic Salish Twined Robes », BC Studies, no 189, printemps 2016, p. 101-127, et Sandra Alfoldy, « Homage to Salish Weavers », dans The Allied Arts : Architecture and Craft in Postwar Canada, MontrĂ©al, McGill-Queens University Press, 2012, p. 155-157.
  39. 39 Voir « A Conversation with Aganetha Dyck—Prairie Interlace », entrevue avec Alison Calder du 9 septembre 2022, Nickle Galleries, https://www.youtube.com/watch?v=etwp7l8e2gc.
  40. 40 Voir l’essai de Sherry Farrell Racette publiĂ© dans ce volume.
  41. 41 Scott fait ici rĂ©fĂ©rence Ă  la thĂ©orie psychanalytique de Kristeva qui oppose le dynamisme perturbateur du SĂ©miotique (imago) aux contraintes sociales du Symbolique. Voir la prĂ©sentation de Bruce Grenville sur la sĂ©rie Imagos dans le catalogue de l’exposition Mary Scott, Lethbridge, Alb., Southern Alberta Art Gallery, 1989, p. 8.
  42. 42 Voir Julia Bryan-Wilson, Fray : Art and Textile Politics, Chicago, University of Chicago Press, 2017, p. 14.
  43. 43 On pourrait Ă©galement citer d’autres Ɠuvres de l’exposition Prairies entrelacĂ©es, comme Prairie Barnacles, production collaborative de seize membres de la guilde Crafts Guild of Manitoba Ă  l’occasion du 50e anniversaire de cette association, ainsi que les tapis au crochet de la coopĂ©rative Sioux Handcraft Co-operative.
  44. 44 Kate Waterhouse, Saskatchewan Dyes : A Personal Adventure with Plants and Colours, Prince Albert, SK, Write Way Printing, 1977.
  45. 45 Ann Newdigate, « The Particular History of a Saskatchewan Community Tapestry », The Craft Factor, Saskatoon, Sask., printemps/été 1997, p. 8.
  46. 46 Newdigate, « Particular History », p. 8.
  47. 47 Cindy Baker, « Welcome Mats », site Internet de l’artiste, https://www.cindy-baker.ca/work-2013/welcome-mats-2f93t.
  48. 48 Baker, « Welcome Mats »; voir également « Interview : Susanne Luhmann talks with Allyson Mitchell », Atlantis, Université Mount Saint Vincent, Halifax, 31, no 2, 2007, p. 103-104.
  49. 49 Les mĂ©taphores du tissage ont beaucoup Ă©voluĂ© au cours des derniĂšres annĂ©es, comme l’indique le nom de l’organisation de Toronto Tangled Art + Disability. Voici ce qu’en dit sa premiĂšre directrice artistique en situation de handicap, Eliza Chandler: « Un enchevĂȘtrement n’est pas un nƓud : il peut ĂȘtre dĂ©fait ou demeurer tel quel sans problĂšme. Les enchevĂȘtrements peuvent sembler signe d’imperfection ou de travail bĂąclĂ©, mais ils sont Ă©galement intĂ©ressants, complexes, organiques, parfois mĂȘme dĂ©libĂ©rĂ©s. Ils reprĂ©sentent le travail qu’effectue notre organisation : rassembler toutes sortes de personnes et de pratiques », https://tangledarts.org/about-us/our-history/.
  50. 50 Voir Susan Probe, brochure de l’exposition Ta-Ha-Sheena : Sioux Rugs from Standing Buffalo Reserve, Regina Dunlop Art Gallery, 1988, p. 8.
  51. 51 Janet Catherine Berlo, « Beauty, Abundance, Generosity, and Performance : Sioux Aesthetics in Historical Context », dans Dana Claxton (dir.), The Sioux Project — Tatanka Oyate, Regina, Sask., MacKenzie Art Gallery and Information Office, 2020, p. 43.
  52. 52 Bea Medicine, « Lakota Views of ‘Art’ and Artistic Expression », dans Sioux Project, p. 55.
  53. 53 Cette rĂ©flexion me fut inspirĂ©e au cours de l’annĂ©e que j’ai consacrĂ©e Ă  l’étude de la peau de bison dĂ©corĂ©e de Sitting Bull, que la sociĂ©tĂ© historique de l’État du Dakota du Nord avait prĂȘtĂ©e au MusĂ©e d’art MacKenzie pour l’exposition Walking with Saskatchewan, de 2019-2020. Je tiens Ă  remercier les artistes Wayne Goodwill de la PremiĂšre Nation Standing Buffalo Dakota et Dana Claxton, membre de la PremiĂšre Nation Wood Mountain Lakota : nos conversations m’ont permis de mieux comprendre la signification de ce vĂȘtement.
  54. 54 Bien que la peinture sur papier tissĂ© soit pratiquĂ©e dans diverses rĂ©gions de Chine, la mĂ©thode de Loewan est une innovation personnelle qui ne s’inspire ni d’un genre, ni d’une tradition artistique particuliĂšre Ă  ce pays : courriel d’Amy Loewan Ă  l’auteur du 12 dĂ©cembre 2022.
  55. 55 Amy Loewan, fiche de renseignement de l’artiste pour Prairies entrelacĂ©es, 2021.
  56. 56 Voir l’article de Dawn Delbanco, « Chinese Calligraphy », dans Heilbrunn Timeline of Art History, Metropolitan Museum of Art, avril 2008, https://www.metmuseum.org/toah/hd/chcl/hd_chcl.htm, et Maxwell K. Hearn, How to Read Chinese Paintings, New-York, Metropolitan Museum of Art, 2008.
  57. 57 Kristofer Schipper, The Taoist Body, trad. Karen C. Duval, Berkeley, University of California Press, 1993, p. 90. Dans un courriel qu’Amy Loewan m’a adressĂ© le 14 dĂ©cembre 2022, elle remarque ceci : « La pratique de la calligraphie chinoise peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un art sacrĂ©. Chaque coup de pinceau, chaque trait d’encre que l’on applique dĂ©libĂ©rĂ©ment sur le papier absorbant Shuen a de la puissance. Un calligraphe expĂ©rimentĂ© peut dĂ©terminer si ces signes (aussi appelĂ©s « os ») ont Ă©tĂ© effectuĂ©s avec une intention claire. On m’a dit qu’il existait un instrument pouvant mesurer l’énergie et le pouvoir de chaque coup de pinceau. C’est pour cela que cette Ă©criture calligraphique peut ĂȘtre employĂ©e comme pratique de guĂ©rison, comme talisman dans la tradition taoĂŻste ».
  58. 58 Voir Robert Freeman et Linda Jansma, dir., Amy Loewan : Illuminating Peace, Mississauga, Art Gallery of Mississauga, 2009. Dans son courriel du 14 dĂ©cembre 2022, Amy Loewan m’a Ă©galement indiquĂ© ceci : « House Project s’inspire de l’ancien sage chinois Lao Tzu qui donnait ce judicieux conseil pour amĂ©liorer la sociĂ©té : “Pour que rĂšgne la paix dans le monde, il faut que celle-ci rĂšgne d’abord dans notre maison et dans notre cƓur”. C’est en cultivant l’esprit et la personnalitĂ© des individus que l’on pose les fondations d’un monde meilleur. J’ai Ă©crit cette citation en anglais sur des feuilles que j’ai affichĂ©es partout Ă  l’intĂ©rieur de mon House Project. Les huit valeurs – compassion, gĂ©nĂ©rositĂ©, respect, acceptation, patience, tolĂ©rance, humilitĂ© et pardon – sont inscrites dans tous mes projets de tissage en papier. La participation du public est une autre composante essentielle de mes installations. Dans House Project, par exemple, j’ai mis des autocollants de diverses couleurs Ă  la disposition des gens, les invitant Ă  y inscrire ce qu’ils feraient pour rendre notre monde meilleur ».
  59. 59 CitĂ© dans l’introduction de Janis Jefferies Ă  From Tapestry to Fiber Art, p. 19.
  60. 60 Checinska et Watson, « Textiles, Art, Society and Politics », p. 279.
  61. 61 Voir, par exemple, l’article de Sara Diamond, « The Fabric of Memory : Towards the Ontology of Contemporary Textiles », dans Handbook of Textile Culture, p. 367-385.

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