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L’Alberta autophage : identités, mythes et discours du pétroledans l’Ouest canadien: Chapitre 1

L’Alberta autophage : identités, mythes et discours du pétroledans l’Ouest canadien
Chapitre 1
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table of contents
  1. Remerciements
  2. Introduction
  3. Chapitre 1
  4. Chapitre 2
  5. Chapitre 3
  6. Chapitre 4
  7. Chapitre 5
  8. Chapitre 6
  9. Chapitre 7
  10. Conclusion
  11. Épilogue
  12. Bibliographie
  13. Notes

Chapitre 1

Identités et récits du pétrole

Mais, c’est mon Albertaine !

—Gaston Miron

Le 13 juin 2005, l’hebdomadaire canadien Maclean’s publiait en page couverture le gros titre suivant : « Alberta is about to get powerfully rich. What happens to Canada ? »

En surimpression, une caricature montrait un homme aux larges épaules, coiffé d’un vaste Stetson blanc, chaussé de bottes de cowboy à hauts talons et portant à sa ceinture l’ample boucle métallique caractéristique des ranchers de l’Ouest : on pouvait y décoder sans hésitation la représentation stéréotypée de l’Albertain classique, telle que privilégiée par le reste du pays. Un cigare à la main, il laissait tomber de l’autre quelques piécettes de monnaie dans la sébile d’un petit castor mendiant humblement à ses pieds, image d’un Canada devenu timide et recueillant modestement les miettes du festin né du plus important boom pétrolier de l’histoire de l’Ouest canadien.

Si l’article commentait une fois de plus ce que tous les Albertains étaient en mesure de vérifier quotidiennement, à savoir leur position économique privilégiée à l’intérieur du Canada et les immenses possibilités qui en dérivaient, l’illustration avait le mérite plus précis de réactiver dans l’immédiat les attributs reconnus d’une identité spécifique de l’Albertain telle que projetée par l’imaginaire canadien : mâlitude, virilité, richesse, pouvoir, arrogance, américanité, incivilité et inculture. Qui plus est, cette représentation était réutilisée dans une des illustrations de l’article, dans laquelle on pouvait voir le même cowboy, revêtu cette fois d’une large carte de l’Alberta, faisant allumer son cigare par un falot Ontarien, alors qu’un obséquieux Saskatchewanais s’empressait de lui avancer une chaise et que les Maritimes, sous les traits d’une soumise secrétaire, accouraient avec une tasse de café chaud. Diplomatiquement, l’image du Québec était absente de ce tableau de la servilité canadienne à l’égard des pouvoirs conférés par la possession des ressources énergétiques, à moins que cette éclipse n’ait marqué tout simplement une supposée non-pertinence du fait québécois dans le discours identitaire canadien. Quoi qu’il en soit, une telle vignette était fort éloquente non seulement sur la nouvelle position de pouvoir dont l’Alberta pouvait penser jouir à l’intérieur de la pan-canadianité, mais aussi sur l’élaboration des paradigmes identitaires albertains comme étant étroitement liés au potentiel de ses ressources pétrolières1.

C’est précisément ces rapports entre identité et possession de ressources énergétiques que ce chapitre introductif voudrait examiner ici comme source première de discours sur une représentation de l’énergie pétrolière, à son tour pouvant être « argumentés » dans le discours social. Non pas évidemment que les divers phénomènes corrélatifs à l’énergie s’expriment uniquement en termes identitaires, ni que l’élaboration identitaire albertaine ne se soit exclusivement cristallisée autour de la possession des ressources pétrolières. Cependant, on peut concevoir que l’imaginaire général a pu d’abord se saisir des questions énergétiques comme d’un accessoire important dans l’élaboration d’une représentation d’une collectivité spécifique. Ainsi s’est créée une individualisation au sein du bloc canadien qui fait maintenant concurrence avec succès à la reconnaissance de la distinction québécoise des vingt dernières années. De plus, le discours identitaire élaboré autour des questions pétrolières albertaines dégage aussi plusieurs récits qui sont autant de discours directs sur le pétrole lui-même, sur son intelligibilité comme phénomène et sur son appréhension comme mode de sociabilité.

Il importe donc d’aborder d’emblée l’examen de ces discours identitaires comme forme majeure tangible d’un imaginaire de l’énergie au Canada qui circule abondamment sous forme d’articles, d’éditoriaux, de monographies sur l’histoire de l’Alberta et de livres destinés à un public plus général. Dans ce corpus un peu hétéroclite, nous avons choisi d’isoler l’ouvrage du journaliste canadien Peter Foster, paru en 1979 sous un titre qui allait marquer une ère : The Blue-Eyed Sheiks2. Ouvrage journalistique présentant entre autres les principaux acteurs qui avaient participé de près ou de loin au déploiement de ce qu’il est convenu de désigner comme le premier boom pétrolier albertain (1973–79), cette monographie illustre la constante relevable dans nombre d’ouvrages canadiens sur le même sujet, qui est d’offrir une historiographie mythifiante singulière sous le couvert d’un décompte historique « objectif » des événements. En tant qu’historiographie spécifique, un tel texte est une source privilégiée de thématiques, de topoï, d’argumentaires, de figures, de présupposés, de stratégies rhétoriques et discursives, renseignant de première main sur les discours rattachés aux questions pétrolières en Alberta dans cette décennie soixante-dix. C’est cette époque qui vit s’inscrire plus fermement les paramètres d’une identité pétrolière albertaine telle qu’elle peut être actuellement perçue et, comme nous le verrons, toujours réactivée par différents acteurs du secteur pétrolier de la province.

Blue-eyed sheiks : une métaphore, ses conséquences

Cette expression demeurée célèbre dans la chronique albertaine n’est pas le fait de Foster lui-même, quoiqu’il fût certainement responsable de sa pérennité. C’est l’un des biographes de Peter Lougheed3, premier ministre de l’Alberta de 1971 à 1985 et donc tout particulièrement lors de la crise pétrolière de 1973 à l’origine de la première fortune de la province, qui signala la circulation vers 1974 de ce surnom donné au premier ministre : « the blue-eyed Arab of Saudi Alberta ». Un journaliste ontarien s’empara de la formule pour l’élucider en une chansonnette satirique proposant une illustration plus précise des implications politiques du terme.

I’m the Sheik of Calgary

These sands belong to me

Trudeau says they’re for all

Into my tent, he’ll crawl

Like Algeria did it to De Gaulle

The gas we’ve got today

We just don’t fart away

Gas pain don’t worry me

Cuz I’m the Sheik of Calgary4

En respectant le ton scatologique de ces vers de mirliton, on pourrait risquer cette traduction :

Je suis le Sheik de Calgary

Ces sables m’appartiennent

Trudeau prétend qu’ils sont à tous

Je le ferai ramper sous ma tente

Comme l’Algérie l’a fait à De Gaulle

Le gaz que nous avons aujourd’hui

Nous ne le pèterons pas au vent

Je me fous des coliques

Car je suis le Sheik de Calgary.

On examinera donc les thématiques impliquées par l’emploi du terme, lequel est une métaphore se révélant elle-même riche à son tour d’actes idéologiques conséquents pour les perceptions subséquentes des ressources énergétiques en Alberta. On le voit, la dissection d’une telle chansonnette permet déjà de dégager plusieurs expressions premières, dont s’était emparées par la suite Peter Foster, expressions qui renvoyaient naturellement aux réalités du marché du pétrole des années 1970. Nous citerons fréquemment Foster dans ce chapitre :

Canada had to pay world prices for its imports, so did it look rational to charge lower prices for its sales to the United States and then subject the Canadian consumer in the East to the cold douche of higher oil prices while effectively subsidizing American consumers?

Simon quickly got the message and publicly came out in support of the Canadian policy, openly contradicting the hard line being taken by the U.S. State Department. […]

McDonald told Simon that Canada would, among other things, be phasing itself out of the oil export business completely within 10–15 years; that the United States should not expect a massive development of the Athabasca tar sands and that any such development would be geared to Canadian needs only; that gas exports too were destined to become much more expensive; and that the United States could expect to continue to pay world prices for Canadian oil.

The message said that the Canadian energy ship was in sound condition, but it just wasn’t big enough to take the floundering American economy on board. […]

In American eyes, Canada seemed to have lined up with OPEC. Canadians had become the “blue-eyed Arabs”5.

On pardonnera la longueur de cette citation en ce qu’elle détaille à peu près le contexte particulier qui permit la création de l’expression métaphorique. Le renvoi à l’Arabe est d’abord référence à une similarité de protectionnisme signalant d’emblée l’affirmation stricte d’un propriétaire des ressources. La chansonnette le dit bien : Ces sables m’appartiennent. Comme nous l’avons auparavant signalé, nous aurons l’occasion de revenir sur cette question de la propriété des champs pétrolifères. Mais plus encore, la métaphore inclut d’autres traits paradigmatiques à examiner d’autant plus que, si l’expression semble dater d’une autre époque pour le reste du Canada, les Albertains eux-mêmes n’ont guère eu crainte de la réactiver dans le discours contemporain. À preuve, on pouvait lire dans le National Post de septembre 2004 : « The blue-eyed sheiks have risen again in debt free Alberta, presiding over the Prairie powerhouse as it prepares to net a windfall that will surpass the entire 2004 budget of neighbouring Saskatchewan. » Plus récemment encore, dans un numéro commémoratif somptueux d’un magazine publié pour souligner le centenaire de l’Alberta, dont le titre était Black Gold: The discovery of oil changed the economy and province—forever, on lisait le gros-titre suivant : « With reserves in the oil sands that are second only to Saudi Arabia, it is no wonder Albertans are known as the blue-eyed sheiks6. »

Quoi qu’il en soit, examinons les possibilités herméneutiques du terme.

Renvoi à l’Altérité : L’arabité, si on nous permet ce néologisme, pose d’emblée une différence radicale et sépare irréductiblement le Soi de l’Autre. On n’est littéralement plus de la même race, d’où en fait une légitimation subséquente des difficultés de communication, comme ces rencontres fédérales-provinciales des années soixante-dix d’où, selon la chronique, Peter Lougheed et son ministre de l’énergie d’alors, Don Getty, sortaient en claquant la porte de façon théâtrale, interrompant ainsi la conférence. Le biographe de Lougheed avance même que ces scènes de fureur indignée étaient mises au point d’avance entre les deux comparses. Le néo-Arabe implique ainsi une distance qui annihile un terrain commun, un dialogue possible : on ne peut plus se comprendre dans les mêmes termes. Le contact doit alors se faire dans la précaution, de crainte de susciter trop d’imprévisibilité et d’inattendu, perception de l’Alberta qui perdure aujourd’hui et qui n’est pas sans avantages en situation de négociation7. Dans cette même logique, l’emploi du terme bénéficie aussi secondairement des stéréotypes et préjugés négatifs accolés à l’Oriental : opacité, duplicité et méfiance, traits qui deviennent alors valorisés puisqu’ils signalent toute négociation au sujet du pétrole comme terrain particulièrement délicat d’où doit être exclue toute transparence. L’arabité, c’est l’inconnu qui bouleverse toutes les règles préétablies de la tractation.

Perception géographique : L’arabité pose aussi une reconfiguration du territoire selon deux termes distincts mais complémentaires. En premier lieu, la métaphore pose une équation quasi-morphologique, sinon géologique, entre l’Alberta et l’Arabie saoudite, métaphore confirmant son assise dans l’assertion : ces sables nous appartiennent. On semble insister alors sur la perception d’une désertification physique de l’Alberta qui devient ainsi plus conforme à son modèle, image qui trouve un appui dans le souvenir toujours vivace du « Dust Bowl » des années trente et des sécheresses plus récentes des années 2002–04. Nous ne sommes plus dans la référence des Prairies comme « grenier du monde », mais dans une représentation d’un territoire ontologiquement déshérité, par volonté de modélisation avec l’Arabie saoudite. Il faut cependant garder à l’esprit que les sables bitumineux de l’Athabasca sont en fait situés sous le Bouclier canadien au cœur de la forêt nordique. Ainsi disparaissent également les Rocheuses canadiennes, pourtant riches en ressources aquifères : le paysage doit s’aplatir pour ne pas distraire de ce qui se trouverait en dessous.

Le syndrome de la Terre de Caïn : Cette accentuation des points communs géographiques avec l’Arabie saoudite articule le deuxième terme de la reconfiguration, cette fois-ci sous forme d’un spectaculaire renversement de fatum, que les Québécois, tout particulièrement, pourraient apprécier sous l’appellation que, faute de mieux, nous désignerons comme le « syndrome de la Terre de Caïn ». On se souviendra que c’est là l’appellation que Jacques Cartier avait réservé à la Basse-Côte-Nord et à la Moyenne-Côte-Nord lors de ses premières explorations, devant le spectacle pour lui désolant et inhospitalier de la maigre végétation précairement plantée sur les berges rocheuses du Saint-Laurent8. L’expression était synonyme de terre inculte et stérile d’où toute possibilité de prospérité était exclue : seuls ne pouvaient y survivre que les dépossédés ou les malchanceux que le hasard y avait déjà abandonnés. Or, dans les discours propres aux récits du développement hydroélectrique du Québec9, sous l’impact plus particulier du développement du bassin Manicouagan-Outarde, la « Terre de Caïn » fut transposée dans l’imaginaire en lieu de richesse et de vastes possibilités, ré-possédé et ré-habité sous le signe de l’euphorie créée par des promesses d’avenir, non seulement prospère, mais dont la prospérité serait entendue comme supérieure à celle des populations s’étant sagement installées en des lieux plus cléments et apparemment plus rentables. Comme les brûlants déserts arabes, où la survie humaine même restait fragile, l’Alberta a pu être traditionnellement perçue comme une terre de déréliction. Lisons sous la plume de la romancière Nancy Huston, commentant les années trente :

L’été arriva et ce fut le pire été du siècle. L’Alberta était prostrée. […] Dieu, comme à son habitude les avait fait marcher un moment, leur donnant des récoltes de blé spectaculaires en 1914 et en 1915, puis leur tirant le tapis sous les pieds et se fendant la gueule de la voir courir et se contorsionner pour survivre au milieu des tornades de poussière qu’il leur lançait à la figure : la terre n’ayant plus de racines pour l’amarrer, était pure trahison fuyante. Les lacs et les rivières s’évaporaient sans laisser de trace. Le sol se désintégrait en sable dont s’emparait ensuite le vent fou, le faisant tourbillonner jusqu’à ce que les fermiers jettent l’éponge10.

Or, la métaphore de l’Alberta saoudite, pour reprendre les termes de Foster, invite à l’idée d’une revanche sur le destin, d’un renversement triomphal aux accents quasi bibliques, puisque les infortunés d’hier sont les maîtres d’aujourd’hui, comme les Arabes saoudiens, en 1973, détenaient le pouvoir de plonger le monde dans une crise énergétique sans précédent. S’inscrit donc l’impression d’avoir été l’objet d’une faveur extraordinaire de la destinée, présentée parfois comme justification suprême de la situation privilégiée de la province, messianisme qui ne sera pas sans poser problème quelques années plus tard lorsqu’il s’agira de légitimer la jouissance par les Albertains de leurs richesses pétrolières. Mais en attendant, le syndrome de la « Terre de Caïn », où le désert apparent est reconfiguré en fortune potentielle désigne aussi son habitant en visionnaire qui a su aller au-delà de l’aspect ingrat de son territoire, qui a eu le discernement nécessaire pour attendre la fortune bien dissimulée sous les sables et les rocs stériles. Malgré les apparences, il est celui qui a fait, en définitive, le « bon choix ».

Blue-eyed : Il s’agit ici d’un transfert d’ethnicisation du terme ayant d’abord pour but de conférer une acceptabilité à la métaphore. Si Foster s’est cru tenu de faire remarquer que « A lot of Alberta’s oilmen object strongly to being called blue-eyed Arabs11 », c’est qu’il y a fort à parier que le terme « Arabe » a pu être également perçu comme ayant une connotation problématique dans une Alberta qui, tout autant que le reste du monde occidental, percevait certainement le monde arabe selon les délimitations caractéristiques de l’orientalisme telles que définies par Edouard Saïd12. Dès lors, il importait d’instaurer la métaphore identitaire dans l’ordre du recevable en neutralisant du même coup cette massive altérité convoquée initialement par le terme. Mais ici également, il est clair que l’on s’installe sur un terrain aussi glissant que celui du racisme auquel il est en fait adjacent. La précision des yeux bleus renvoie sans ambiguïté à la race non seulement caucasienne, mais éminemment nordique et anglo-protestante, certainement perçue dans le discours de Foster, à tort évidemment, comme formant la population homogène canadienne et albertaine. Rappelons ses termes : « Canadians had become the “blue-eyed Arabs” ». Il s’agit donc d’une généralisation certes naïve, mais qui n’en est pas moins éloquente sur sa conception de la définition de l’establishment financier et pétrolier canadien, définition excluante à plus d’un titre. D’autre part, Foster insiste de façon presque obsessionnelle sur la canadianité « naturelle » des blue-eyed sheiks qui surgiront au gré de son récit historique. Ainsi, on apprend que « Ken Jamieson is Canadian, born in Medicine Hat, son of a Mountie », ce dernier détail pour faire sans doute meilleure mesure. Un autre important acteur pétrolier de cette période, Arnie Nielsen, est né sur une ferme à Standard, Alberta; le juge Berger, lui aussi fils d’un agent de la Gendarmerie royale, est né à Victoria; Maurice Strong est né au Manitoba; Jack Gallagher, à Winnipeg, et la liste de ces fils du pays s’allonge au gré de l’ouvrage de Foster, signe de l’argument nationaliste13 orientant le discours identitaire et conférant aux actants de la scène pétrolière une précieuse légitimité que le commentateur saura exploiter plus tard à bon escient.

Inclusion-exclusion : Un autre phénomène lié à ce travail de réethnicisation s’inscrit dans la conséquence paradoxale d’inclusion-exclusion qui s’ensuit. Au-delà de la précision raciale, les yeux bleus deviennent aussi précision générique : ils posent les termes de l’admission à ce groupe privilégié des membres de l’établissement pétrolier par la négation d’autres traits indiquant une origine ethnique différente en les sublimant par l’attribution de ceux du groupe présenté comme dominant. Ainsi sont symboliquement effacées les différences en produisant l’illusion d’unité et de consensus d’où aucun Albertain ne serait exclu14. La différence ethnique réelle est en quelque sorte absoute par cette négation des traits raciaux conséquents avec l’appellation d’origine. La création d’un consensus, ou du moins ses apparences, est d’ailleurs, comme on le verra, centrale à tout discours sur l’énergie, et pour des raisons de représentation, et pour des raisons conjoncturelles. Comme Canadiens, nous pourrons tous ainsi prétendre au titre de blue-eyed Arabs.

Virilisation : Les blue-eyed Arabs indiquent aussi un impensé marquant de l’ensemble des discours albertains de l’énergie, clairement relayé dans l’ouvrage de Foster comme indicateur d’une condition contingente néanmoins essentielle dans la représentation des Albertains comme propriétaires de ressources énergétiques : la masculinité absolue. Une étude approfondie et exhaustive des représentations masculines de l’Alberta (et de ce qu’elles supposent comme représentations féminines) ne saurait prendre place dans cet ouvrage; cependant, la question de la virilisation des images identitaires albertaines reste indissociable d’un examen des représentations de l’énergie dans cette même province, et indéniablement l’expression blue-eyed Arabs n’est pas sans conséquences premières sur l’appartenance sexuelle de ses représentations. Il est clair que l’expression n’a pas pu ne pas évoquer, surtout dans l’impensé qui accompagne toute conceptualisation de l’ordre naturel des choses, une exclusion radicale de la composante féminine de la population albertaine en ce qui a trait à l’exploitation du pétrole et aux transactions financières et politiques qui y sont reliées. La logique métaphorique fonctionnant à l’intérieur du champ sémantique de « l’arabité », tout particulièrement autour de 1973, a certainement fait jouer la mise à l’écart totale d’une référence à l’élément féminin exerçant une influence quelconque dans les milieux des affaires pétrolières, les stéréotypes courants sur le monde musulman ayant exercé leur logique particulière. Foster s’y soumet sans complexes à la fin de son ouvrage où, après avoir décrit par le menu les mœurs sociales des oilmen et des clubs select qu’ils fréquentent, il precise : « Women are not allowed into the club until after 3:30, the reason being given is the great noon-hour rush, although the problems [sic] of the increasing number of women geologists and executives in the industry has yet to be squarely faced15. » On constate que la présence féminine pourtant réelle dans le monde du pétrole est d’emblée perçue sous l’angle d’une difficulté avec laquelle on n’est pas encore en mesure de composer. Une telle perception trouve sa solution par un refoulement du féminin dans les discours du pétrole de l’époque, et plus particulièrement dans la mise en récit qu’en offrira Foster, laissant place à une série de pathologies narratives d’une sur-virilisation de l’albertanité comme autant de symptômes éloquents d’une certaine forme de malaise identitaire général.

Absence-présence : L’équation proposée entre l’Alberta et l’Arabie saoudite par le biais de la métaphore des blue-eyed Arabs signale bien sûr une position inédite de pouvoir dans les négociations sur le marché pétrolier, pouvoir d’une nature particulière puisqu’il place ceux sur lesquels il s’exercerait potentiellement dans une situation de suppliants, soumis au bon vouloir du dominant. Ainsi est souligné un des caractères essentiels de tout pouvoir conféré par la possession de ressources énergétiques qui, dans le contexte spécifiquement albertain, faut-il le préciser, le fait sortir de l’orbite convenue de l’affrontement militaire ou même économique dans son entendement conventionnel, trait singulier dont il faudra vérifier l’évolution au fil du vingt et unième siècle. La dialectique entre les propriétaires des ressources et ceux qui doivent en faire usage, du moins dans ce contexte, se manifeste sur un terrain autre que celui du bras de fer brutal suggéré par un envahissement militaire en le déplaçant sur le terrain plus facilement manipulable de l’ordre du désir et de l’illusion.

Ainsi, si l’Alberta saoudite est ainsi devenue exotique rendant plus opaques les termes possibles d’une négociation à son sujet, elle se trouve aussi soudainement radicalement éloignée dans la géographie symbolique de l’Amérique du Nord et présentée ainsi comme un lieu inatteignable sur les richesses duquel on s’est stratégiquement replié. Dès lors l’Alberta est-elle suggérée dans une absence-présence, distante comme l’Arabie fantasmatique des Mille et une nuits, proche et tentatrice comme la source des richesses palpables, à la fois offerte et refusée. Cette reconfiguration du territoire en objet de désir n’est évidemment possible que précisément dans un contexte où, comme on vient de le mentionner, l’éventualité d’une agression et d’une occupation militaire serait exclue, quelle que soit sa probabilité historique réelle, comme tant d’exemples de « guerres du pétrole » récentes ont pu le démontrer.

Se pose à ce point la question inévitable du véritable destinataire de la métaphore : les clients américains ou l’ensemble des Canadiens ? Si on revient à la chansonnette du début, on doit bien convenir qu’à l’époque, il s’agissait clairement de l’ensemble des Canadiens, même si, dès l’introduction de son ouvrage, Foster présente précisément les Canadiens comme étant, dans une perspective américaine, les « blue-eyed Arabs ». La métaphore pouvant bien sûr permettre d’appliquer son extension sémantique : on verra dans la chansonnette qu’un des grands plaisirs découlant de la représentation de l’Albertain en sheik, c’est de faire ramper sous sa tente le premier ministre canadien de l’époque Pierre Trudeau.

Trudeau says they’re for all

Into my tent he’ll crawl.

L’autre désirant tel qu’imaginé selon les termes d’une Alberta saoudite doit ainsi se soumettre à l’irrationalité délibérée de la propriétaire des ressources, irrationalité capricieuse montrée comme preuve de pouvoir et jouissant du spectacle de l’autre partie s’y prêtant jusqu’à l’abject. On se rappellera la caricature du Maclean’s où les autres provinces étaient représentées en serviteurs de l’Albertain. L’Alberta ainsi suggérée en Arabie fantasmatique, scintillant et fugace objet cependant essentiel, impose alors toute tractation sur le pétrole dans l’ordre du caprice immotivé perçu comme l’authentique et réelle manifestation du pouvoir, qui aurait ainsi la supériorité incontestable de déstabiliser la logique de l’Autre comme négociateur. L’Alberta peut dès lors imposer sa propre raison perçue comme justement déraisonnable (d’où les accusations canadiennes à son égard), mais dont la non-motivation même est d’autant plus choquante que l’on doit s’y soumettre. L’Autre est devenu contraint par son propre désir, source de ressentiment non négligeable qui, comme nous le verrons, conditionnera de façon croissante les perceptions extérieures de l’Alberta.

Cette exploration des conséquences herméneutiques d’une métaphore a pu permettre de relever quelques orientations marquantes dans les discours identitaires autorisés par le pétrole albertain dans le contexte particulier des années soixante-dix. Altérisation de Soi comme mode de distinction au sein de la canadianité, hégémonie d’un groupe ethnique offrant l’aspect d’un consensus général, revanche providentielle et quasi-messianique sur un destin initial de déshérité géographique, affirmation d’un pouvoir irréfragable dont le mode d’exercice échappe à la logique convenue des usuelles négociations politiques ou économiques : autant de fantasmatiques modes d’être et d’agir. C’est ce que permettait l’usage de l’expression blue-eyed Arabs, dont on a vu que l’efficacité sémantique pouvait être réactivée des décennies plus tard, lors du deuxième boom pétrolier de l’Alberta—preuve supplémentaire de l’acceptabilité et de la pérennité de ces énoncés identitaires. En un sens, en devenant Arabes, les Albertains pouvaient redéfinir leur existence et leur rôle au sein de la pan-canadianité et redessiner une Alberta sortie du trauma du Dust Bowl des années trente et dégagée du folklore du « grenier canadien ». Les Arabes aux yeux bleus imposaient enfin la reconnaissance d’une modernité précipitée par cette prospérité victorieuse qui allait enfin leur permettre de pouvoir « compter », sinon au sein des pourparlers internationaux sur l’énergie, certainement dans le chœur de ce qu’il faut bien convenir à l’heure qu’il est d’appeler les « nations » canadiennes.

Le western comme lecture du pétrole : décanadianisation

On peut toutefois concevoir que l’expression « blue-eyed Arabs » a pu aussi faire naître des réticences, précisément à cause de l’altérité problématique qu’elle évoquait, différence trop radicale pour d’aucuns afin que s’installe le confort d’une identification globale. Si l’auteur de The Blue-Eyed Sheiks était visiblement heureux de la formule, insistant plus particulièrement sur le champ sémantique du pouvoir qu’elle suggérait, il n’en a pas moins ressenti le besoin d’un recours à une autre métaphore identitaire pour rendre compte du récit du pétrole et lui conférer une lisibilité accrue pour le public nord-américain.

C’est ainsi que, se superposant à l’image fugace d’une Arabie distante mais impérieuse, survient dans le texte de Foster l’imaginaire du western et ses conséquences actancielles et genrées pour articuler l’histoire des divers intervenants qui contribuèrent à l’édification de l’industrie pétrolière en Alberta. Ainsi, on peut lire au gré du livre des passages tels que ceux-ci :

The war of words was reaching its peak. Don Getty, the tall, handsome ex-football star Minister of Intergovernmental Relations—the Clint Eastwood of Western politics in both looks and ideology—spoke of outright battle. (p. 144)

As he left the meeting, the infinitely sad look of Glenn Nielsen might have been mistaken for helplessness. I felt, he told the author, that I had a gun at my head and a gun at my back. (p. 127)

Enter the Fastest Gun in the West. (p. 131)

The Shoot Out Becomes a Massacre. (p. 135)

Tout lecteur canadien d’une histoire albertaine a comme horizon d’attente dans l’ordre de la représentation identitaire cette image unique du cowboy comme la métonymie inévitable de l’Albertain, sans toujours bien saisir la complexité des divers niveaux de ses représentations, qu’elles soient historiques, fictionnelles ou mythiques16. Qui plus est, comme nous le rappellent les chercheurs Robert et Tamara Seiler : « Canadian analysts face another complication: namely, that, at all three levels, the cowboy is primarily an American invention in terms of the historical American frontier experience as well as the special role of the frontier in the American imagination17. »

Assurer la lisibilité du récit du pétrole albertain par le recours métaphorique au western convoque différentes composantes qui ont leur conséquence sur la conception même de ce qui pourrait constituer, pour un public général canadien, un récit de l’énergie intelligible. Considérons ici quelques-uns des conditionnements exercés sur ce récit par le recours à l’imagerie western et à ses conséquences thématiques dans le texte de Foster.

Le premier effet du recours à la métaphore du cowboy ou à son extension sémantique, dans le contexte de la mise en récit d’un épisode particulier (en l’occurrence ici l’inattendue prise de contrôle en 1978 de la pétrolière américaine Husky par le canadien Bob Blair), est effectivement de décanadianiser le contexte historique pourtant canadien pour y instaurer les préceptes de l’American Frontier. Nombre de chercheurs albertains et canadiens ont tenté de mesurer l’écart conceptuel entre la Frontière canadienne et celle américaine, et les remarques suivantes de Lorry Felske et Beverley Rasporich peuvent servir de balise à cette différenciation :

Compared to the American situation, where individuals confronted the Frontier in an isolated fashion (at least in older views) pursuing individual interests and combining them only when it best served those individual interests, doggedly learning to survive on their own, gaining knowledge of the value and productivity of individual freedom, the Canadian scene was a different event. Interests outside the area set the rhythm, planned the steps and chose the dancers. There was little room for improvisation in the metropolitan view of the West18.

Il faut prendre en compte la traditionnelle et inflexible hostilité des milieux pétroliers et gouvernementaux albertains envers le gouvernement central, à elle seule élaborée en récit national du dépouillement régulièrement proposé comme historiographie hégémonique en Alberta. Cette hostilité se manifeste par le souvenir du National Energy Program (NEP), lui-même érigé en trauma identitaire19, ou par la présentation de toute forme de nationalisation des ressources énergétiques comme un anathème, ou encore par la fureur collective des Albertains de 2005–08 à l’idée de devoir partager les revenus du pétrole avec le reste du Canada sous la forme d’une révision des paiements de péréquations entre les provinces. C’est sur ce fond vindicatif que peuvent être pleinement appréciés les avantages discursifs d’un recours à l’allégorie western dans la mise en récit d’une prise de contrôle par des actionnaires canadiens d’une compagnie américaine.

Les sous-titres du chapitre neuf de l’ouvrage de Foster sont éloquents à cet égard. Ainsi, le chapitre lui-même s’intitule « Shoot Out at the Cody Corral », pour lequel nous proposons la traduction de « fusillade au corral Cody »; les sous-titres en sont « Cowboy Country », « Enter the Fastest Gun in the West » et « The Shoot Out Becomes a Massacre ». Il convient aussi de faire remarquer que la prise de contrôle de Husky par l’entrepreneur calgarien Bob Blair se faisait aux dépens de Petro-Canada, qui voulait s’emparer de la même entreprise. Ainsi, cette victoire d’un homme d’affaires audacieux, présenté à maintes reprises dans le livre de Foster comme un lone wolf, un loup solitaire prenait le relief supplémentaire d’un pied de nez fait à ce qui était considéré, à l’époque, comme une ingérence impérialiste du gouvernement fédéral canadien, soit la création d’une entreprise pétrolière nationalisée telle que Pétro-Canada. On saisit mieux l’efficacité de l’allégorie dans ce cas précis où la représentation du cowboy ramène à elle des référents identitaires liés à un contexte où il est précisément possible de réfuter ou d’ignorer ce que Felske et Rasporich qualifient d’« outside influence », c’est-à-dire les métropoles torontoise, montréalaise et outaouaise, depuis toujours désireuses d’intervenir dans les affaires albertaines et de les réguler. Si on reviendra plus loin sur la représentation des métropoles canadiennes comme opposées à l’entrepreneuriat albertain dans les discours de l’énergie pétrolière, on voit comment le recours à l’imagerie western vient à point pour neutraliser, ne serait-ce qu’au niveau symbolique, la réalité contraignante de leur influence. Ainsi, d’autres chercheurs canadiens n’ont de cesse de revenir à la théorie première de Frederick J. Turner sur l’American Frontier pour expliciter cet esprit particulier dont s’inspirerait une identité liée à la représentation du cowboy. De la sorte, « each new frontier offered an exhilarating moment of what we might call un-development, when complex European civilization reverted to a more archaic life. From that moment came a sense of freedom from a distant centre of power, a freedom that spawned democracy, egalitarianism and individualism20. »

Cette articulation supplémentaire, insistant sur la liberté, la démocratie, l’égalitarisme et l’individualisme, ne peut donc que contribuer davantage à légitimer l’image du cowboy comme s’opposant aux ingérences d’un gouvernement central trop régulateur de l’industrie. L’auteure albertaine Aritha van Herk décrira cette ingérence en ces termes : « The sticky fingers of government are all perversely in Albertan issues, and Albertans are ahead of other Canadians in considering them21. » Elle présente aussi l’Albertain comme étant dans son droit naturel d’homme libre, ce qui permet de recadrer l’opposant comme ennemi de la liberté—une semblable stratégie représentationnelle n’étant pas, par ailleurs, dépourvue d’avantages éthiques. Ainsi, Don Getty, ministre albertain des ressources naturelles en 1978, peut-il être dépeint comme le solitaire Clint Eastwood toujours en fin de compte victorieux à la fin de toutes ses péripéties hollywoodiennes. Cette référence au sentiment de supposée liberté associée au concept américain de la Frontière qui échappe aux diktats de la métropole explique, du moins en partie, la pérennité d’une telle facette identitaire pour les Albertains.

Cependant, plutôt que de parler de pérennité, mieux vaudrait préciser en fait que la stratégie de décanadianisation par la métaphore du cowboy se pose comme un choix représentationnel encore plus rentable dans le contexte du boom pétrolier de 2005–08, si on en juge par la fréquence dans les journaux albertains des caricatures représentant l’Alberta ou le premier ministre Ralph Klein (en poste de 1992 à 2006) sous les traits d’un cowboy s’opposant précisément à l’intérêt du Canada central devant la richesse albertaine.

La décanadianisation référentielle s’impose d’autant plus dans le contexte des aspirations pancanadiennes au partage des profits tirés des ressources naturelles de l’Alberta. Il suffit de jeter un regard sur les gros titres des journaux : « Alberta Can Save Us All »; « Alberta Surplus : We All Share the Pain »; « The Great Alberta Challenge », accompagnés des commentaires suivants pour saisir les avantages conceptuels de la décanadianisation par la métaphore du cowboy :

We realize now that Alberta’s good fortune is no threat to Canada: Peter Lougheed was right when he argued that province-building equals nation-building, as long as the province is proudly Canadian22.

Mr. Klein urges Mr. McGuinty and Paul Martin to be good Canadians and leave Alberta’s riches alone. He should listen to his own advice. All Canadians are sharing the problems that resource riches have created. Shouldn’t we share the
benefits23 ?

Energy resources will continue to create wealth for Albertans. Other Western provinces will develop their own resources. New sources of energy will be developed. Central Canada will gain access to greatly increased energy capacity. Confederation will be strengthened. And it will start with Alberta24.

À ces représentations s’opposent les refus catégoriques des Klein et Lougheed comme des politologues albertains, énoncés sous un mode populiste inspiré lui aussi d’une rhétorique de la justice frontalière25 :

We will defend what is rightfully ours and make the point that we are willing to share, that we are part of this great Canadian family, but we are not going to be dinged too much26.

If they are the great Canadians that they profess to be, then they leave us alone and Alberta riches are off limits to crass opportunism. Alberta had never said “no” to help the rest of Canada through improvements to revenue sharing programs. But it does say “no” to other governments that, seeing a likely brief spurt of extra revenue in Alberta, target their problems27.

[. . .] We should not let our guard down and we should be aware that there will be elements within the federal government that will be considering some sort of, well, they would use the phrase “balancing measures” […] Lougheed said28.

[…] The remedy is to trust the citizens of this province to dispose of a lot more of their money. It is one thing for Ottawa to denude the coffers of the Alberta government, and quite another to take money directly from the wallets of citizens. Should Ottawa bureaucrats try, every Albertan will be prepared to heed Lougheed’s warning and the province will redeem the errors and the defeats of a century ago29.

The fact is that the Liberal leader [Stephane Dion] has so little understanding of (a) the western psyche or (b) our visceral distrust of any attempt by Ottawa to grab more of our resource revenues than the feds are already entitled to […]30.

La liste de ces récriminations albertaines plus ou moins teintées de concessions à la canadianité pourrait s’allonger indéfiniment. Outre la construction sémantique du Canada central présenté comme convoiteur malvenu des richesses de l’Alberta, on peut percevoir aisément les bénéfices de la distance identitaire malgré les protestations d’appartenances à la famille canadienne. Dans la même optique, Robert et Tamara Seiler réfèrent plutôt au discours du régionalisme de l’Ouest comme discours de résistance, ce qui n’en est pas moins conséquent par rapport au terme de décanadianisation.

Regionalist discourse can be seen as a strategy of resistance vis-à-vis the nation: but it is also a product of the nation and it resists other meanings such as nationalism, feminism, class, ethnicity or race. As well, regional-local discourses relate in a complex even paradoxical way with colonialism and with the global economy31.

Ainsi se divisent les représentations caricaturales du cowboy, utilisées de part et d’autre dans les journaux des deux camps. Ces représentations oscillent d’un côté entre la revendication de la différence radicale d’une société éminemment distincte et fonctionnant selon son propre ethos et, du côté de l’opposant, la représentation condescendante mais fascinée du cowboy comme un béotien à l’altérité irréductible doté d’un individualisme matérialiste ne serait pas éloignée de faire de lui un « ennemi de la Confédération32. »

Cette dernière perception cependant pourrait être logée à l’enseigne de la contre-productivité non pas tant de la décanadianisation en tant que telle liée à l’allégorie western comme lecture partielle du récit du pétrole, mais par une perception du cowboy comme effectivement relevant encore de la non-civilisation, comme échappant aux règles de la polis dans la mesure où il ne pourrait pas, plutôt qu’il ne voudrait, les comprendre. On relève le rattachement aux paradigmes de la Frontière de l’Ouest33—promesse de recommencement, liberté et indépendance (ou leur illusion) insoumission, audace, autosuffisance, esprit d’entreprise, capacité de réalisation et d’innovation—qui fonctionne ainsi selon le mode du chiasme. On a déjà noté à plusieurs niveaux sur le plan des représentations identitaires pan-canadiennes, que l’on a historiquement opposé à cette caractérisation frontalière américaine une conception de la Frontière canadienne régulée par la loi de l’Empire britannique et l’ordre incarné par la Gendarmerie royale du Nord-Ouest. Or, comme on l’observe, s’il est bien une férule devant laquelle l’univers propre à l’exploitation pétrolière se cabre c’est celle des régulations gouvernementales, comme l’a démontré l’instauration du National Energy Program, érigé en cataclysme dans la psyché collective albertaine. Il n’en reste pas moins que l’identité du cowboy peut se poser comme supériorité éthique pour les uns (et il est clair que c’est le cas dans le récit de Foster) et lacune cognitive pour les autres, dans une certaine saisie de l’Alberta par le reste du Canada où continueraient de s’opposer les préceptes d’un idéal social-démocrate policé et l’ordre indompté de l’individualisme assumant ses risques après avoir coupé les ponts.

Il est clair que de tels développements analytiques et leurs conséquences idéologiques sur la mise en récit (d’un seul court épisode, il est vrai) de l’histoire du pétrole sous les termes de l’allégorie western ont échappé à l’auteur Peter Foster. On peut avancer qu’il s’est emparé de cette représentation du contexte pétrolier albertain en raison de la grande disponibilité de cette thématique véhiculée d’abondance par la culture populaire et, bien sûr, par l’attachement traditionnel des Albertains eux-mêmes à cette image dont la plus spectaculaire valorisation reste évidemment le célèbre Stampede de Calgary, présenté sans réserve aucune par les Calgariens comme « The Greatest Outdoor Show on Earth », le plus grand spectacle en plein air sur terre. Foster par ailleurs remarquait qu’au tournant des années soixante-dix, beaucoup des riches oilmen de Calgary se doublaient de propriétaires de ranchs prospères s’étalant dans la vallée de la rivière Bow, ce qui leur permettait d’afficher les deux identités professionnelles comme inévitablement complémentaires. Il était en quelque sorte naturel que l’auteur s’empare des métaphores autorisées par une telle transposition culturelle dans le cadre d’un ouvrage qui avait comme but, ne l’oublions pas, de rendre compte du boom pétrolier dans cet endroit où s’inscrivait toujours pour le reste du Canada une altérité à la séduction indéniable. Mais l’utilisation de l’allégorie western ne se limite pas à cette seule stratégie de résistance aux édits métropolitains que l’on tâchait de renvoyer tant bien que mal à la non-pertinence du non-lieu34. Et il convient d’en examiner d’autres corollaires identitaires imprimant leur logique propre aux représentations collectives issues de la possession des ressources pétrolières.

Construction de soi et des autres

À l’avantage d’une décanadianisation (ou d’une résistance à la canadianité, si l’on craint le radicalisme du terme) impliquée par le recours identitaire au cowboy dans les questions de l’énergie, se joint non seulement le gain secondaire d’une représentation de Soi comme échappant (du moins partiellement) aux termes de cette canadianité exigeant le partage des richesses au sein de la Confédération ou affichant son droit à l’ingérence des affaires albertaines mais aussi d’une représentation de l’Autre comme adhérant à la singularité des règles de conduite répréhensibles.

Rappelons les paramètres identitaires associés au concept de la Frontière : recommencement, innovation, liberté, audace, autosuffisance, esprit d’entreprise35. Ainsi, en 2002, un numéro spécial d’un magazine d’affaires albertain, Alberta Venture, promouvant les activités pétrolières du Nord, puisait sans complexe dans ce mythe :

Whatever Alberta is called, it has through time and experience become a sophisticated outlaw, a place where pedigree is unimportant and where migrants are encouraged to reinvent themselves, attracting a melange of characters, from religious groups to mad scientists to crazy stock promoters to mall builders36.

Ainsi est interprété dans son intégrité l’esprit du mythe, tout particulièrement dans la valorisation de l’insoumission aux règles où la sanction de la loi est déplacée dans l’ordre du facultatif, autre accroc, soit dit en passant, à une conception historique de la frontière canadianisée comme justement un lieu d’ordre s’opposant à l’anarchie de la frontière américaine. Cette thèse de l’opposition entre les deux concepts est bien synthétisée par la chercheuse Gail McGregor :

It also accounts for the evident fact that in Canada the culture hero is not the gun-slinger, triumphing over opposition by a demonstration of natural powers and anarchistic individual will, but rather the Law itself: impersonal, all-embracing, pre-eminently social. This is the ultimate difference between Canada and the United States: not life, liberty and the pursuit of happiness, but peace, order and good government are what the national government of Canada guarantees37.

Dès lors, la représentation de Soi (character) d’abord dé-canadianisée se construit par valorisation d’une éthique où on ne se reconnaîtrait pas de maître et où aucune voix extérieure n’aurait d’influence sur la conduite à suivre. On voit clairement les bénéfices d’une telle construction identitaire lorsqu’elle est appliquée aux conflits fédéraux-provinciaux concernant l’usage des revenus du pétrole albertain. Plus encore, l’Albertain (de vieille souche ou d’arrivée récente) est défini comme n’ayant pas de passé, comme dépourvu d’un récit social (pedigree) hors de l’univers de la Frontière : ainsi sont neutralisées, voire annihilées, des compétences établies et reconnues à l’extérieur du territoire frontalier—façon assez directe d’affirmer que ce qui a pu fonctionner là-bas ne marchera pas nécessairement ici, et qu’il n’y a plus de référence possible avec l’univers d’avant. Dès lors, l’Autre qui n’accepterait pas de s’intégrer à ce qu’il faut bien appeler l’albertanité est indirectement repoussé dans l’inaptitude, puisque rien de ce qu’il aurait accompli auparavant ne pourrait être reconnu dans l’ici.

Notons cependant que l’Albertain insoumis, s’installant dans les franges de l’anarchie où l’absence de règles trop rigides lui permet d’en mieux jouer pour tirer partie de toutes les occasions d’affaires audacieuses qui s’offriraient, n’en refuse pas moins d’assumer totalement l’image d’un non-civilisé que le reste du Canada lui a régulièrement accolée avec un plaisir malin. Il faut retourner au texte du politologue Roger Gibbins pour mesurer à quel point l’accusation d’inculture soulevée par le Canada central au sujet de l’Alberta touche un point sensible de sa construction identitaire :

For example, western resistance to the constitutional recognition of Quebec as a “distinct society” taps the belief that Central Canadians fail to acknowledge the cultural life and vitality of the West. In short, Western Canadians are prone to say “if you are not going to recognize the cultural richness of our region, then I’ll be damned if I will acknowledge that Quebec is distinct, different or special.” More generally Western Canadians suspect that Quebec’s insistence on protecting its culture is a backhand slap at the West, where it is assumed there are no cultural values to protect38.

Il faut donc présenter l’Albertain, d’une part, comme échappant aux contrôles institutionnels et, d’autre part, comme étant non seulement rattaché aux règles de la civilité sociale mais comme les ayant même davantage raffinées, d’où l’insistance sur la « sophistication » du quasi-aventurier, du moins dans la logique du texte d’Alberta Venture précédemment cité. On conviendra que ce désir d’afficher un certain raffinement, quelle que puisse être sa définition possible, n’est pas suffisant pour établir une claire distinction culturelle albertaine; aussi faut-il la lire comme la nécessité de préciser que, si l’homme de la Frontière refuse les règles, ce ne serait pas faute de les connaître et de les reconnaître dans leur extension vers la socialité. Cependant, on saisit aisément en quoi cette précision à saveur antithétique (hors-la-loi/raffinement) est surtout affichée en réponse à un contre-discours du Canada central qui nierait à l’Ouest toute prétention à la civilité. Sous cet aspect de la revendication proprement culturelle, le Soi de la Frontière est tout à coup devenu l’Autre de l’Autre. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire le commentaire qui suit, issu du même numéro spécial d’Alberta Venture : « These are the images attached to Alberta: fists and bottles and blue-jeans, horses and hailstones and half-ton trucks. No wonder visitors from Toronto express surprise at the number of sidewalk cafés, theatres and black-tie galas39. » Il y aurait matière à débattre sur le fait que la présence de cafés-terrasses, de théâtres et de galas à smoking soit la garantie d’une véritable vie culturelle, mais une telle énumération est le signe indéniable du désir de la reconnaissance, au sens bourdieusien du terme, de ses manifestations. Notons aussi que ces signes de la « culture » restent de l’ordre de la consommation ostentatoire plutôt qu’elles ne reflètent une sensible distance intérieure, signe d’une fracture productrice d’un véritable discours culturel, ce qui ne veut nullement dire que cette fracture est inexistante dans la psyché albertaine40. L’insistance sur la « culturalité » albertaine, en laquelle les familiers des théories de Pierre Bourdieu reconnaîtront les formes lancinantes de l’allodoxia, n’en reste cependant pas moins le signe d’une faille sensible dans la construction du Soi qui, tout à coup, serait obligé de tenir compte du regard de l’Autre dont il cherche pourtant à nier la pertinence éthique.

Revenons cependant au texte définitoire initial : « where migrants are encouraged to reinvent themselves ». L’invitation à la réinvention de soi vient non seulement conforter la non-pertinence des expériences antécédentes selon les paradigmes du recommencement propre à la Frontière, mais elle indique également sans ambages la nécessité de se défaire jusqu’au souvenir de cette identité antérieure. L’homme de la Frontière se veut dans une certaine mesure amnésique, encore qu’il est clair que cette amnésie reste éminemment sélective. L’amnésie, dans le cas de la réinvention identitaire, s’adresse surtout aux contraintes de la tradition, aux habitus précédents qui sont posés maintenant comme nuisance à l’intégrité des recommencements et à l’éventail des possibles. Le nouvel arrivant est sommé d’afficher illico l’éthos frontalier où tout ne serait que conjoncture prometteuse et chance offerte n’attendant que son preneur41. De ce fait, le Soi albertain est dépeint comme dynamisme et action, sujet au sein des transformations dont le résultat ne saurait être qu’un succès. Le contrecoup d’une telle représentation est de suggérer indirectement que le lieu central, la métropole, quelle que puisse être sa réelle position géographique, a été plutôt perçu comme point d’inertie, qu’il a épuisé ses promesses et qu’il fait figure d’entropie peu favorable à la créativité et, précisément, à l’invention. De fait, il est possible de lier à cette représentation de Soi comme mouvement perpétuel la nette perception du Canada central comme point d’une passivité privée d’avenir, mais néanmoins exigeante en ce qu’elle aurait encore le droit de tirer profit des bénéfices énergétiques de l’Alberta. À celui qui peut se réinventer dans l’immédiateté de l’action s’oppose la goule à la fois avide et inerte du ROC, « Rest of Canada », prétendant à sa part des bénéfices au nom d’une identité collective dont l’homme de la Frontière cherche précisément à se détacher. Ainsi est projeté sur l’autre le manquement à une éthique de l’effort : le Canada central ne peut faire l’effort d’une réinvention, il est arrêté dans le déterminisme de son histoire entropique, et son immobilisme ne lui saurait mériter le partage des bénéfices de l’exploitation pétrolière. Ne s’aidant plus lui-même à sa transformation, le ROC ne saurait plus être aidé, et il devient logique de l’abandonner (migrants) ou de délaisser ses traits culturels ou identitaires qui ne trouvent plus d’adéquation au réel (reinvent).

Le reste du paragraphe mérite tout autant d’être retenu dans cette tentative de cerner l’identité albertaine élaborée au fil des péripéties de son exploitation pétrolière : « attracting a melange of characters, from religious groups to mad scientists to crazy stock promoters to mall builders. » La référence aux groupes religieux reste importante ici pour la compréhension de ce qu’il est convenu d’appeler « Western alienation », l’aliénation de l’Ouest, mais obligerait à une digression trop importante par rapport aux objectifs de cette étude. Indiquons seulement pour l’instant qu’une composante sociétale appréciable de l’identité albertaine est issue du fait que de nombreux groupes religieux minoritaires sont venus s’y installer depuis le début du vingtième siècle pour y ouvrir des communautés rurales échappant aux hégémonies anglicanes ou mêmes catholiques, dans un esprit lui aussi de recommencement qui n’est pas sans évoquer à son tour le syndrome de la « terre promise ».

Mais plus remarquables encore sont les précisions « mad scientists to crazy stock promoters » : la folie ou la déraison, soit dans le domaine de la recherche ou dans celui des affaires, devient l’objet d’une axiologie positive. Le fait est que l’ouvrage même de Foster fait la part belle à des descriptions admiratives d’acteurs plus ou moins excentriques ayant joué un rôle majeur sur la scène historique du pétrole albertain, tels Bob Blair, Jack Gallagher ou Maurice Strong. Ce qui paraît le plus admirable dans l’esprit de Foster, reflétant par ailleurs l’appréciation collective albertaine, est la capacité de prendre des risques qu’on ne saurait qualifier de « calculés ».

Even the most skilled searchers for petroleum spent most of their time being wrong. When it comes to wildcat exploration drilling in Western Canada, there has traditionally been less than a one in ten chance of hitting commercial oil or gas42.

Il y aura à établir plus tard une poétique de la chance dans le discours du pétrole albertain, mais le fait est que la Frontière est le lieu privilégié où s’exerce le hasard, puisque les règles habituelles comme point de repère ne jouent plus. La « folie » présumée des chercheurs ou des investisseurs exprime ainsi une tabula rasa des règles antécédentes de la prudence mesurée ou de la légitimation rationnelle d’un développement technologique. Le résultat de toute démarche, de tout investissement est imprévisible et ne relève pas, dans l’instant, d’une téléologie établie. Comme l’indique Foster, nombre d’activités dans le domaine pétrolier sont en fait de l’ordre du pari : tout le secteur économique qui s’y rattache est logiquement lui-même conditionné par le même esprit de jeu fébrile qui ne peut être rationalisé. L’extravagance (extra vagans, de vagari, s’écarter de la voie, errer) ne peut être que de mise dans un univers fourmillant de potentiel et de risques proportionnels aux résultats. La sanction finale du succès ou de l’échec prend parfois une importance relative dans la mentalité albertaine, historiquement conditionnée par un cycle d’alternance entre périodes de prospérité et dépressions profondes. Quelque chose de la Ruée vers l’or du Klondike subsiste dans l’éthos albertain : si la richesse subséquente à un risque pris est appréciée à sa juste mesure, le grandiose du risque lui-même participe d’une esthétique du dépassement, de l’exigence de la conquête, du refus de l’inertie. Dans cette optique, la « déraison » comme refus de l’inertie est exaltée au rang de vertu, d’autant que son éventuelle récompense—à savoir des dividendes alléchants, aussi fortuits puissent-ils être—sera vue comme une confirmation rétrospective du bien-fondé du risque déraisonnable. La contingence est ici réactivée en légitimation après-coup de la déraison initiale, procédé que l’on a pu également détecter dans les récits de l’énergie propres au Québec : la folie devient alors nécessité justifiée par le résultat. L’esprit de la Frontière n’aime pas la timidité, et tout invite le nouvel arrivant à se dépasser dans l’imaginaire et à accueillir l’aléatoire pour en tirer parti. Ici aussi, la valorisation de la déraison (voire du délire) dans l’entrepreneuriat construit par ressac une image de l’Autre : le Canada central est dès lors timoré en affaires, fonctionnant selon des jalons et des balises ordonnés dont le résultat ne peut être que mitigé—étant donné ce qui est perçu par l’Ouest comme le déclin économique de l’Est43. Ajoutons à cela que la « folie » a aussi le mérite d’être insensible aux raisons de la raison, ce qui est un paradigme constant dans les discours de l’énergie, autre renversement axiologique appréciable par lequel l’entêtement envers et contre tous porte ses fruits indéniables. L’amnésie frontalière se double donc d’une surdité fructueuse, malgré les fréquents démentis de la contingence historique dont le plus retentissant fut sans conteste la récession des années quatre-vingt en Alberta. Amnésie, surdité, déraison. D’une certaine façon, le frontalier albertain ne conteste pas le discours de l’Autre : il l’efface de sa mémoire en lui transposant d’autres pertinences. Du même ordre de l’efficacité maximale dans le refus des propos raisonnables de l’Autre, la surdité de la déraison fait l’économie radicale d’un argumentaire rationalisant.

L’inventeur met au point les nouvelles technologies spectaculaires des sables bitumineux par réchauffement44, le géologue s’occupe à explorer le désert nordique et à déchiffrer les caprices des rocs, l’excavateur perce obstinément des puits secs dans l’espoir de trouver la prébende, le promoteur immobilier achète à grands frais prairies et pans de montagnes pour les revendre avec plus de profit encore, l’investisseur à la Bourse parie sur telle compagnie affaiblie pour en prendre le contrôle. L’ouragan Katrina en septembre 2005, événement aléatoire s’il en fut, remplira directement les coffres de l’Alberta en entraînant une hausse subite des prix du pétrole, comme toute spéculation entourant la politique au Moyen-Orient ou comme tout soupçon intermittent de la réalité du pic pétrolier (Hubbert’s Peak). Dans la même optique, toute secousse internationale, tout remous du marché global a une influence plus sûre et plus directe sur les revenus de l’Alberta que n’importe quelle directive d’Ottawa. La folie pétrolière, imprévisible, prometteuse de réussites grandioses comme d’échecs retentissants, ne saurait davantage être à l’écoute des raisons du marché, dont on préfère oublier qu’elles peuvent la rattraper en temps venu. L’industrie pétrolière est à elle-même sa seule référence et l’identitaire albertain se décalque sur cet état de choses : il ne peut suivre que sa propre voix et que s’engager selon son propre instinct dans l’imprévisible. Les paroles de l’Autre, sa prudence, son désir de prévoir n’ont plus d’à-propos au sein des possibles haletants de la Frontière. Mieux vaut alors ne plus les répéter, ni même s’en souvenir.

Mâlitudes

Face it. The west is male. Masculine. Manly. Virile. Not that it had much choice […]

—Aritha van Herk

L’allégorie western appliquée à une historiographie du pétrole et actualisant l’identité albertaine sous les traits du cowboy aborde bien sûr la question non pas d’une mutation identitaire proprement dite, mais de l’incontestable domination d’un trait particulier de cette identité, la masculinité. Cette masculinité propose un modèle de représentation qui, comme le reste, est générateur d’avantages dans le rapport avec l’Autre comme il est aussi, dans une moindre mesure, indicateur de certaines anxiétés impondérables dans une conception du Soi collectif aussi dépourvue d’équivoques. À cet effet, rappelons d’abord que l’homme de la Frontière, et nous disons bien l’homme, fonctionne en termes représentationnels selon la dichotomie authentique/artificiel. Robert et Tamara Seiler précisent : « The West as a paradise fit for “natural man,” forever lost to barbed wire and machinery, the land of an idealized past. It also embodies a related opposition, that is authentic/artificial45. » Et l’écrivaine calgarienne Aritha van Herk de renchérir par la tautologie : « In the real West, men are men, and life a stern test of man’s real attributes46. » À la liste des stéréotypes par lesquels le Canada central semble percevoir les citoyens de l’Ouest, Roger Gibbins ajoutait cette spécification éloquente : « Western Canadians see themselves as closer to the natural environment; they are more likely than “effete Easterners” to enjoy the rugged outdoors47. »

Oppositions conceptuelles, tautologies malicieuses et renvois à l’artificialité de la culture métropolitaine dressent, on le voit, les grandes lignes d’une sur-virilité de la Frontière dont les signes nécessaires et suffisants ont envahi, entre autres, le livre de Foster. Cela, cependant, sans cette distance salvatrice par où pourrait s’immiscer une interrogation sur les implications précises d’une telle valorisation de la masculinité dans les représentations identitaires albertaines, représentations par ailleurs pleinement « reconnues », à défaut d’être minutieusement analysées par le Canada central. Outre les comparaisons des hommes politiques albertains avec les Clint Eastwood ou John Wayne, l’ouvrage de Foster est parsemé de descriptions des aventuriers du pétrole, ayant joué un rôle majeur dans les développements pétroliers des années cinquante à soixante-dix, suivant les traits valorisés de la virilité western.

The hard working men who run the company were trained as engineers, lawyers, geologists and accountants. Their struggle up the corporate hierarchy was undertaken in order to run a big company, not fight an ideological war of words […] (p. 57)

Armstrong reportedly used to be the model of a two-fisted, hard-drinking exploration man […] (p. 60)

Brent Scott, a Gulf man destined to take over the presidency of Syncrude, grabbed Getty by the arm. Both are big men. There was a moment of tension. But then, Scott let go and Getty left. (p. 83)

Blair, who is by nature a shy man, looks like the improbable combination of a gladiator and an absent-minded professor. Grim, stocky—almost threatening. (p. 107)

Of all the shapes and sizes in which Calgary’s gas finders come, J. C. Anderson perhaps most looks the part. Tall and beefy, he appears like the model of the rough and tough drilling man. (p. 221)

Masters and Jim Gray, Hunter’s executive vice-president and co-founder of the company, could easily be brothers. Squat and muscular, both with short-cropped sandy hair, they look like the sort of men it would be wiser not to get involved with in a bar-room brawl. (p. 201)

Frank McMahon was a giant among oilmen.[…] Handsome and profane, this hard-drinking, two-fisted entrepreneur […] (p. 189)

La fréquence de telles précisions descriptives est en concordance avec une particularité symptomatique de la Frontière à la fois comme concept historique et mythe littéraire : il s’agirait ici de l’écart notable entre le ratio homme-femme dans une communauté donnée qui serait un indicateur du degré de « frontalité » de cette société48, comme ce fut le cas par exemple en Nouvelle-France. Non pas que cette disproportion démographique soit une réalité albertaine contemporaine, mais elle s’exprime avec constance au niveau des traits identitaires relatifs au pétrole le premier exemple de la métaphore des blue-eyed Arabs étant clairement opératoire sur ce point. L’usage de cette expression avait pour premier effet de gommer la composante féminine de l’identité albertaine, et par conséquent de masculiniser l’Alberta tout en féminisant par ressac le Canada central, le renvoyant à une impuissance symbolique ouverte à tous les potentiels de contrainte économique ou de soumission politique.

Les descriptions des hommes du pétrole selon les stéréotypes habituels de la virilité ajoutent à la lisibilité idéologique de l’allégorie western appliquée aux récits du pétrole. Elle établit avec assiduité les traits d’une masculinité qui ont leurs conséquences sur les représentations identitaires de l’Alberta en tant que déterminées par les Albertains eux-mêmes et abondamment fantasmées par le reste du Canada. On n’a à cet effet qu’à se rappeler la page frontispice de ce numéro de Maclean’s où l’Albertain proposé en caricature l’est sous les traits d’un homme aux épaules puissantes et à la silhouette virile accentuée précisément par le port d’une boucle de ceinture western d’un diamètre imposant.

Le premier trait de cette masculinité omniprésente et exaltée, telle qu’illustrée dans le cadre des descriptions de Foster, reste le potentiel de violence physique qui doit être immédiatement décodé dans l’inscription corporelle de ces hommes qui dirigeaient les destinées de l’industrie en ces années de l’âge d’or pétrolier. Les hommes doivent être « two-fisted », munis de deux larges poings, et doivent savoir boire sec, afficher un aspect menaçant doublé d’une capacité d’agression physique à la constante recherche de son objet, si ce n’est de son prétexte, comme le montre l’épisode Getty. Il faut d’ailleurs remarquer que le prétexte de l’agression, si la virtualité de l’agression est toujours présente, voire tangible, est généralement refoulé dans la non-représentation, et de ce fait doté d’une disponibilité protéiforme. Les potentiels de violence masculine pétrolière métaphorisés par la bagarre de bar soulignent le caractère incontrôlable de cette violence, lui conférant ainsi une volatilité qui, elle aussi, se pose comme expressément organisée selon ses propres règles, auxquelles l’Autre ne peut que se soumettre. Il est évident que cette violence métaphorique ne saurait trouver de correspondance concrète au niveau des transactions pétrolières, mais il est clair qu’elle s’inscrit dans l’ordre du désir de vouloir réduire ces transactions à confrontation physique, éliminant ainsi les risques inhérents à la casuistique de tout dialogue. Foster rend bien compte de ce fantasme viril de l’élimination du discours : « not to fight an ideological war of words », où l’échange et ses subtilités seraient idéalement remplacés par la médiatisation plus efficace de l’intimidation physique, en meilleure congruence avec l’univers frontalier.

Car, si on s’en tient à cette dichotomie initiale authentique/artificiel qui rend compte du mythe fondateur de la Frontière, il va sans dire que le potentiel de violence physique liée à l’image du cowboy et la valorisation de ce potentiel se placent du côté de l’authenticité et du réel. Est refoulé alors dans la région de l’inauthentique le discours, et plus précisément le discours de l’Autre. La surdité du vrai homme de la Frontière serait en fait plutôt une conséquence de sa grande méfiance envers la parole, laquelle risque d’imposer une dialectique affaiblissant le caractère nécessairement manichéen de l’échange. L’image du cowboy dont les poings remplaceraient la rhétorique vient donc à point nommé pour instaurer de façon insistante une forte polarité, qui ne peut être entendue que dans la métaphore d’une lutte dont les termes sont contrôlés par l’idéal d’une virilité indéniable et triomphante. C’est ainsi que, au nom de cette masculinité hégémonique caractérisant l’identité fantasmée de l’Alberta, la femme politique canadienne Belinda Stronach—traitée de « putain, salope, blonde stupide et dipstick (idiote)49 » à la suite de sa défection du Parti conservateur au profit du Parti libéral fédéral en juin 2005—fut invitée, devant ces insultes d’un sexisme troublant, à les « encaisser comme un homme », ce qui sous-entendait se taire et faire taire également les bruyantes voix féministes qui protestaient d’un tel traitement. Nous tenons à préciser que l’auteur de cette recommandation était une femme. Cet épisode anecdotique pourrait donc se lire comme un symptôme patent de la ténacité (et de l’efficacité) d’une telle construction identitaire dans le discours populaire albertain. Il est d’ailleurs à remarquer que cet hallali échappait curieusement à la conception secondaire d’une masculinité de la Frontière qui imposerait la protection « de la veuve et de l’orphelin » ou la défense d’une vulnérabilité attaquée, ce qui illustre aussi qu’en dépit de sa prégnance, ce discours particulier reste éminemment de l’ordre de l’idéologie comme gommage des contradictions. On ne saurait trop s’en étonner.

Théâtralités et malaises

Puisque surgit ici la question des contradictions inhérentes à toute logique identitaire, on ne saurait passer sous silence l’aspect potentiellement délicat de la performabilité de l’identité du cowboy proposée comme métaphore des discours énergétiques. Tout lecteur tant soit peu attentif du livre de Foster ne saurait ignorer la dimension de ses représentations masculines comme performance et comme élément intégral d’une action théâtralisée, comme c’est le cas particulier du petit épisode entre Gordon et Getty que nous avons cité. Par la théâtralisation des identités masculines ainsi représentées, où est toujours suggéré le potentiel de la violence salvatrice permettant d’échapper au discours, nous entendons cette distance par laquelle s’immisce la sur-signification de la masculinité de la Frontière. Cette sur-signification de l’actant masculin (le oilman, le roughneck, le driller) va bien sûr de pair avec la performabilité inhérente à toute représentation de l’énergie qui ne peut être précisément suggérée qu’en tant que performance, et en tant qu’action.

Mais pour citer Patrice Pavis, le cowboy comme actant d’un récit de l’énergie, et tel que particulièrement saisi par Foster dans quelques scènes, se situe dans cet espace barthésien où

[…] c’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage intérieur50.

Cette absence de texte pourrait correspondre au parti pris de silence de l’homme de la Frontière qui favorise alors l’épaisseur des signes pour rendre compte de son récit. Il faut à cet égard garder à l’esprit que l’univers du western, de la Frontière, a d’abord été diffusé, voire reconstruit justement dans la théâtralité obligée du discours cinématographique : rappelons que Foster évoque Clint Eastwood et John Wayne. On ne saurait nier d’autre part que le Stampede de Calgary, comme symptôme d’une nostalgie inapaisable, fonctionne précisément dans l’épaisseur de ses signes où on l’en aurait perdu fortuitement le texte d’origine, à savoir l’entreprise de dépossession des peuples des Premières Nations qui est la genèse de l’Alberta, comme elle fut celle du Canada. Mais pour revenir à la représentation du cowboy lui-même comme rendant compte de la masculinité albertaine, sous les traits duquel sont abondamment dépeints les politiciens albertains dans les caricatures de journaux, on peut suggérer que sa sur-signification, sa théâtralisation même, instaurent cet espace signifiant entre acteur et personnage qui laisse soupçonner un malaise dans la polarisation originelle de la Frontière entre authentique et artificiel. Si l’homme de la Frontière est si authentiquement masculin, pourquoi alors ce besoin de confirmer compulsivement les signes de cette masculinité par la théâtralisation de ses représentations, outre le bénéfice appréciable de neutraliser la parole de l’Autre par le silence ?

L’artificialité est clairement du côté de la théâtralisation et remet en question la nature « authentique » de l’homme de la Frontière. Serait-ce à dire que sa masculinité basée sur cette représentation privilégiée est aussi à risque de basculer dans l’inauthentique ? Les travaux de Roderick McGillis sur les représentations particulières de la masculinité des cowboys dans la culture populaire permettent de projeter un éclairage singulier sur ces images en tant précisément que distanciation paradoxale par où s’immisce la remise en question de la représentation. Cette remarque du chercheur ne contredit certes pas les descriptions pourtant admiratives de Foster sur la virilité menaçante de ses oilmen : « The cowboys are short-sighted, insular, anti-social (for all their protection of social values), anarchic, immature51. » L’expression « lone wolf » vient ainsi régulièrement sous la plume de Foster lorsqu’il s’attache à décrire maints acteurs de la scène de l’énergie albertaine dans les années soixante-dix. Ajoutons que, précisément, les traits de courte vue, d’insularité, d’anti-socialité et d’immaturité politique restent des reproches que l’on adresse régulièrement à l’Alberta contemporaine dans sa façon de traiter les questions énergétiques et ses conséquences économiques : refus de l’accord de Kyoto, développement urbain incontrôlable, gérance anarchique des profits du pétrole, refus rageur des paiements de péréquation fédéraux, remise en question désinvolte de la place de l’Alberta dans la Confédération, négation même devant l’évidence des dommages environnementaux et sociaux causés par l’exploitation des sables bitumineux. Les traits négatifs du cowboy servent ainsi à représenter toute la persona de l’Alberta et à légitimer son discours d’appropriation sans conteste de ses ressources. Mais, au-delà ou en sus de la métaphore comme stratégie représentative, on sent que la théâtralisation de la masculinité western détourne du réel cette masculinité hégémonique, puisqu’il faudrait ironiquement toujours en montrer plus.

On touche ici à un point particulièrement sensible de l’identitaire albertain, si on garde à l’esprit que l’Alberta reste la seule province canadienne à avoir voulu protester contre l’inclusion des homosexuels et lesbiennes dans la Charte des droits de la personne, jusqu’à menacer d’évoquer la clause nonobstant. Il est malaisé de nier l’existence d’un certain climat d’homophobie régnant en Alberta, dont les manifestations surgissent régulièrement dans le discours social ambiant, plus particulièrement devant la question du mariage homosexuel, par exemple; mais cette homophobie va de pair avec, on le sait, une conception patriarcale de la société dont la masculinité hégémonique est l’assise de base.

Patriarchy is founded in part on misogyny: homophobia is inextricably linked to patriarchal fear of any expression of effeminacy in men. This hatred of effeminacy is intimately bound with patriarchal devaluation of anything feminine. It becomes nearly impossible to divorce the extent to which the representation of gay male sexuality—at least as a source of titillation to heterosexual men—is about hatred of effeminacy52.

Plusieurs éléments permettent ici de reconsidérer le recours à la sur-signification des représentations de la masculinité pourtant hégémonique de l’Alberta, et particulière au livre de Foster. La théâtralisation (et le recours de l’imagerie de la Frontière et du cowboy en est une manifestation) fonctionnerait moins comme espace de distanciation ludique que comme écran servant à parer une indubitable angoisse homophobique face à l’indéniable séduction de ces représentations. L’impression de sur-virilité qui se dégage des descriptions des Bob Blair, Don Getty, Peter Lougheed, Jack Gallagher, tous ces hommes qui présidaient aux destinées de l’Alberta pétrolière, place en fait le destinateur, plutôt que la destinatrice, dans une position ambiguë de voyeur, puisque précisément le lectorat d’un tel ouvrage n’est pas conçu comme étant féminin. Donnons-en un exemple supplémentaire : « Only the crushing handshake—which has obviously rearranged a few metacarpals in its time53. » La théâtralisation fonctionnerait sur le récepteur à deux niveaux : d’abord insister sur les traits mêmes de la masculinité par le biais du mythe de la Frontière afin, comme dirait Barthes, d’éliminer les errances du signe. Il faut lire la plupart des scènes du livre de Foster comme un western, avec les lois inhérentes au genre. D’autre part, la théâtralisation ayant créé ainsi la séduction homosociale (il convient de remarquer que l’ouvrage de Foster ne fait mention d’aucune femme), il s’agit maintenant de la contrer par l’interdiction même de proposer des signes de féminisation, interdiction dont la radicalité laisse soupçonner la virtualité d’un regard désirant mâle, le destinateur, sur la virilité mâle elle-même. S’il est permis d’évoquer ici Marcel Proust, on ne peut que songer au personnage du baron de Charlus dont l’écrivain précisait que son malheur était bien de ne pouvoir éprouver d’amour pour un autre inverti, mais bien plutôt pour des hommes qui ne l’étaient pas. Ce regard désirant est à la fois celui qu’il faut susciter et celui dont il faut neutraliser tous les potentiels.

Plus encore, on se souviendra que le Sheik aux yeux bleus (blue-eyed sheik) consolide l’Albertain dans son incarnation de mâle séducteur et autoritaire, dont il a les prérogatives : par ressac, l’Autre est ainsi devenu féminisé, passif, soumis, et potentiellement ouvert à tous les abus. Ici encore, il vaut la peine de remarquer les occurrences de la métaphore du viol sous la plume de Foster.

Toronto-based TransCanada had, since it stormy birth in 1956, been seen as a conspicuous symbol of the rape of the West by eastern Canada. (p. 177)

Needless to say, the takeover once again attracted cries of indignation from the industry, although Phillips’ willing sell-out made it somewhat more difficult to cry “rape”. (p. 161)

However, for many of Arcan’s management and employees, PetroCan’s takeover amounted to rape. (p. 153)

The rather quaint phraseology was reminiscent of turn-of-the-century courtship procedure, but as far as Husky was concerned, what was about to happen was attempted rape. (pp. 123–24)

La métaphore du viol pour exprimer la dépossession en termes de prise de contrôle de compagnies pétrolières ne peut que constituer un symptôme supplémentaire d’une vision particulière des récits du pétrole comme domination d’abord sexualisée selon les termes de la masculinité hégémonique. On a vu, dans les occurrences précédentes, que l’Ouest canadien en particulier est présenté comme la potentielle victime de la domination de l’Est. Dès lors, l’usage même de la métaphore sexuelle pour exprimer un des paradigmes traumatiques de l’Alberta—à savoir être utilisée au profit du Canada central—illustre la prégnance de cette imagerie sexualisée, typiquement issue de la domination masculine, mais aussi de l’ambivalence devant la virtualité d’être à son tour l’objet de cette violence. L’homophobie particulière aux milieux à masculinité dominante, comme peut l’être celui de l’industrie pétrolière par exemple54, prend alors la figure plus claire de l’anxiété difficilement contrôlable, mais ayant aussi sa part obscure de séduction, d’être potentiellement l’objet d’une agression symbolique ou réelle. Tout se passe comme si était renversé cet axiome de Pierre Bourdieu selon lequel « l’acte sexuel est décrit comme rapport de domination55 » et que l’on pouvait établir que, dans une certaine dimension des récits du pétrole, les rapports de domination auraient tendance à plutôt être perçus comme des actes sexuels. Le reste du commentaire de Bourdieu s’oriente alors dans un entendement clair, tout particulièrement par rapport à l’univers anglophone de l’industrie pétrolière.

Posséder sexuellement, comme en français « baiser » ou en anglais « to fuck », c’est dominer au sens de soumettre à son pouvoir, mais aussi tromper, abuser ou, comme nous disons, « avoir » (tandis que résister à la séduction, c’est ne pas se laisser tromper, ne pas se faire « avoir »). Les manifestations (légitimes ou illégitimes) de la virilité se situent dans la prouesse de l’exploit qui fait honneur. Et, bien que la gravité extrême de la moindre transgression sexuelle interdise de l’exprimer ouvertement, le défi indirect pour l’intégrité masculine des autres hommes qu’enferme toute affirmation virile contient le principe de la vision agonistique de la sexualité masculine56.

On ne saurait donner ici une extension trop générale aux singularités des choix représentatifs privilégiés par Foster dans ses récits du pétrole, mais on ne saurait nier non plus les traits de la masculinité exclusive et hégémonique dans lesquels s’encadrent ces récits. Que ce soit par l’imagerie du cowboy ou celle de la sur-virilité théâtralisée, tout indique que l’action liée à l’histoire de l’industrie pétrolière albertaine de ces années peut être comprise dans une historiographie qui les perçoit précisément comme affirmation virile sous-tendant pourtant un certain défi à l’intégrité masculine. Ces facteurs expliquent partiellement l’indéniable séduction exercée sur Foster par les sujets de son récit, séduction amplement relayée par toute une littérature journalistique et promotionnelle sur l’industrie pétrolière en Alberta. D’un côté, la sur-virilisation des représentations masculines amplifiée par la sémiotique du « cowboy » pourrait fonctionner comme le désir de la réassurance qu’on maintiendra cette intégrité masculine qui, à un autre niveau, pourra garantir contre le « viol » métaphorique par l’Autre, quelle que soit la forme que cela puisse prendre. D’autre part, cette même séduction qui ne semble pas être destinée à l’élément féminin assure que les transactions ou les contacts vont s’effectuer à partir des règles du Même, dans une relation en miroir qui fait que le principe de l’intégrité masculine ne peut qu’être mesuré à lui-même, dans cette dialectique anxieuse mais érotique d’un désir qui n’a pas, justement, à prendre ni le risque de la différence ni le risque de sa réalisation. Dans ce contexte, voilà qui donne un relief particulier à cette remarque de Judith Butler : « In other words, disavowed male homosexuality culminated in a heightened or consolidated masculinity, one which maintains the feminine as the unthinkable and unnamable57. »

Il serait plausible alors de lire l’homophobie des milieux de l’industrie pétrolière comme le refoulement exacerbé du risque de voir un désir réalisé dans un univers qui n’a que faire de l’élément féminin. Si ce désir relève certes de l’interdit, il n’en existe pas moins comme un mécanisme de protection contre la différence, à l’intérieur duquel les « objets » éventuels d’agression pourraient plus ou moins consciemment chercher refuge auprès de l’ultime détenteur de l’intégrité masculine inattaquée; faudrait-il ainsi comprendre les représentations de Peter Lougheed et de Don Getty ? Les récits du pétrole se passent entre hommes et tout l’enjeu est en définitive de ne pas se « faire baiser », soit par Ottawa, soit lors d’une prise de contrôle, soit par un concurrent, soit par les caprices du marché. L’hyper-virilité affichée servirait d’assurance interne et extérieure rendant la possibilité du viol inconcevable, alors que paradoxalement, l’appareil déployé pour le contrer exprime bien sa haute potentialité, fonctionnant à la fois comme dénégation, réassurance et défense. Est l’objet d’admiration justement celui qui semble pouvoir éliminer le risque du « viol » pour lui-même et pour les « siens ». Sans doute est-ce cela que l’on demande symboliquement aux dirigeants albertains : et peut-être faut-il trouver là une explication néanmoins partielle de la faible critique opposée au gouvernement conservateur albertain qui règne sans interruption sur la province depuis près de quarante ans, et à qui finalement l’électorat demande de s’assurer que l’Alberta ne soit pas « baisée », l’agresseur en puissance étant traditionnellement et univoquement désigné comme Ottawa. Cependant, l’élection à la tête du pays de Stephen Harper, Calgarien d’origine, qui affirme haut et fort ses affinités avec l’Ouest canadien lorsque cela l’arrange, inscrit ces rapports idéalement oppositionels dans une nouvelle donne. De plus, avec l’élection le 23 avril 2012 d’Alison Redford comme première ministre de la province, on peut aussi avancer que cette image du dirigeant comme devant incarner cette sur-virilité spectaculaire n’est plus favorisée par un électorat plus jeune et plus urbanisé qui, au vingt et unième siècle, n’a que faire de cette icône du cowboy à la masculinité paroxystique qui voit sa pertinence peu à peu effacée par les nouveaux contextes où se déroulent les activités pétrolières contemporaines en Alberta.

Cependant, à un autre niveau, nous émettrons l’hypothèse que la représentation historique de la persona hyper-masculinisée du cowboy va moduler le discours même du pétrole : dans cette visée, on pourra poser que l’argumentaire pétrolier, et de la part de l’industrie et de la part des Albertains, serait d’abord obligatoirement manichéen, polarisateur, évitant les concessions, simplifiant les débats, dessinant un ennemi toujours extériorisé. Comme l’homme hyper-virilisé, ce discours ne doit pas montrer de failles et ne doit pas offrir de possibilités de retour sur Soi. Il est en fait méfiance même du discours, fidèle en cela au mutisme de la Frontière, préférant l’empirisme éprouvé des situations pragmatiques, ce qu’un politologue albertain nous faisait un jour remarquer par cette formule lapidaire : « Il y a du pétrole dans le puits ou il n’y en a pas. » Le discours, comme l’homme de la Frontière, doit être non problématique.

Toutes ces suggestions restent ainsi à vérifier par une analyse plus approfondie. Mais plus encore, il faudra mesurer à quel point cette construction identitaire, censée produire à elle-même sa propre assurance, peut en fait s’offrir à la réappropriation par une instance discursive provenant de l’intériorité même de ce monde pétrolier que l’homme de la Frontière veut percevoir en concordance avec son univers : authentique, aventureux, respectueux de ses valeurs de liberté, d’honnêteté et de dur travail dûment récompensé. Mais, contrairement au contexte des années soixante-dix décrit par Foster, où l’industrie pétrolière était encore illustrée par des individus généralement propriétaires de leur propre exploitation, se dresse maintenant devant ce cowboy albertain Big Oil58, aux intérêts multiples et complexes, aux ramifications multinationales et supranationales dépassant de beaucoup le simple fait albertain. Comment saura-t-il lui parler ? Ou plutôt, l’inverse se pose : comment Big Oil choisira-t-elle de s’adresser à ce cowboy mythique sûr de son fait et de son droit, qui se croit prévenu de tout ?

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L'Alberta Autophage
© 2013 Dominique Perron
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