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L’Alberta autophage : identités, mythes et discours du pétroledans l’Ouest canadien: Chapitre 5

L’Alberta autophage : identités, mythes et discours du pétroledans l’Ouest canadien
Chapitre 5
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table of contents
  1. Remerciements
  2. Introduction
  3. Chapitre 1
  4. Chapitre 2
  5. Chapitre 3
  6. Chapitre 4
  7. Chapitre 5
  8. Chapitre 6
  9. Chapitre 7
  10. Conclusion
  11. Épilogue
  12. Bibliographie
  13. Notes

Chapitre 5

« Avant une semaine … »
ou la Commission de revue des redevances

Avant une semaine, vous mourrez de faim : comment ferez-vous ? […] Je compte sur votre sagesse d’ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi au plus tard.

—Emile Zola, Germinal1

Tout ce que j’ai prédit n’est que trop assuré.

—Racine, Britannicus2

Dans la logique d’un examen des discours pétroliers albertains, cette citation d’un passage bien connu de Germinal, dans lequel Hennebeau, le directeur de la mine, met en garde les mineurs du charbon contre une grève possible, permet de mieux saisir la portée et la valeur stratégique des discours qui seront analysés dans ce chapitre. Cet avertissement, dont les lecteurs de Zola savent qu’il s’est réalisé—les familles des mineurs étant littéralement mortes de faim pendant la grève—paraît condenser le sens des représentations sollicitées par l’exploitation pétrolière et ses aléas, présentées tour à tour par une collectivité voulant rendre tant soit peu concrets les termes de son rapport d’appropriation à cette ressource et par une industrie voulant d’autre part affermir les termes de l’exploitation pétrolière dont elle reste le vecteur obligé.

Pétrole et rhétoriques d’intimidation

La menace de grève des mineurs de Germinal a certes constitué pour Zola l’occasion de déployer sa maîtrise des discours entrepreneuriaux de l’époque, avec leurs clichés, leurs stratégies, leurs divers procédés pour circonvenir les actions des travailleurs et surtout la menace de la « pourriture socialiste » telle que dénoncée par le directeur de la mine. Une convergence semblable d’argumentaires fut offerte à l’analyse par l’instauration en juillet 2007, par le gouvernement conservateur d’Ed Stelmach, nouvellement élu, d’une Commission de revue des redevances issues de l’exploitation du pétrole et du gaz naturel albertains. On se souviendra que la mise en place de cette Commission était en fait une promesse énoncée par les candidats à la chefferie du Parti conservateur de la province lors de la campagne de l’automne précédent. On a vu également que la simple évocation de la possibilité d’un tel retour sur les redevances versées au gouvernement par l’industrie pétrolière avait déjà suscité des réactions agitées de la part de l’industrie, réactions qui, rétrospectivement, n’étaient qu’un prélude aux réponses et aux argumentations dont allait se nourrir la presse calgarienne à la suite de la publication du rapport de la Commission fin août 2007. La tourmente médiatique culmina à la fin octobre lorsque le premier ministre Stelmach annonça la retenue d’une partie des recommandations visant la hausse des redevances pétrolières à la province, que d’aucuns jugèrent trop timides, voire inopérantes, mais que, par contre, l’industrie estima catastrophiques pour le déroulement de l’exploitation pétrolière et gazifière. N’ayant réussi par ailleurs qu’à faire des mécontents dans les deux camps en raison de ses compromis entre les demandes appuyées par une bonne majorité des citoyens albertains et les fins de non-recevoir de l’industrie, le premier ministre provincial a dû se faire l’effet, à l’époque, d’un apprenti-sorcier ayant provoqué un éventail de réactions dont l’intensité avait certes dépassé ses prévisions.

On peut éprouver quelque sympathie (ou non) pour un homme politique ayant ouvert une boîte de Pandore aux répercussions incalculables et imprévisibles. Cependant, un analyste des discours devrait presque lui être reconnaissant d’avoir suscité cette occasion inespérée de production d’une polémique riche en tous genres de procédés et de stratégies où les opposants s’employaient avec véhémence, d’une part, à assurer l’application intégrale des recommandations de la Commission et, d’autre part, à dissuader les dirigeants albertains d’en même considérer la validité. Si le but de l’analyste est de scruter plus avant le capital symbolique et les formations discursives accolées à la présence des ressources pétrolières en Alberta, un tel débat3 offre un terrain extrêmement riche d’éventuelles confirmations ou infirmations des hypothèses précédemment énoncées dans cette étude sur toute une thématique liée à cette ressource énergétique particulière. Les thèmes de l’identité, des attentes collectives, des enjeux sociaux, de la territorialité, de la représentation et de la perception de l’Autre, et les stratégies prises pour rendre compte, souvent fortuitement, de ces données, forment le noyau d’un débat qui pourtant a un objet autre. On pourrait définir cet objet comme le fait de rendre l’une ou l’autre des parties plus riche, ou du moins, moins « dépossédée », terme il est vrai tout à fait relatif lorsqu’on parle de la fortune pétrolière albertaine. Il nous importe donc de relever à la fois la dynamique du débat, l’élaboration des stratégies discursives mises en place et le surgissement de l’éventail thématique que nous venons d’énumérer afin de nous rapprocher un peu plus de la nature profondément culturelle de l’énergie qui, dès qu’elle est mise en discours, nous met en présence d’une articulation complexe de forces et de symboles qui vont bien au-delà de la polémique en action.

Cependant, c’est ce rapport polémique qu’il nous faut considérer en premier lieu, c’est-à-dire l’opposition entre deux sujets qui considèrent un même événement, comme un Tort dont la nature est définie de façon radicalement différente selon les deux parties en cause.

Le rapport, issu fin septembre, était intitulé « Our fair share » et commençait par la phrase suivante : « Albertans do not receive their fair share from energy development ». Quoique par la suite, la signification du terme « fair » (juste) fut amplement questionnée dans les médias par les parties opposées à une révision des redevances pétrolières (ce qui constitue en passant un cas d’office d’analyse du discours plutôt impromptu dans un univers qui, traditionnellement, tend à percevoir les discours comme transparents), il est clair que l’esprit même du rapport considérait que le régime actuel de redevances constituait une injustice et un abus effectué aux dépens des Albertains, et que le gouvernement Stelmach avait pour obligation de redresser ce tort. La base argumentative du gouvernement restait l’assertion considérée fondamentale selon laquelle, comme nous l’avons vu, « the people of Alberta own the resources » et que, conséquemment, le gouvernement devait s’assurer que les revenus qu’il tirait de l’exploitation pétrolière reflétaient tant soit peu les avantages de cette possession. Nous citons à cet effet une lettre à l’éditeur du National Post du 7 octobre 2007, qui formule de façon typique cette argumentation.

Alberta’s own auditor general has recently confirmed that royalties have been below market rates for years and that this has cost Albertans billions of dollars. Corcoran then attacks the principle that Albertans are owners of the resource. If there is one concept that the free market and Albertans hold dear, it is property rights. Albertans own the resource and agree to sell it to oil companies for a fair price4.

Le déséquilibre clairement indiqué par le rapport et argumenté par l’assertion de propriété collective suscita immédiatement un ensemble de réactions publiées dans les médias, allant de la satisfaction complète à la critique de son caractère insuffisant, de la part de groupes de citoyens ou d’activistes et, à l’autre extrémité du spectre, aux discours dénonciateurs des commentateurs journalistiques et aux réactions horrifiées des représentants de l’industrie. C’est à ces dernières que nous décidons de nous arrêter davantage, les arguments des tenants du rapport et des critiques de son manque d’audace ayant tendance à la répétition, tournant autour de leur argumentation fondamentale de propriété dont on a vu dans le chapitre précédent qu’elle faisait l’économie de bien des distinguos. Les apports de l’industrie et de ses tenants à la polémique des redevances comme à leur représentation des enjeux énergétiques ajoutent une autre dimension au débat en ce qu’ils illustrent un ensemble visant à circonvenir la question de l’insuffisance des redevances. Elle était ainsi reformulée selon l’incontournable perspective de l’exploitant qui dicte en quelque sorte la façon hégémonique de percevoir l’énergie comme transaction, dans tous les sens du terme, selon une construction du réel qui fait un juste pendant aux corollaires de la nationalisation symbolique que nous avons établis précédemment.

Car le moment est venu pour nous ici de prendre en considération ce qui est non pas une condition singulière de l’exploitation du pétrole albertain, mais son mode d’être historique et diachronique, pratiquement perçu comme une condition nécessaire, expliquant d’ailleurs la force de l’opposition à toute idée de sa nationalisation étatique. Le fait que ce pétrole, en dépit de tous les mythes roboratifs et discours d’annexions qui orbitent autour de son existence, soit exploité par le secteur privé multinational et directement soumis aux fluctuations du libre-marché et de la circulation globale des capitaux. Et que ce facteur, considéré comme « naturel », en se faisant partie incarnée dans une polémique aussi fondamentale pour la perception des ressources énergétiques que celle des redevances payées à l’État, se donnait enfin à voir en représentation comme puissance incontournable s’exprimant comme telle. En d’autres termes, comment cette polémique, dont nous croyons qu’elle fera date dans l’histoire albertaine, permet-elle d’observer, par le biais des stratégies discursives et argumentatives qui y sont déployées, la façon dont l’industrie pétrolière est en mesure de répondre aux réclamations des Albertains et de leur État ?

Prophéties et pétro-Cassandres

Gardons à l’esprit la prédiction finale et avérée du directeur Hennebeau de Germinal : « Avant une semaine, vous mourrez de faim ». Si elle sert de conclusion à la rencontre entre le Directeur et ses mineurs, dans notre contexte d’analyse, la prophétie catastrophique sert plutôt d’entrée en matière dans le débat sur la revue des redevances pétrolières. Comme Angenot l’indique pour les modes de disqualification de l’avènement d’un régime socialiste, les prédictions négatives se sont exprimées à partir du moment où on croyait inévitable le passage à ce régime, qu’elle qu’en puisse être sa forme5. Il en va de même pour la polémique autour de la Commission de revue des redevances dès qu’elle rendit public son rapport et qu’elle recommanda au gouvernement de revoir le régime et de hausser ainsi les sommes versées par l’industrie à l’État albertain. Comme le rapport était devenu certitude et qu’il articulait une exigence claire et légitimée par son processus consultatif même, il fournissait en quelque sorte une matière établie à une réponse organisée de la part de ses opposants qui avaient devant eux un possible risquant de devenir réel. À partir de la publication du rapport jusqu’au moment où le gouvernement fera connaître sa réponse, les augures et pronostics se bousculeront dans le but avoué d’influencer le premier ministre Stelmach et de l’amener à réfuter les conclusions du rapport, en le ramenant, lui et les tenants de la Commission, « à la raison ». Il s’agit là d’une tâche discursive intense, répétitive, mais non nécessairement ardue (nous reviendrons sur ce point), qui actualise bien des traits de la propagande en tant qu’elle peut fonctionner comme contre-discours, et dont les termes sont véhiculés quotidiennement dans la presse de Calgary et occasionnellement dans la presse nationale anglophone.

Dans le cas qui nous occupe, la prophétie actualise un bon éventail d’arguments dont nous avons vu quelques spécimens à propos des contre-discours de la nationalisation pétrolière, le sophisme de la pente fatale formulant l’équation entre un contrôle étatique accru des ressources et le socialisme-communisme des dictatures sud-américaines, demeurant un des grands favoris du répertoire des prêts-à-porter argumentatifs de l’industrie. Mais la résurrection spectrale du trio Chavez-Castro-Poutine, trop ressassée, risque de perdre son impact, d’autant plus qu’elle reste justement une caricature qui, pour en être efficace dans son opposition aux sûres valeurs du libre-marché, ne convoque pas tant le réel qu’un épouvantail stéréotypé prêtant le flanc trop aisément à la critique ironique laquelle risque à son tour de recaricaturer un argument commençant à fleurer bon la farce maccarthyste … Ainsi, un lecteur du National Post soulèvera la question, face à une autre édition du brandissement de la « menace communiste ».

He [Terrence Corcoran, éditorialiste du National Post] has great problems with the province owning mineral rights and he claims the people living here would be better off if the state owned nothing. To get our attention he even branded current Canadian regimes Communist in their resource ownership. How many years has this man lived under Communist dictators, I ask6 ? (nous soulignons)

Mise en péril et perversités

La prophétie, en dépeignant un portrait plus prenant qui la détourne de la caricature dictato-socialiste, a l’avantage d’être difficilement réfutable de par sa nature même de fiction, mais de fiction possible : elle n’est ni vraie ni fausse (non falsifiable), mais elle comporte le risque du vérifiable, qui confirme ou infirme sa validité. Cependant, la prophétie a recours à plusieurs stratégies argumentatives qui contribuent à sa résilience et à son acceptabilité comme contre-discours visant à intimider les tenants de la Commission de la revue des redevances. Suivant en cela les traits identifiés par Marc Angenot, qui s’inspire lui-même de la rhétorique de la réaction telle qu’établie par Albert Hirschman, nous mentionnerons d’abord les arguments coexistants de la mise en péril et de la perversité cités par l’industrie. Nous associons ici délibérément deux types d’arguments entre lesquels et Hirschman et Angenot établissent des distinguos plus catégoriques. Ainsi, la mise en péril (jeopardy) « consiste à dire que la réforme envisagée mettra en péril certains avantages acquis, qu’elle entraînera des “coûts” auxquels le réformateur ne devrait pas vouloir consentir et ce, pour un résultat incertain7 ». Angenot a raison de souligner que les exemples propres à la mise en péril n’ont pas toujours la clarté des illustrations de la perversité, lesquelles sont indiscutables dans le corpus qui nous occupe.

Nous n’en tenons pas moins à en illustrer au moins un, qui joue sur un point particulièrement sensible de l’identitaire albertain tel que reconfiguré par son rapport au pétrole : la représentation de Soi à l’extérieur, comme l’avait auparavant exemplifié le thème du paria. Ainsi, Peter Foster écrira dans le National Post du 26 octobre 2007, donc après l’annonce du premier ministre à l’effet de l’adoption partielle des recommandations :

Yet another issue that hasn’t received much attention so far is how the threatened royalty increase looks from Washington, which has caught on in recent years to just how important a “domestic” source of oil Alberta’s oilsands are likely to be. An increase in royalties, which will have an undoubted negative impact on investment and production, is unlikely to be taken as evidence of good neighbourliness in a world in which petroleum is increasingly wielded as a political club8.

Donc, tout changement au régime risque effectivement de donner une représentation de l’Alberta différente qui modifierait tout particulièrement l’image de la province comme un État offrant stabilité et prédictibilité aux transactions d’affaires. Ceci touche un point lancinant de l’identité pétrolière albertaine en ce qu’elle ne se construit et ne s’énonce, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, que dans la mesure où elle s’offre au regard ou à la confirmation d’autrui. Les identités de l’énergie se signalent indéniablement par une dimension quelque peu hystérique, sans compter l’obsession de la stabilité (lire l’absence d’opposition régulatrice aux diktats du libre-marché) présentée comme une ouverture à l’Autre, éthos qu’il ne faut certes pas modifier.

L’argument de la perversité a plus d’impact en ce qu’il redessine les tenants d’une revue des redevances en incompétents ne maîtrisant absolument pas les conséquences de leur action. Les exemples en sont fort nombreux et se manifesteraient par des assertions du type : « Increasing tax take via a royalty increase will not produce the royalty panel’s simple promise of a $2-billion increase in revenue. In fact, Alberta’s revenue stream will decrease9 […] » ou encore « Stability of a fiscal regime in a global context is a hallmark of success and will encourage more investments. The proposals as outlined will stifle investments, reduce employment, challenge entrepreneurship and ultimately will reduce our Fair Share for future generations10. » Marc Angenot souligne le côté comique de l’argument de la perversité, puisqu’une action ne va que réaliser le contraire de son objectif. Mais ce qui est à notre sens le plus prenant encore est de suggérer les tenants des changements au régime de redevances comme affligés d’une courte vue, de littéralement fonctionner en aveugles, ce qui, par ressac présente ces changements comme le fait d’irresponsables à qui bien entendu on n’aurait pas dû confier le mandat de procéder à une revue du régime, sans compter la revue elle-même qui est ainsi redessinée comme relevant de l’absurde.

Mais outre les arguments de la mise en péril et de la perversité, la prophétie a d’autres modes de remplissage du futur prédictible consécutif au changement de régime des redevances. Que celui-ci ne soit qu’annoncé par la Commission, demeurant donc dans l’ordre du possible, ou qu’il soit confirmé par le gouvernement adoptant ses recommandations, ce qui met ses opposants devant la certitude de sa mise en place, les projections restent de même nature, d’autant plus qu’elles ont le même but en commun : effrayer, ou du moins intimider ceux qui favorisent ou ont imposé ces changements. Nous l’avons dit, la tâche est intense et répétitive, si l’on mesure l’espace médiatique qu’elle occupera. Mais elle n’est guère difficile, car elle s’en tient à la convocation de modes similaires de projection de l’avenir offrant peu de variantes, mais sur lesquelles cependant nous nous arrêterons.

Hyperboles et habitus

Un mode d’expression de la prophétie qui rapporte à peu de frais, faisant une fois de plus l’économie de toute argumentation, est celui de l’accumulation catastrophique qui joue sur bien des variantes, tel dans cet exemple tiré du Calgary Herald, où il est toutefois clair que le journaliste n’est pas dupe du procédé :

Oilpatch giants such as Canadian Natural Resources Ltd., Encana Corp., Petro-Canada and Talisman Energy Inc., along with the investment bankers that serve them—Peters & Co. Ltd., First Energy Capital Corp., Acumen Capital Finance Partners Ltd., Tristone Capital Inc. and a host of other supporters—have painted the recommendations from the review panel appointed by Finance Minister Lyle Oberg last spring as a first step on the path to economic Armageddon11.

Si l’accumulation de noms des compagnies pétrolières joints à ceux des firmes d’investisseurs créent sans conteste une représentation d’un opposant formidable aux recommandations de la Commission, leur énumération, de même que la clausule sur l’hyperbolique Armageddon, les décalent quelque peu de l’objectif premier de convaincre, l’hyperbole, par son potentiel déréalisant, même pouvant perdre de sa crédibilité argumentative.

D’aucuns, opposés aux mesures, préfèrent retourner le processus d’accumulation contre eux-mêmes, de façon à désigner les recomman-dations de la Commission comme la dernière goutte faisant déborder le vase, l’extrême ajout qui fera chavirer le navire, thématique génériquement traduite par le gros titre suivant du Globe and Mail du 26 octobre 2007 : « The timing could not be worse12. » Contrairement à l’hyperbole qui peut aisément miner la crédibilité même de son argument en le déréalisant, l’accumulation hyperbolique des aléas renforce la crédibilité de l’argument en ce qu’elle recontextualise les faits dans un enchaînement de relations qui recadrent les recommandations par rapport à d’autres facteurs. Cela nous paraît un argument de type plus éminemment économique, comme le montrera ce commentaire de Pierre Alvarez, tiré de ce même article : « It’s the economy, Mr. Premier ».

A year ago it was income trusts. Then we saw the accelerated capital cost allowance ended, we saw the Alberta royalty tax credit cancelled, we saw four royalty programs either eliminated or reduced, we saw the Canadian dollar go through the roof.… It’s not as if the royalty review has been the only thing that has happened this year. It has been another in a series of changes to the rules which will affect the investment climate that people are looking at.

Et notons la conclusion : « We have some of the most challenging and costly oil and gas natural resources on the planet13. »

On voit ici comment le principe d’accumulation, cette fois réadressé à l’industrie et non posé comme une prophétie catastrophique visant la population de l’Alberta, prend une efficacité nouvelle en ce qu’elle fait surgir la subjectivité de l’industrie comme personne morale attaquée de toute part et victime d’un complot des circonstances. La question de la revue des redevances n’est plus centrale, et est présentée comme une conjoncture supplémentaire qui s’ajoute à d’autres éléments dont la somme finale produira une fragilité accrue du système. Ce détournement de l’accumulation catastrophique aux dépens (devrait-on plutôt dire au profit) de l’industrie se révèle extrêmement astucieux, et beaucoup plus efficace en fin de compte que l’hyperbolisation précédente qui implique toujours une dimension de réaction punitive. Ce procédé, que l’on peut aussi qualifier de déplacement du problème, fait également appel à la construction du risque. En fait, Alvarez use de cette stratégie qui est d’opposer l’habitus du monde des affaires à la perspective des tenants de la Commission de revue des redevances. S’il est très possible que le président de l’Association canadienne des producteurs pétroliers lui-même exagère l’impact de toutes les modifications précédentes aux régimes des taxes corporatives dont la revue des redevances est posée comme l’assaut final, il est en fait très difficile pour un profane d’éprouver la véracité de ses dires. En dépeignant une industrie accablée de toute part, fragilisée même (et sans doute cela relève-t-il encore de l’argument de la mise en péril), Alvarez soulève le voile d’une autre connaissance qui est d’autant plus imposante qu’elle est non maîtrisable, appartenant à un habitus radicalement différent. Également, en présentant les règles de l’investissement (qui échappent à la maîtrise de la Commission et de ses tenants) comme étant chaque fois un peu plus ébranlées par les décisions de taxation du législateur, la perspective même sur les recommandations de changement au régime des redevances est changée. Du coup, elles ne sont pas perçues comme la cause première de la mise en péril de l’industrie, ce qui confère au public l’impression que, somme toute, ces changements pourraient être potentiellement acceptables, mais comme un facteur additionnel dont les conséquences dépassent de beaucoup l’intentionnalité initiale, ce qui nous ramène encore, mais de façon très indirecte, à l’accusation première d’irresponsabilité des membres de la Commission comme du gouvernement. L’ingéniosité de cette stratégie qui soulève la réalité d’autres habitus, c’est qu’elle ne blâme pas directement la Commission, et ne la désigne pas comme la source de tous les maux. Plutôt, elle la présente comme un accident secondaire dont on pourrait suggérer, dans un meilleur contexte, qu’il serait peut-être acceptable, mais dont on est tenté de dire que « dans la dureté des temps » il ne fait que rompre un équilibre déjà précaire aux dires de l’industrie, laquelle n’attend que ce dernier coup pour s’effondrer, autre traduction d’une représentation pathétique des règles de l’exploitation pétrolière. La Commission, comme le gouvernement, soulagés de l’accusation centrale, n’en sont pas moins invités à pondérer le poids de leurs recommandations, qui font irruption dans un système aux rouages délicats et sans cesse menacé dans ses moindres paramètres. Il s’agit là d’une reconversion sophistiquée de l’imputation d’ignorance qui fait l’économie, dans la polémique, des accusations plus brutales de non-savoir telles que celles-ci : « Making matters worse is that the premier appears not to understand the functioning of the market14 » ou mieux encore : « It’s tried and true: if you really want to hurt your economy, start raising taxes on industries that are basic to the lifeblood of your economy.[…] It is so stupid—I thought those people (les Albertains) were more sophisticated than that15 » (nous soulignons). L’insulte directe, même sous forme de litote, si elle peut jouer le rôle de réfutation, n’en est pas pour autant, on s’en doute, un mode convaincant d’adhésion à un point de vue.

Prédiction, punition et identité

Cependant, toujours dans l’ordre des prophéties comme stratégie de réfutation, il nous faut maintenant considérer, toujours en sus des gammes hyperboliques, un autre recours rhétorique singulier servi à la population albertaine en réponse à la menace de l’application des recommandations visant la hausse des redevances pétrolières. Ainsi, le 30 septembre 2007, l’entreprise canadienne d’exploitation pétrolière et gazéifère Encana publiait dans le Calgary Herald une lettre ouverte intitulée « Alberta is at a crossroads », qui avait pour but avoué de démontrer aux Albertains les trop grands risques économiques que faisait encourir l’adoption des recommandations du rapport. Le 3 octobre suivant, la firme (multinationale) d’investissements Tristone Capital publiait dans le même quotidien une autre lettre ouverte aux Albertains sur une page entière (le texte d’Encana prenait, lui, une demi-page en gros caractères), les enjoignant de communiquer à leurs députés respectifs leur désaccord avec les recommandations de la Commission, au terme d’une démonstration du même type que celle d’Encana. L’hyperbole prophétique y était conviée dans toutes ses variantes pour viser à convaincre la population du caractère malvenu et potentiellement désastreux d’une hausse des redevances. Dans l’ensemble des textes médiatiques (éditoriaux, reportages, interviews, analyses, lettres à l’éditeur) publiés à Calgary autour de l’affaire de la Commission, ces deux textes tranchaient par leur caractère dramatique et leur nature de propagande aisément identifiable par le lecteur moyen, même non averti ou peu enclin à l’analyse systématique des discours. Il s’ensuivit une réception peut-être mitigée, et nous formulons ici à simple titre d’hypothèse que le décodage des stratégies fut peut-être plus explicite que le destinateur ne l’eut voulu, explique vraisemblablement que cet « appel aux Albertains » n’a pas été imité par d’autres entreprises. Quoi qu’il en soit, ces textes singuliers offrent beaucoup d’éléments à une analyse voulant aller au-delà des fonctions précises de sa propagande, si on l’étudie à l’intérieur des paramètres de la polémique sur la Commission.

Puisque nous venons de recourir au terme de propagande, concept duquel il nous faut rappeler une fois de plus la valeur non péjorative, précisons qu’une de ses fonctions premières reste la fonction identitaire16, et les deux déclarations ne manquent pas d’y souscrire. Randy Eresman, CEO d’Encana, brandit d’emblée son appartenance albertaine « As a fellow Albertan », mais le texte de Tristone, signé de son CEO George Gosbee, s’installe plutôt dans ce type d’ambiguïté qui dénonce le procédé de soi-disant adhésion au destinataire : une fois de plus, on y lit le « we, as Albertans » réactualisé dans le « we » de la firme qui asserte sa déception : « we are disappointed ». Plus loin, on lit les expressions de « our resources » et de « our province » et le dernier paragraphe commence comme suit : « we strongly urge Albertans »; pour des raisons de copyright, il nous est impossible ici de citer plus que dix pour cent des deux textes, mais on peut dégager d’emblée le poids de cette fonction identitaire, maniée plus ou moins adroitement par les deux entreprises. Cependant, dans le cadre de la prophétie comme argumentation contrant les recommandations de la Commission, on retiendra surtout, au sein de deux textes qui eux aussi procèdent d’une construction du risque dont le rôle est de déplacer la problématique initiale, que cette fonction identitaire est également réinvestie grâce à une stratégie de réfutation plus large laquelle, dans son éloquence, permet de tirer des renseignements encore plus marquants sur les relations entre pétrole et identité.

L’orientation prophétique est très clairement déterminée et est présentée comme une certitude plutôt qu’une probabilité. Tristone n’y va pas par quatre chemins : « If the proposals set out in the Report are enacted without changes, the result will be extremely punitive to the economic health of Alberta […] » (nous soulignons). Encana, pour sa part, a les mains littéralement liées par l’inéluctable : « As a consequence, we will have no choice but to reduce our 2008 capital investment by about $1 billion […] ». Le résultat de telles assertions nous sort à vrai dire de la simple projection de l’avenir, où habituellement l’hyperbole même se décalant du réel laisse place à l’arbitraire et aux aléas.

La prophétie d’usage courant exprime une plausibilité qui peut être encore infléchie dans un sens ou dans l’autre, elle aménage une ouverture, aussi restreinte soit-elle, à l’intérieur des paramètres qu’elle projette, et la cascade prévisible de cause à effet n’est pas nécessairement dotée d’une intentionnalité éthique, malgré le sophisme de la pente fatale qui sous-tend toute réfutation par la prophétie. Dans un tel cadre, cet enchaînement est posé comme naturel, comme provoqué par la force même des choses. Cependant, dans le cas des prophéties d’Encana et de Tristone, on est dans la résolution claire de la réaction prédéterminée à l’action prise. Le terme fortement axiologisé de « punitive » endossé par Tristone se trouve dépouillé de sa valeur métaphorique pour se rapprocher de son intentionnalité immédiate. Les conséquences, peut-être « naturelles » dans le champ économique de l’incertitude au sujet des retombées des recommandations de la Commission sont ici présentées comme châtiment orienté par un Sujet y lisant une revanche, et y participant puisque le Sujet est précisément un investisseur. La prophétie passe alors de statut du risque certain à celui d’une réaction ferme dont les termes ont déjà été mis en place. Car suivant la logique de son objectif punitif dans le cadre d’analyse qui nous occupe, la prophétie, on s’en doute, tout en ayant une fonction dissuasive (si vous ne voulez pas voir ceci, ne faites pas cela) appelle aussi sa réalisation, aussi potentiellement dommageable soit-elle pour le Sujet qui l’exprime. Il ne faut pas que l’anti-Sujet qui osa réclamer une part supplémentaire de bénéfices reste impuni de son geste, il faut qu’il y ait une conséquence proportionnée à l’audace des recommandations, cette conséquence dut-elle être, en termes de profit réduit, subie aussi par le Sujet. La prophétie courante, dans sa véhémence, relève aussi d’une certaine éthique de la « justice naturelle »; également, on pourrait aussi étendre la réflexion sur toute la dimension de passivité-agressivité qu’elle suggère chez le Sujet. Il y a quelque chose dans la prolepse historique dysphorique qui dit : voilà ce que vous avez fait aux Albertains, nous nous en lavons les mains.

Or, il n’en est déjà pas tout à fait ainsi dans les « lettres ouvertes » qui nous occupent. Encana se représente même comme prête à passer à l’action concrète et éminemment calculée; c’est le cas de le dire : elle n’a pas « d’autre choix », et on n’est plus ici dans la prophétie découlant « naturellement » d’une action prise, mais bien dans le domaine de la réaction délibérée, rationnalisée et contrôlée, caractéristique propre à la menace qui a pris les moyens de se réaliser. Quelques commentateurs ne s’y sont pas mépris, tel Rick Bell du Calgary Sun : « the likes of Encana, who claim they love Alberta so much17. »

Parallèlement à la punition déguisée en prophétie, les lettres ouvertes des deux entreprises font aussi appel à un procédé indirectement lié à la prédiction, mais fort utile pour renforcer son pouvoir persuasif : l’évocation du réel ou l’hypotypose qu’Angenot définit ainsi, dans le cadre d’un débat polémique :

[…] le spectacle concret, et souvent pathétique de ce qui est réellement en cause dans le débat. Le polémiste s’échappe brusquement du champ de l’argumentation, du combat d’idées, en dévoilant une réalité avec tout son potentiel affectif, réalité dont on parlait certes, mais que le débat occultait en l’abstrayant18.

Encana et Tristone vont utiliser ce procédé pour convoquer à la représentation deux facettes de l’identitaire albertain. Pour Tristone, il s’agira de faire surgir le paysage et la territorialité :

We believe the cuts in activity will be most severe and will resonate through the communities that support Alberta’s high impact drilling from Drayton Valley to Edson, to Hinton, to Whitecourt and Grande Prairie, Leduc, Red Deer and Nisku and there will be irreversible consequences.

Pour sa part, Encana met l’accent sur les multiples visages des activités communautaires tournant autour de l’économie pétrolière :

There will be fewer hotel bookings, vehicle purchases, landowner lease payments and restaurant meals and lower property taxes in the areas where Encana operates, and that is just about every corner of Alberta, from the smallest town to the biggest cities.

L’hypotypose donne corps à la réalité du territoire albertain, principalement sa partie Nord où sont concentrées les réserves pétrolières et gazifières. L’énumération de ces petites villes garde la saveur de l’évocation épique qui contribue à faire, de ce véritable cœur de l’économie de la province, un lieu mythique. Or, c’est précisément ce mythe euphorisant de l’espace pétrolier dynamique qui est présenté comme menacé par la chute dysphorique des « irreversible consequences », promettant au désert et à l’abandon toute cette activité effervescente du Nord, d’où la naissance du pathos. Encana focalise encore plus étroitement sa menace en concentrant l’hypotypose sur l’évocation de la vie quotidienne de ces petites villes dont toute la structure économique et sociale tourne effectivement autour des retombées des activités pétrolières. Ce quotidien fiévreux mais sécurisant par l’assurance des revenus que chaque agent économique, aussi minime soit-il, peut en tirer, prend effectivement le visage d’individualités diverses qui font partie du folklore propre à ces petites communautés : serveuses de restaurant, logeuses, hôteliers, concessionnaires de camions, fournisseurs d’équipement, cantiniers, mécaniciens, et ce qu’on appelle les « pipeline-cowboys », les travailleurs du pétrole, généralement hommes jeunes et grands consommateurs de biens et services. La socialité singulière de ces petites communautés est grande source d’« albertanité », comme l’auteure de ces lignes a pu le constater, en ayant visité plusieurs19. C’est précisément cette albertanité qu’Encana choisit d’exposer à la menace et nous attribuons partiellement cette particularité au fait qu’Encana est une compagnie canadienne : par une telle hypotypose, l’identité albertaine est à risque autant que la sécurité économique des petites communautés, ce qui ajoute certes à l’éventuel pouvoir de dissuasion suscité par ces évocations. Tristone et Encana enferment ainsi les destinataires de leur lettre ouverte dans leur albertanité présumée, dont les termes relèvent aussi de traits mythologisés, qu’ils mettent en opposition avec la volonté collective de tirer meilleure partie des ressources pétrolières, volonté incarnée par la Commission de revue des redevances. Le résultat est de poser subrepticement les termes d’une contradiction entre le désir, médiatisé par le politique, de concrétiser tant soit peu le principe de propriété des ressources, et une albertanité mythifiée, dans la mesure où le mythe est dépolitisation, comme nous le rappelle Roland Barthes, déterminée par un habitus de consommateurs joint à la nostalgie d’une ruralité frontalière seule capable, dans l’imaginaire pétrolier, d’incarner les valeurs de l’identitaire albertain. On peut apprécier l’efficacité d’une telle opposition dans le contexte d’un boom pétrolier qui, pour se dire et se représenter en termes de distinctions identitaires, a précisément besoin de tels paradigmes pour rationaliser et légitimer sa « pétro-destinée20 ».

Ces références identitaires fonctionnent à la fois comme imposition et comme vol. Nous avons déjà asserté que le rapport aux ressources énergétiques établi sur un territoire par une collectivité donnée est hautement producteur de discours identitaires qui sont un mode immédiat de médiatisation de ce rapport. Même, et nous dirons surtout, dans le cas où ces ressources ne sont pas appropriées par nationalisation étatique, la relation identité-ressources reste fondamentale pour établir, légitimer ou déligitimer des interventions de natures variées provenant des acteurs les plus divers au sujet des ressources concernées. Ainsi, n’oublions pas que c’est au nom d’un sens collectif d’appropriation des ressources pétrolières albertaines que la Commission de revue des redevances fut instituée : de même que c’est au nom d’une albertanité mythique et mythifiée que les effets annoncés des recommandations de la Commission doivent être contrés, par leur rejet pur et simple. Nous avons établi plus haut que la nationalisation symbolique, dont les lettres ouvertes d’Encana et de Tristone sont les avatars les plus remarquables, mais aussi les plus plausibles, avait comme corollaire d’arrêter les errances identitaires, de fixer en quelque sorte l’image du « nous » dans un cadre établi. Ce renvoi aux Albertains de leur « albertanité » traditionnelle où sont convoqués folklore, éthique et mémoire21 leur fournit donc une identité reconnaissable qui cependant est sans alternative; n’est fourni nulle part dans ces textes un autre possible identitaire qui résisterait à la fragilisation et à la précarisation prophétisées par les entreprises. On voit mieux ici comment s’instaure le paradoxe de l’imposition et du vol de l’identité, où nulle autre éventualité ne peut être évoquée pour le ressortissant urbain et scolarisé ne pouvant se reconnaître en ces images folkloriques des lieux évoqués par les annonces relevant effectivement du folklore. Mais en qui, d’autre part, il est bien forcé de s’y identifier malgré tout puisque ce folklore est le premier maillon par lequel toutes les conséquences négatives, non pas tant prophétisées que promises, se feront sentir par enchaînement des lois économiques dont la rigueur ne peut être contrôlée et échappe à la responsabilité des entreprises qui affirment bien « ne pas avoir le choix ». Comme nous le faisait remarquer une étudiante, « C’est malin, ils ne nous laissent pas d’autres identités que celle du pétro-cowboy22 »—pétro-cowboy dont le mode de vie serait effectivement remis en question par les dystopies prophétisées par Encana et Tristone.

La mémoire du récit pétrolier

Toujours dans le rayon des apparents paradoxes servant d’outils aux prophéties dystopiques, relevons le recours à ce que Lucien Sfez désigne comme la mémoire du futur23, produite par prolepse historique, laquelle s’avère un outil rhétorique inhérent au discours prophétique en s’alliant à la réactivation des paradigmes mémoriels relatifs à l’histoire collective commune. La prolepse historique consiste à se reporter à un point de l’avenir à partir duquel on se retournera vers le passé pour désigner l’événement nodal qui a déclenché l’état actuel des choses, c’est-à-dire le futur prophétisé, que ce dernier soit positif ou négatif. On en saisira quelques exemples parsemant les débats sur la Revue des redevances :

Future generations of Albertans will look back at this era as a time of transition. The question is, will the decision made today provide a much sought-after balance between the cost and the benefit of economic growth or will it cause a slow-down in the Alberta economy that sees us failing to generate the returns that our abundant resources can provide24 ?

Judging from what was tabled Thursday afternoon, it is unlikely anyone will look back on a day when the government put forward the most important economic platform in decades and say that the premier “got it right25”.

Ajoutons cependant, pour faire bonne mesure, un exemple de prolepse historique « positive » extrait d’une lettre fictive adressée en 2030 au premier ministre Stelmach par un jeune Albertain :

In fact, the more I read, the more I can see how your decision on royalties came to shape this province’s sustainable success.

In 2007, you got it right—you listened to Albertans, you solicited quality advice, and you followed through with courage and foresight26.

De ces trois exemples, nous nous attarderons bien sûr aux deux premiers, qui ont pour objectif d’insuffler à la Commission un poids historique extrêmement culpabilisant pour un avenir décidément dysphorique, lequel aura été déterminé par cette fatale décision. Dans le contexte de l’intention prophétique comme déterminant historique, il s’agit de lier irrévocablement fâcheuse cause et néfaste effet pour conférer à la prophétie sa funeste certitude. Un tel recours à cette technique narrative a un effet rhétorique certain en ce qu’elle donne corps à la prophétie, qu’elle la fait exister avec assez de certitude pour que l’on puisse hypothétiquement en démonter le mécanisme d’arrivée au réel ainsi sélectionné. Revenons pourtant à nos lettres ouvertes d’Encana et Tristone : les paysages désolés de l’albertanité qui y sont suggérés relèvent à un premier niveau de l’avenir projeté (et vraisemblablement souhaité) par les entreprises. Mais plus encore, dans les images projetées que les textes font surgir se lit une réactivation du passé, de la mémoire collective d’une autre époque dysphorique de l’histoire albertaine, toujours prête à ressurgir à la faveur des rappels, même les plus ténus. Ces petites villes désolées, ces petits entrepreneurs sans contrats, ces restaurants vides, ces concessionnaires sans clients, c’est le rappel des dépressions économiques qui ont suivi tous les booms albertains du pétrole. Mieux encore, c’est précisément la dernière crise qui est ici offerte au souvenir collectif, celle de 1981–82, dont l’Alberta mis pratiquement deux décennies à se remettre.

C’est en voulant susciter cette impression de déjà-vu d’une désolation économique portant atteinte au cœur d’une albertanité toute aussi construite que les lettres ouvertes Encana-Tristone, comme les prolepses des commentateurs, peuvent avoir un effet certain de dissuasion par la projection de conséquences d’autant plus prévisibles qu’elles ont été déjà vécues, c’est-à-dire réalisées. La prophétie est donc renforcée et rendue plausible par l’appel à l’immanquable mémoire collective et devient alors véritablement la « mémoire du futur ».

Le péril rouge

Une autre technique de réfutation déployée par l’industrie pour délégitimer les recommandations de la Commission de revue des redevances s’inscrit aussi dans le rappel de cette dernière thématique que nous avons effleurée auparavant, celle de l’insulte à partir des accusations de socialisme. On l’a souligné plus haut, ce type d’insulte peut se retourner contre son énonciateur même en raison de son trop grand potentiel caricatural qui la déréalise. Mais on doit tenir compte de sa récurrence même : elle demeure l’insulte la plus courante utilisée dans le contexte des réactions aux recommandations de la Commission et s’énonçait sous la forme de la métaphore consistant à comparer l’Alberta aux anciens satellites soviétiques ou aux régimes socialistes d’Amérique latine, avec une préférence marquée pour le Kazakhstan et le Venezuela. L’Arabie saoudite était aussi convoquée, passant de l’axiologie positive des années d’abondance où régnaient les blue-eyed sheiks à l’axiologie négative d’une Saoudi Alberta, renvoyant au soupçon général pesant sur tout ce qui s’associait au Moyen-Orient. Ces insultes produisaient des néologismes éloquents pour désigner la province : l’Albertastan, le suffixe « stan » fonctionnant comme le signe de toutes les mythologies, plus ou moins vaguement, mais tenacement associées aux excès « totalitaires » du Rideau de fer. En sus des surnoms enrôlant invariablement le prénom d’Hugo Chavez, l’on pouvait noter aussi la reformulation de l’Alberta en « Bolivarian Republic of Alberta ». D’autres critiques du monde des affaires avaient recours au mépris de classe en renvoyant aux Albertains une image de péquenots (unsophisticated people), procédé de dévalorisation culturelle que l’on a déjà vu utilisée dans les expressions de jalousie envers la province.

Dans l’ensemble, ces figures de l’agression utilisées par les opposants aux recommandations de la Commission (représentants de l’industrie, journalistes, commentateurs politiques) renvoyaient par la métaphore à un procès de déterritorialisation et de déplacement figuratif de l’Alberta. Elle était déplacée vers des lieux suspects, sinon honnis, au terme d’une appréhension historiographique marquée du sceau du colonialisme (allusions à l’Amérique latine, au Moyen-Orient, à l’Afrique) ou de la crispation idéologique de la Guerre froide. Le seul fait que l’on se servait d’allusions à d’autres pays ou législations pour disqualifier, railler et ridiculiser les intentions du gouvernement albertain en disait évidemment long sur le mépris profond dans lequel on tenait ces formes d’altérités politiques et idéologiques : pensons à l’expression « Banana Republic » qui a également été utilisée dans ce contexte. Ces insultes illustraient bien entendu l’évidence d’une conception manichéenne du monde, comme elles posaient leur énonciateur dans une position forcément hégémonique d’où se définissait une éthique supérieure, surtout dans les agressions verbales à saveur impérialiste où l’action de l’Autre ne pouvait être perçue que comme étant inadéquate, voire comme étant une faillite : on pense ici aux procédés de nationalisations des ressources pétrolières de plusieurs pays d’Amérique du Sud.

Quoi qu’il en soit, ces insultes par déterritorialisation fonctionnaient aussi par renversement des rôles et appropriation des stéréotypes associés à l’altérité. Ainsi, désigner l’Alberta par l’expression particulière « The Bolivarian Republic of Alberta » ou « Albertastan », c’était figurativement placer l’énonciateur comme vivant sous le joug de ces régimes « fautifs » qui permettent d’évoquer, sous le signe du scandale, un amalgame de traits définis comme atteinte aux libertés. Cela autorisait donc des allusions à l’appropriation de la propriété privée, l’expulsion du libre capital, aux restrictions des libertés individuelles, censures, contrôle du marché, à l’égalité utopique, à la tendance au totalitarisme et à la dictature, à la corruption. En fait, on l’a remarqué auparavant, il serait plus juste de dire que ces traits s’organisaient selon l’habituel sophisme de la pente fatale, un plus grand contrôle gouvernemental sur les ressources, telle une hausse des dividendes ou encore tel le principe de nationalisation étatique, menant nécessairement à l’enchaînement que nous venons de décrire. L’équation entre l’Alberta et une République bolivarienne permettait pour sa part de réaliser cette représentation au sein même de la collectivité, où les formulateurs de l’insulte se poseraient comme les égaux de ces victimes des régimes honnis ou qui auraient pris leur place, et non pas les dominants médiatiques ou économiques qu’ils sont en réalité. Mieux encore, les représentants de l’industrie ou les investisseurs ayant recours à ce type d’insulte basée sur la déterritorialisation suggèrent par déduction, en s’appropriant le rôle de victimes, que ce n’est qu’un commencement, que tôt ou tard, d’autres subiront aussi les « tourments » d’un tel régime, qui va menacer en fait l’ensemble de la collectivité, dont l’industrie finit par se poser, tout aussi figurativement, le chien de garde : il faudra donc lui être reconnaissant de tirer ainsi l’alarme.

Ajoutons aussi que le spectre de socialisme associée à telle ou telle mesure gouvernementale était également récupéré comme une atteinte des plus fondamentales à l’esprit de la Frontière, autre mythe dont on a vu qu’il se révèle fort utile à l’argumentaire pétrolier, celui de l’individu audacieux prenant des risques dans un espace qui favorise tous les potentiels :

There are not many places left in the world outside of Alberta that continue to reward these traits: Alberta has been a shining beacon of hope and prosperity for a great many people throughout the years. There are thousands of self-made men and women in this province who have overcome adversity, have worked hard and have managed to thrive in Alberta’s economic environment27.

C’est dans le contexte de telles assertions identitaires que la reformulation de l’Alberta comme une possible « dictature » latino-américaine trouve aussi une utilité qui vient renforcer l’adhésion potentielle à l’insulte, à moins qu’un observateur de l’autre camp n’en vienne signaler la démesure. La reconfiguration du territoire présentée comme une législation où les droits fondamentaux ne seraient pas respectés, ou encore qui ne correspondrait pas à une certaine idée fétiche de la démocratie est ainsi brandie en menace de l’ébranlement des assises identitaires de la Frontière pétrolière comme trait marquant de l’albertanité. Le « péril rouge » prend ainsi figure de menace lancée à la construction d’une subjectivité collective professant l’amour des libertés individuelles qui basculerait ainsi au statut d’objet soumis aux diktats aveugles d’un pouvoir niant l’exercice de ces libertés. Voilà ce qui explique la fonctionnalité de l’insulte « socialiste » redessinée en « péril rouge ». Et rappelons également que la logique de l’appropriation du rôle victimaire par l’industrie fournit un écran à l’efficacité relative mais indéniable, dissimulant la véritable position de puissance de l’industrie et de ses porte-paroles : en vérité, c’est elle qui intimide en signifiant bien qu’elle a le pouvoir arbitraire d’entièrement réaliser ses prédictions.

Stupeur et tremblements

C’est sous la forme d’une certaine théâtralité menaçante qu’il faut lire les premières réactions de l’industrie pétrolière au rapport de la Commission lors de la publication de ses recommandations le 18 septembre 2007. Ces recommandations allaient être partiellement entérinées par le gouvernement le 24 octobre suivant. Nous donnons ainsi un extrait d’éditorial économique qui nous paraît typique de ces réactions :

Review Stuns Oilpatch: The silence from oil and gas companies Tuesday in response to the release of the provincial royalties review was deafening. “We are not in a position to make any comments” was the common refrain in response to queries about the long awaited report. But it speaks for itself28.

Nous qualifierons cette réaction première de la part de l’industrie, interprétée par la journaliste, de posture de la stupéfaction que nous rapprocherons de l’étonnement dans son sens classique français d’être foudroyé, d’être étourdi par un coup violent, ce qui est par ailleurs exactement traduit par le verbe anglais « stun ». La posture de la stupéfaction est une performance dont la théâtralité est indéniable : l’événement est suspendu dans une attente et un vide qui appellent une intensité anxiogène. Cette anxiété, performée à outrance par les représentants de l’industrie pétrolière doit projeter par ressac chez les représentants du gouvernement le sentiment d’avoir posé une action dont la gravité dépasse même l’objectif initial posé par ses demandes. À partir de ce moment, tout sera possible dans l’ordre des conséquences. Si la stupéfaction est un vecteur particulier du pathos, elle est aussi un mode appréciable de recadrage du Tort par le caractère hyperbolique de la réaction de l’offensé placée sous le signe de l’indicible. La réaction première étant une perte de langage, l’offense originelle doit, elle aussi, relever de l’inconcevable, d’une violation normative telle qu’elle doit tout également échapper à la raison. Ainsi, le CEO d’une importante firme d’investissement calgarienne répondra à l’annonce par le gouvernement de l’adoption partielle des recommandations de la Commission : « I am in utter shock29. » Un gros titre d’un reportage de la revue Oilweek, établissant la revue de l’année pétrolière, s’énonçait ainsi : « Shock and awe », empruntant au folklore guerrier à la George Bush.

D’autres assertions d’ébahissement font varier le spectre de l’incommunicable, en se doublant cette fois-ci de l’argument qui lui est concomitant, celui de l’incompréhensible. Ainsi : « It is quite amazing what’s just happened to the industry and difficult to understand the rationale30. » Plus loin, l’accusation de déraison fait par contraste ressortir la rationalité de l’industrie :

Mr. Calderwood [analyste du marché boursier] singled out the delay in royalty increases until 2009 as a particularly egregious element of the review, calling it an “insult to the intelligence” of companies such as Nexen and Canadian Natural Resources Ltd. that are in the middle of constructing major oil sands projects31.

Une autre variante peut être aussi identifiée dans l’impossibilité prétendue de la part de l’industrie pétrolière de bien saisir le tort dans toute sa dimension, car il a effectivement dépassé toute attente : en fait, rien ne pouvait préparer à son impact global : « It is obviously really bad, we are just trying to figure out how bad it is32. » Une fois encore, l’inconnu et l’inconnaissable sont convoqués pour conférer une plus grande efficacité à l’amplification.

La posture de stupéfaction peut être perçue comme procédé rhétorique en ce qu’elle a recours à l’hyperbole, qui renvoie par retour au caractère inadmissible de l’affront. Mais, dans ce même ordre de conséquences, en relevant de la théâtralité, la posture est aussi un procédé de réfutation en ce qu’elle joue tout aussi de son intensité hyperbolique et sursignifiée pour mieux préparer au déchaînement argumentatif qui suivra. Plus les représentants de l’industrie seront choqués ou affirmeront l’être, plus bien sûr le gouvernement sera dans son tort, plus les conséquences seront redoutables, l’indignation donnant la mesure de la gravité de l’offense et légitimant ultérieurement les mesures prises pour la contrer. Dans le contexte qui nous intéresse, la posture de stupéfaction de l’industrie pétrolière, face à une demande accrue des redevances, a toujours pour effet recherché l’intimidation, car amplifier la portée de ce qui est présenté comme une insulte, c’est ouvrir sous les pieds du gouvernement un abîme menaçant (parce qu’indicible) que le silence outragé et l’irrationalité affichée de l’industrie préparent. En fait, les gros titres des journaux assertant l’anxiété vécue par l’industrie ont plutôt pour effet calculé de projeter l’anxiété chez le public et, bien entendu, tout particulièrement chez les tenants de l’augmentation des redevances. Par la théâtrale perte de langage affichée des représentants de l’industrie, l’opposant doit comprendre que son geste premier lui a échappé et que sont créées devant lui des béances insoupçonnées qui vont appeler un déchaînement de suites incalculables. La posture de stupéfaction se double ainsi toujours de l’intimidation subséquente, montée d’un cran.

Il faut peut-être à ce point préciser une dernière particularité inhérente à la posture de stupéfaction en ce qu’elle suggère une autre possibilité difficile à gérer dans une polémique opposant dominés et dominants. Dans un univers où aucun tort n’a pas été commis, ni même envisagé, les règles d’échanges entre les deux parties sont connues, les termes assurant l’hégémonie du dominant sont prévisibles, et aménagent pour les deux parties un espace familier où les conséquences de tel ou tel geste, telles ou telles demandes, dans la mesure où elles sont estimées « raisonnables », ont une prédictibilité qui offre des points de repère, actions et réactions. En gros, les deux parties savent où elles s’en vont et jouent leurs cartes en conséquence, ce qui reste une condition fondamentale à la survie des dominés. Mais dès que le dominant affirme être forcé dans un état de déraison et d’irrationalité par les demandes des dominés, leur conférant un poids qu’elles n’ont évidemment pas dans le réel, les dominés peuvent craindre : ils viennent de brouiller les balises qui leur étaient nécessaires pour composer avec un dominant qui n’en était pas moins une entité dont on estimait qu’elle était dotée de cette rationalité dont elle affirme maintenant être dessaisie. Passée l’expression de la stupéfaction choquée, juste mesure de l’injure commise, l’industrie pétrolière peut alors procéder à l’étape suivante qui sera de mettre ses menaces à exécution puisque la gravité de la faute aura légitimé les conséquences qui suivront.

Recadrages et manipulations cognitives

Nous l’avons dit, la posture de stupéfaction est hyperbolique en ce qu’elle amplifie la portée du tort par recadrage, c’est-à-dire que l’élément considéré comme problématique, « la hausse des redevances pétrolières », est, pour paraphraser Philippe Breton, « réordonné d’une façon telle qu’il (le destinataire du procédé) ne peut guère s’opposer à leur acceptation33 ». L’acceptation visée chez le destinataire étant qu’une telle hausse portera un coup fatal à l’économie albertaine. Mais le recadrage, qui réordonne la question des redevances dans un autre contexte, va aussi bénéficier d’un amalgame cognitif, lequel « propose le cadrage des faits en y ajoutant un élément supplémentaire dont l’apport sera en lui-même convainquant34 ». Dans la pratique, il s’agira de démontrer que la hausse des redevances pétrolières, aussi inopérante risque-elle d’être dans le réel, est directement responsable des perturbations économiques qui suivront, en particulier la fuite des capitaux prophétisée et subséquemment réalisée par l’industrie.

Les exemples de cette mise en relation de causalité entre la hausse des dividendes et un « déclin » de l’économie albertaine seront nombreux dans les articles financiers du Calgary Herald et du Globe and Mail parus dans les semaines suivant l’adoption des nouvelles mesures par le gouvernement. Nous devons en citer un certain nombre ici pour donner l’idée la plus complète possible de l’argumentaire présenté :

There is one line in the National Energy Board’s 123 page report outlining Canada’s energy future to 2030 that should send shivers down the spine of each and every Albertan. That line says basically that as a result of rising costs and other operating challenges—like finding enough workers—oilsands companies are reassessing the economics of their projects. […]

Certainly, Premier Ed Stelmach and his cabinet weren’t listening when they sent Bill Hunter and his royalty review panel out hither and yon last spring to discover if Albertans were getting their “fair share” of energy royalties. […]

What the minister [Ali Al Naimi, ministre saoudien du pétrole] stopped short of saying, of course, is that there are many places in the world where you can produce oil for far less per barrel than it is now costing oilsands producers who are still struggling to decipher what the provincial government’s new royalty regime is going to do to their bottom lines.

If those numbers don’t add up when the dust clears, you can expect to see more than a few multinationals pull back and look to invest elsewhere35.

Encana Corp. added to the tally of capital spending cuts Wednesday morning, saying it would spend $500 million less in Alberta than originally planned.

Even though the province’s new royalties don’t come into effect until 2009, Encana chief executive Randy Eresman said his company’s 2008 capital expenditures, which will total $6.9 billion US, are factoring in the impact of the higher rates because of how they will affect future cash flows. […]

As jarring as these numbers are, companies such as Encana, Canadian Natural Resources, Nexen and others of size won’t find their businesses materially compromised by the confluence of low natural gas prices, a persistently high cost structure, the Canadian dollar at close to par and a royalty regime that will affect the returns on growth-oriented projects.

Saskatchewan, it seems, has snatched Alberta’s advantage; the rocks might not be as good, but the province learned its lesson many years ago on the need to be competitive. […]

The higher royalty structure—in the current cost and pricing environment—has effectively eaten away at whatever return might have been possible.

The current state of affairs is perhaps best summed up by Rick Grafton, a 30-year veteran of the investment banking business […] who believes 2008 will be one of the worst the energy sector has seen in decades.

“The combination of what the governments—both federal and provincial—have done, low natural gas prices, high service costs and the high dollar are going to make it very tough for companies in 2008, especially the junior players,” he said36. (nous soulignons)

The Calgary-based company blamed deteriorating economic conditions related to the province’s royalty review, higher labour costs and the soaring Canadian dollar.

In September, Eresman threatened to chop $1 billion from Encana’s Alberta budget and hinted Wednesday’s cuts might have been more severe if the province had chosen to implement the full panel report, which called for an export tax on oilsands production.

Eresman complained Alberta has to “re-establish competitiveness” in the wake of soaring costs and falling natural gas prices. He said the province’s economic advantage was already being eroded even before the government’s royalty review panel released its recommendations in September.

“Alberta was already becoming less competitive,” he said. “It has little to do with the actual royalty rate and more to do with rewards for investors … if the government wants more resource capture it has to have the fiscal framework to make it happen37.” (nous soulignons)

The threat of a bigger government stake is being blamed for a dismal year-end auction of oil and gas rights in Alberta, which saw provincial sales fall behind neighbouring British Columbia for the first time. […]

The new royalty framework that has been put into place has been chasing the active exploration out of Alberta, said Kwong (from First Energy Capital Corp.). In a risk context, the economy can’t compete with B.C. and Saskatchewan. […]

But everyone has a chance of where they can drill, geographically. With this new royalty, British Columbia and Saskatchewan are going to be the places where people are going to be redeploying their capital program. Why take a 50 per cent royalty hit in Alberta when you can take a lesser royalty hit in B.C. or Saskatchewan38 ?

If you’re not going to be encouraged because of the royalty structure to keep upgraders in Alberta, people like us will have to start thinking of different alternatives as to where to put that upgrading technology39. (Marvin Romanov, Chief Financial Officer, Nexen)

Cette liste des réactions à l’adoption partielle des recommandations de la Commission est loin d’être exhaustive, mais elle reflète avec assez d’exactitude le spectre argumentaire des tenants de l’industrie et de leurs recours discursifs pour recadrer la revue du régime des redevances comme cause fondamentale de ce qui ressemble fort à une « vision crépusculaire » du monde telle que l’avait définie Angenot dans un autre contexte. Mais le tableau ainsi donné est le résultat de manoeuvres plus complexes que la projection catastrophique, et il vaut la peine de les examiner de plus près.

On l’a dit, recadrer est de l’ordre d’une manipulation cognitive qui consiste, entre autres, « à orienter les faits de telle façon que la réalité s’en trouve sciemment déformée40 ». Le recadrage d’un élément ou d’un fait peut aussi bénéficier de plusieurs types d’amalgames cognitifs que l’on pourrait définir, toujours selon Breton, comme la technique rendant « acceptable une opinion en construisant un message qui est un mélange de cette opinion sans discussion de son contenu avec un élément extérieur, sans rapport immédiat avec cette opinion, mais considéré, lui aussi, comme déjà accepté par l’auditoire41. » Cependant, en examinant de plus près les exemples qui nous sont offerts par la presse calgarienne, on observera une tendance à ces manipulations plutôt que leur déploiement à l’état pur.

Ainsi, examinons comment est positionnée la hausse des redevances dans la liste des causes d’une baisse (annoncée ou actuelle) des investissements de l’industrie en Alberta. Elle est associée à un ensemble d’autres facteurs qui, logiquement, contribuent à une baisse des revenus de l’industrie : pénurie de main-d’œuvre, exigences salariales élevées, montée subite du dollar canadien qui dépassa, fin novembre 2007, le dollar américain, coûts d’opérations en hausse causés par le contexte particulier de l’exploitation des sables bitumineux, baisse notable du prix du gaz naturel. Cela dit, dans un contexte mondial où le prix du brut avait atteint le prix record (à l’époque) de 94 $ le baril, début décembre 2007. On notera que ces derniers éléments pris en compte dans l’habitus du monde des affaires bénéficiaient sans conteste d’une acceptabilité générale : le pétrole albertain n’avait jamais été économique à produire. Ces causes aux apparentes difficultés de l’industrie—qui n’en continuait pas moins à déclarer des revenus record, telle Encana particulièrement pour l’année fatidique de 2008—consistaient pour le lectorat une opinion acceptée. Mais, soudainement, ce pétrole était devenu encore moins économique du fait de l’annonce de la hausse des redevances dont l’application était reportée dans le temps et dont la teneur était considérablement édulcorée42. Les recommandations de la Commission, non effectives au moment des déclarations de l’industrie, étaient insérées dans ce contexte véritablement « crépusculaire ». Ces recommandations étaient contaminées par le statut de causalité qui était accolé aux autres facteurs, rendant tout aussi acceptable le fait que la hausse des redevances devait être considérée comme un élément tout aussi nuisible pour l’industrie. De fait, puisque nous sommes ici dans le domaine des projections, il est très difficile pour le profane de vérifier l’impact réel de la hausse sur les revenus de l’industrie. Il reste admissible, logiquement, que les sommes versées à l’État albertain constituaient certes des « pertes » de revenus pour l’industrie, mais de quel ordre exactement ? Cette hausse entraînait-elle vraiment la ruine, était-elle la cause directe de la fuite des capitaux de l’Alberta, « érosion » définie par le CEO d’Encana ? À partir de quel niveau le profit devient-il vraiment médiocre ? Ces hausses furent-elles vraiment le facteur marquant qui aurait pu précipiter les décisions de l’industrie de réduire ses investissements, voire de les déménager ailleurs ? Nous ne croyons pas qu’il soit possible d’obtenir de réponses satisfaisantes et vérifiables à ces questions qui relèvent davantage du journalisme d’enquête que de l’analyse du discours. Mais, c’est à ce dernier mode d’analyse que nous devons nous fier pour essayer de cerner d’un peu plus près ces données incertaines.

Le positionnement de la hausse des redevances comme élément contribuant aux difficultés de l’industrie est une conséquence de l’amalgame avec d’autres circonstances dont nous avons remarqué qu’elles avaient déjà été présentées discursivement, entre autres par Pierre Alvarez, comme un assaut concerté contre les pétrolières, voire comme un complot de l’État. L’accumulation des autres données résulte en une image de l’industrie déjà fragilisée et victimisée, condition attribuable à certaines décisions précédentes des gouvernements, telle l’abolition des trust funds au début de l’année 2007. On voit comment l’amalgame cognitif où la hausse des redevances est mise sur le même pied que les coûts inflationnaires des opérations d’exploration (que l’industrie, soit dit en passant, a contribué à créer) est censé produire le même effet. Une autre variante, congruente avec la représentation d’une industrie assaillie, est de présenter cette hausse comme la dernière goutte qui aurait fait déborder le vase, et qui aurait provoqué l’ultime basculement vers le désastre, suggèrant que, sans cette dernière goutte, on aurait peut-être réussi « à s’en sortir », ce qui est de rejeter tout l’odieux des événements sur le gouvernement. L’industrie pétrolière est donc ainsi déresponsabilisée de ses propres décisions et on peut lire à quel point les commentateurs du Calgary Herald abondent dans cette direction.

Un autre indice discursif récurrent doit être aussi relevé dans ces discours du blâme : il s’agit du type spécifique de temporalité des événements dont il est fort possible qu’elle ait été présentée par mégarde. Deux commentateurs, Deborah Yedlin et Charles Frank, remarquent que certaines études de rendements ont été effectuées et produites avant l’annonce officielle de la mise en place de la Commission de revue des redevances. D’autre part, les tendances inflationnaires ne se sont certes pas concrétisées subitement à la mi-octobre, date de la publication des recommandations, de l’aveu même de Randy Eresman d’Encana qui en fait état dans sa déclaration, ce qui modifie quelque peu le rôle de la Commission, passant du statut de cause à plutôt celui d’un facteur d’accélération. Si on considère l’habitus prévisionnel du monde des affaires, on doit prendre en compte que cet état de choses avait certainement été constaté depuis un certain temps, ce qui explique les ventes accélérées de terrains exploitables en Colombie-Britannique et en Saskatchewan en cette même année 2007. Dans l’hypothèse où nous choisissons de croire les déclarations de l’industrie, et machiavéliquement nous les croirons, nous devons en conclure que toute cette évolution aux facteurs multiples était surveillée étroitement depuis un certain temps et que des mesures compensatrices étaient déjà envisagées ou déjà prises avant septembre–octobre 2007, l’industrie pétrolière n’ayant pas coutume d’improviser ses mouvements. Ces considérations placent dès lors la question de la hausse des redevances sous un autre éclairage : la perception de l’amalgame cognitif doit être ici quelque peu modifiée, car il semble davantage consister à faire coïncider dans le temps un ensemble de facteurs dont la manifestation temporelle était en fait graduelle et éparse dans le temps et l’espace.

Le nouveau type d’amalgame qui en résulte donne l’impression que toutes ces causes surgissaient en même temps au terme d’un point soudain d’éclatement, et que leur impact devenait brusquement plus aigu, n’attendant qu’une autre occurrence pour devenir incontrôlable : la hausse des redevances pétrolières et gazifières. On est donc devant l’image d’une constellation arbitrairement diachronique mais synchroniquement mise en place, qui n’attend que l’impulsion finale pour lui insuffler sa trajectoire globale, produisant une téléologie rétrospective de la détérioration.

À cela s’ajoutent deux autres données figuratives, l’une récurrente, l’autre isolée, mais qui jouent en concomitance. Il s’agit, sous la plume de Deborah Yedlin, de la petite métaphore en apparence inoffensive et gratuite de la leçon apprise par la Saskatchewan sur les exigences de la compétitivité : « Saskatchewan had learned its lesson ». Si, comme le dit Angenot, toute métaphore est idéologique, celle qui nous occupe est lourde de tout un jugement éthique singulier. Ainsi une instance supérieure a fait la leçon à la province des Prairies, et celle-ci a vraisemblablement été « punie » pour y avoir résisté, mais que, par la suite, elle a « compris ce qu’il fallait faire » et s’est soumise à cette instance. La métaphore de la leçon présume une subjection et un certain type d’imposition soumettant la volonté de la province. On présume ici que la Saskatchewan n’aurait imposé qu’un minimum de redevances, pour répondre à cette abstraction polymorphe : la compétition. L’avantage de la province consisterait donc, en toute logique, à s’être asujettie sans réclamation conséquente à l’industrie pétrolière, qui aurait décidé d’en exploiter les ressources. Ajoutons à cette mise en exemplarité de la Saskatchewan une autre conséquence argumentaire, qui est de rendre à son tour l’Alberta « jalouse » puisque les faveurs de l’industrie vont maintenant à une autre province, traditionnellement négligée, et qui serait désignée comme la nouvelle star énergétique, reléguant au second plan l’Alberta, auparavant si fière de l’envie qu’elle suscitait dans le reste du Canada. Ce procédé a une efficacité indéniable, qu’il convient de faire resurgir dès que l’occasion s’y prête, comme le montrent les titres des éditoriaux subséquents de Yedlin « Bakken steals Alberta’s thunder43 » et de Charles Frank « Head East, young driller : Saskatchewan shines as a land of opportunity44 », indiquant le double désir de présenter l’Alberta déjà condamnée à la désaffection tout comme (que l’on nous pardonne ce jeu de mots) à la dés-affection. Cette thématique de la rupture affective n’est nulle part mieux exprimée que par Charles Fisher, CEO de Nexen qui, dans une entrevue journalistique, exprimait son ressentiment à la suite de l’adoption des recommandations de la Commission, par une menace sans équivoque :

But, once they [le gouvernement] got to a conclusion, they’ve got to live with the consequences. To the extent they’ve raised royalties, in some cases, to the point where projects become uneconomic or marginal, then we cut capital […]

If we are going to be fair share and become that great socialist society, government can pay for it all. I am still a philanthropist—I just won’t be a philanthropist here. I’ll take my money and give it to the developing world where maybe they appreciate it45. (nous soulignons)

Cette dernière remarque se passerait de commentaires, si elle n’illustrait en sus (si tant est que l’on ait encore besoin de revenir sur les inconvénients de la chose) les risques inhérents à confier le sort culturel ou social de la collectivité au bon vouloir d’un agent privé dont le désintéressement se dévoile en fait comme un vernis fragile, dès que ses intérêts immédiats et réels sont perçus comme étant menacés.

Des multiples usages d’une Commission de revue des redevances pétrolières, ou comment « faire sortir le méchant46 »

Force donc nous est de percevoir que l’instauration d’une Commission de revue des redevances pétrolières de l’Alberta s’affirme comme un des catalyseurs discursifs centraux de l’argumentaire pétrolier albertain du début dans la foulée du second boom pétrolier de 2005–08. D’une simple consultation gouvernementale, la Commission devenait, dès son annonce et avant même la mise en place de ses travaux, le lieu d’une polémique grandissante se nourrissant d’un côté de diverses thématiques qui allaient de la récupération identitaire, à la résurrection massive du discours patronal de la révolution industrielle, en passant par une rhétorique de l’insulte coloniale, à l’évocation de la « vision crépusculaire », au pathos de l’abandon, et à l’éthique de la punition. De l’autre était évoqué l’argumentaire de l’appropriation des ressources et du topos de ce que nous nommerons pour l’instant celle « du grand bourgeois s’engraissant de la sueur de peuple », empruntant elle aussi au discours ouvrier du dix-neuvième siècle, double inscription discursive sur laquelle nous reviendrons.

Récapitulons cependant les étapes synchroniques ayant conduit à ce déchaînement discursif afin de bien marquer d’une part la nature de sa productivité argumentaire et d’en mesurer le pouvoir éminemment cathartique pour l’ensemble de la collectivité albertaine, incluant l’industrie pétrolière. Cette récupération devrait aussi permettre de mieux comprendre la multiple fonctionnalité de la Commission, selon les différentes parties qui y réagirent. Nous émettrons au départ quelques hypothèses présidant à la genèse de la Commission, hypothèses centrées autour de sa dimension pragmatique, c’est-à-dire l’ensemble des motivations politiques qui ont pu vraisemblablement conduire à sa création d’abord et à son instrumentalisation ensuite.

En premier lieu, il y a fort à parier que, depuis un certain temps, dans la foulée particulière du boom de 2006 et de la montée accélérée du prix du brut, les technocrates gouvernementaux, les grands fonctionnaires albertains, aient jugé que l’actuel régime des redevances pétrolières était insuffisant et obsolète et devait être remis, en quelque sorte, au goût du jour. Si le gouvernement de Ralph Klein, par ses professions populistes de laisser-faire et de non-intervention dans la marche de l’industrie, a pu être perçu comme non favorable à une telle revue, la course à la chefferie du Parti conservateur a certainement offert un terrain plus favorable à une reconsidération de ce régime. On se souviendra que c’est pendant cette campagne à la chefferie que les candidats émirent la possibilité de procéder à une telle revue, qui dès lors prit l’aspect d’une promesse électorale. La nomination inattendue d’Ed Stelmach, qui devenait d’office premier ministre de l’Alberta, mit sans doute le nouveau dirigeant dans l’obligation de donner suite à cette promesse, peut-être comme stratégie pour prouver qu’il était l’homme de la situation, malgré le caractère aléatoire de sa désignation. Nous retenons l’hypothèse de la stratégie légitimatrice, comme il est fort possible, d’autre part, que Stelmach ait été convaincu de lui-même (ou par ses conseillers) de la nécessité de procéder à une réévaluation de régime. Quoi qu’il en soit, la création d’une Commission indépendante, formée d’universitaires, d’économistes, et d’anciens acteurs de l’industrie et du monde des affaires, avait l’avantage de présenter une telle étude et ses résultats comme venant de l’extérieur, offrant véritablement un discours immotivé et neutre, soustrait aux influences du pouvoir. En demeurant toujours dans le domaine des suppositions, nous envisageons ici deux autres possibles. Soit que la Commission ait confirmé la position initiale de l’administration gouvernementale, et que la Commission ait énoncé les recommandations déjà souhaitées par Stelmach et son gouvernement. Ou soit encore que le premier ministre ait été pris de court par des recommandations de la Commission, qui aient pu dépasser ses prévisions et sa marge de manœuvre initialement prévue. Dans les deux cas, néanmoins, le caractère éminemment consultatif, public et ouvert de la Commission imposait une certaine réceptivité de la part du gouvernement. Si nous admettons la possibilité de la création de la Commission comme stratégie de consolidation de sa position, Stelmach pouvait difficilement reculer, et s’est peut-être retrouvé, nous l’avons déjà mentionné, dans la situation de l’apprenti-sorcier. Il est tout aussi plausible que la Commission lui ait servi d’alibi pour passer à une action déjà souhaitée et déterminée par son gouvernement : nous tendons à opter pour cette seconde hypothèse car, malgré les dommages potentiels à son image à la suite de ce qui ressemblerait à une trahison manifeste de ses promesses électorales, le premier ministre avait adopté, quoiqu’avec certaines modifications, les recommandations de la Commission. Quelles qu’aient cependant pu être les motivations du premier ministre albertain, il faut garder à l’esprit ce facteur fondamental : la Commission de revue des redevances pétrolières, de par son extériorité même, allait fournir au gouvernement un remarquable déflecteur discursif, en ce qu’elle attirait sur elle, plutôt que sur le chef de l’État, une bonne part des imprécations, malédictions et anathèmes qui allaient pleuvoir sur l’Alberta de la part de l’industrie et du monde des affaires.

Si les parties précédentes de ce chapitre permettent de mesurer le catalogue (très partiel) de la variété des discours d’intimidation, voire d’agression, lancés à l’égard de la Commission, du gouvernement et des Albertains en général, il est pertinent de noter que les attaques ad personam furent surtout réservées aux membres de la Commission. Nous n’en donnerons ici qu’une illustration, cependant exemplaire, du procédé : « In case you are wondering, that study was carried out last spring, well before the kerfuffle over Alberta’s energy royalty panel. Bill Hunter’s intemperate statements blew up into a province cause célèbre47. »

Outre cette première fonction d’écran stratégique au gouvernement, qui pouvait avoir l’air ainsi d’obéir à un influx extérieur, et de se détacher de ses propres décisions ou des les attribuer à une autre instance, la Commission offrait aussi à la conjonction ambiante d’excellentes occasions discursives qui allaient s’avérer centrales pour un repositionnement des enjeux historiques entre l’industrie, l’État et les citoyens, occasions dont les différentes instances allaient trouver des usages fort variés, selon leurs positions respectives dans le débat.

Ainsi, l’industrie se voyait offrir la possibilité de reconfigurer la Commission de revue des redevances comme l’alpha et l’oméga de tous les obstacles, problèmes, difficultés qui allaient potentiellement marquer l’industrie, et conséquemment la prospérité de la province. L’adoption des recommandations de la Commission pouvait fournir à l’industrie et à ses commentateurs, par un incessant travail de recadrages et d’amalgames, une cause continue et infaillible à toutes les tribulations de l’industrie, en en présentant la volonté populaire et démocratique albertaine comme la coupable incontournable. En cela, on consolidait le discours punitif en faisant poser l’odieux de la punition sur l’Alberta elle-même, présentée dans cette logique comme victime de sa trop grande avidité, et conséquemment punie en vertu d’une certaine « justice naturelle ». Ce détournement éthique vers la victime responsabilisée fut donc une véritable aubaine argumentaire que l’industrie ne se fit pas faute de saisir.

Il en allait par contre différemment pour les citoyens de l’Alberta et pour une partie de ses représentants, et c’est sur cette différence que repose peut-être la plus grande valeur instrumentale de la Commission. Car du seul fait qu’un débat public naquit de l’instauration de la Commission et de ses recommandations est remarquable en soi, dans une collectivité qui avait toujours présenté une unanimité, aussi superficielle soit-elle, quant à son rapport à ses ressources naturelles, et ce, tout particulièrement dans l’euphorie initiale de son second boom pétrolier. Le pétrole demeurait le sang et le cœur de l’Alberta, dans un amalgame émotionnel qui gommait tous les « aléas de la conjoncture ». Mais voilà que les travaux de la Commission et ses consultations publiques procuraient l’occasion de jeter un coup d’œil plus attentif précisément à ces aléas de la conjoncture, et plus particulièrement au fait qu’entre les Albertains et leurs ressources s’interposait un intermédiaire de taille : les grandes pétrolières, dont les mécanismes de fonctionnement financier et d’obligations aux actionnaires étaient tout à coup rappelés à l’argumentation de l’appropriation des ressources, telle qu’exprimée par l’injonction de Peter Lougheed « Think like an owner ». Non pas que la réalisation de cet état de choses s’imposait comme une découverte inédite : depuis la fin des années quatre-vingt, il n’y avait plus, en Alberta, de pétrolières canadiennes nationalisées48, et les priorités de la libre entreprise étaient des axiomes traditionnellement admis et valorisés dans le discours social albertain ayant intégré les modalités de l’identité frontalière. Cependant, on percevait que ces règles incontournables avaient été plus ou moins reléguées dans l’impensé collectif, tant étaient forte leur acceptabilité générale. Parce que justement, elles avaient toujours été prises comme acquises, il n’avait pas été nécessaire de les penser, encore moins de les repenser, de même que leurs conséquences sur les mesures décisionnelles des compagnies pétrolières. Ces dernières, dans la logique de leur fonctionnement, se devaient d’établir ou de rétablir leur loyauté première qui était, pour employer les termes du CEO de Encana, Randy Eresman, « the reward of long-term capital investments49. »

C’est dans ce travail de retour sur la nature des règles fondamentales d’exploitation des ressources pétrolières albertaines que s’inscrit un des apports cruciaux de la Commission : la mise au jour et l’articulation des réalités du néo-libéralisme qui venaient contrecarrer, voire annuler, tous les mécanismes antécédents de nationalisation symbolique et dévoiler leur dimension illusoire et très justement, purement symbolique. Cette compréhension ne s’avérait pas tant nouvelle que comme nouvellement vécue dans le réel, dans la mesure où les travaux de la Commission dévoilaient un déséquilibre dans les redevances, confirmé d’ailleurs par l’Auditeur général de l’Alberta, qui calculait un manque à gagner précédent de deux milliards de dollars50. La réalisation d’une telle faille dans les revenus escomptés ne pouvait être exprimée que par l’argumentaire de la propriété des ressources, dont il vaut la peine de noter qu’il n’a jamais été nié par l’industrie, tant cet argument était lui aussi incontournable. De fait, le débat entre les citoyens albertains et l’industrie pouvait être synthétisé par l’opposition de ces deux axiomes, propriété des ressources pour le citoyen et obligation de profits pour le libre-marché et l’industrie, qui ne pouvaient s’articuler l’une par rapport à l’autre, tant elles appartenaient à des éthos littéralement différents. Sans être exclusives, elles ne pouvaient que cohabiter parallèlement et s’accommoder l’une de l’autre, sans que l’une ou l’autre puisse dominer dans l’absolu. L’expression « We are married to energy » devait se moduler, si on continue dans la lignée de cette métaphore, non pas tant comme divorce, mais certainement comme « séparation de corps » effective entre un groupe important de citoyens albertains et l’industrie pétrolière exploitant leur propriété naturelle. Cette prise de conscience était là pour demeurer, et doit être comptée au rang des conséquences les plus notables de la mise en place de la Commission, comme le faisait remarquer un de ses membres : « The Royalties Review Panel played a role in changing the nature of the political conversation in Alberta51. »

Non pas cependant que la Commission elle-même ait directement indiqué les termes de cette scissure entre l’Alberta, État et citoyens, et l’industrie pétrolière, sinon par inadvertance, par le biais des consultations publiques. L’industrie et ses porte-paroles, commentateurs et journalistes, s’acquittèrent paradoxalement de cette tâche discursive de dissociation de façon quasi exemplaire, et c’est en cela, s’il fallait désigner un perdant dans le débat, nous identifierons ce perdant comme l’industrie pétrolière, non pas tant du côté des retombées économiques52 négatives que du côté de la représentation résultant de leurs discours d’opposition à l’instauration d’un nouveau régime de redevances. L’industrie pétrolière avait intérêt à consolider le mythe d’une osmose entre les Albertains et elle-même, osmose d’où devait résulter une confusion d’intérêt entre les deux parties. Par leurs réactions hyperboliques, les sociétés pétrolières avaient, dans l’impensé croyons-nous, durement mis à mal ce mythe qui leur était pourtant nécessaire. De plus, ce qui doit être noté ici, c’est que la conscience de la scission entre la collectivité albertaine et son industrie pétrolière n’a nullement été le privilège exclusif des citoyens albertains. Dans la foulée des commentaires orbitant autour de la Commission, l’industrie, en réalisant ce qui était pour elle le scandale de cette fracture, trouva remarquablement moyen de la conforter par son argumentaire d’intimidation, ce qui n’était probablement pas le but qu’elle recherchait. Cette dissonance entre ses tactiques et leur résultat fut parfois exprimée par un inattendu recours au pathos comme une blessure narcissique à l’image qu’elle s’était faite d’elle-même comme bienfaitrice de la province. Ainsi cette interrogation posée par un dirigeant de l’industrie : « How did we get into the position where we contributed so much to the province where we’re despised? a Calgary oilman asked recently53. » Charlie Fisher, CEO de Nexen, exprime le même affect blessé, et pratiquement en termes identiques : « I found it really shocking to see the animosity people had for the sector. It doesn’t make you very proud of the sector. I don’t get that54. »

Cette conscience offensée de telles divergences d’intérêt ne semble cependant pas remonter jusqu’à sa cause plus chargée de conséquences, c’est-à-dire sur l’image d’elle-même qu’avait ainsi offerte l’industrie pétrolière aux Albertains. Par ses avertissements, ses menaces semées d’insultes et ses chantages affichés, l’industrie pétrolière endossait un discours qui illustrait avec une littéralité somme toute désarmante ce diagnostic de Marc Angenot :

Le néolibéralisme n’est pas chose bien surprenante : il est cette idéologie diffuse de la classe capitaliste et industrielle, ou plutôt cet avatar contemporain d’une idéologie séculaire, qui cherche conformément à sa nature et à sa logique, à profiter de la débandade des réformes et des adversaires du marché, à reprendre le terrain perdu pour parvenir elle aussi à remonter dans le temps, à remonter quelque part aux alentours de 1830, au moment où le libéralisme classique encadrait vraiment la progression industrielle, où le grand patron supportant stoïquement la misère des ouvriers, luttait avec conviction et bonne conscience, Adam Smith ou Bastiat à la main, à la fois contre les bourgeois protectionnistes et contre les meneurs plébéiens et leurs « insupportables » récriminations55.

Cet avatar, l’industrie l’avait endossé avec une exactitude que la collectivité albertaine a pu aisément reconnaître : elle avait montré clairement par ses capacités discursives son potentiel de discours punitif et son désir rageur de matérialiser cette punition, en cela bien proche d’un discours de recolonisation que l’on pouvait effectivement lire dans cette logique. Ainsi, tout en prenant en compte le risque de caricature inscrit dans la description d’Angenot, nous avons pu voir comment les tactiques discursives mises en œuvre par les dirigeants de l’industrie pétrolière n’ont guère varié depuis Zola, du paternalisme au choc d’habitus, de l’imposition identitaire à la primauté de la « compétition », de l’affirmation d’un monopole épistémologique jusqu’à la prophétie patronale que l’on avait les moyens de réaliser.

Toutefois, il est à noter que ce dernier point ne conforte pas nécessairement la comparaison absolue avec Germinal, pour une raison elle aussi somme toute surprenante par sa banalité même en ce qu’elle conditionne tout autant l’industrie que les citoyens albertains. Cette condition était la soumission égale aux lois du marché et aux fluctuations de l’économie, que l’industrie, pas plus que les Albertains, ne pouvait réguler, comme nous le verrons au dernier chapitre de cet ouvrage. Cependant, un examen des avertissements sans équivoques des représentants de l’industrie, conduit à consolider l’avènement de la Commission comme la cause de tous les malheurs économiques qui ne devaient pas manquer de survenir à la suite de l’adoption de ses recommandations, et de leur conférer une téléologie rétrospective.

Cependant, la question se pose : et si le cataclysme économique prévu ne se produisait pas, et si les profits accrus des pétrolières n’étaient nullement modifiés par les redevances, en raison d’une hausse continuelle des prix du pétrole et de nouvelles inflexions de la demande mondiale ? Les Albertains se trouveraient ainsi devant le cas où l’industrie pétrolière, comme l’Agrippine de Britannicus, aurait promis « au-delà de son pouvoir », occurrence doublement dommageable pour son image car elle dévoilerait trop clairement son désir hargneux de punition, déjà lourd d’un éthos suspect en soi, en ce qu’il s’accompagnerait de la sanction contraire par les règles mêmes du marché, que défendait pourtant l’industrie. La conjoncture de profits record de 2008 a pu s’avérer un coup majeur à sa crédibilité argumentative dans tout débat subséquent sur la question des redevances. Par ailleurs, la crise économique de la seconde moitié de la même année, et son impact désastreux sur l’industrie et la société albertaine n’eurent rien à voir avec la mise en place des recommandations de la Commission. Quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que les deux parties sont pleinement conscientes des risques encourus dans le futur pour l’industrie à discursivement s’exposer davantage sur la question, et que cet épisode où la doxa d’une équation identitaire entre les Albertains et leur industrie (de même que la croyance au caractère bienveillant sinon bénéfique de cette même industrie envers les Albertains) venait de voler en éclats. Certaines positions fondamentales étaient ici fortuitement et brutalement dévoilées.

Mais au-delà de ce potentiel échec de l’industrie dans sa tactique d’auto-représentation n’ayant pas su modérer l’expression de son ressentiment, la logique des discours orbitant autour de la Commission de revue des redevances a permis en définitive de mesurer, outre leur valeur réellement cathartique, un certain désenchantement des Albertains et de leur industrie face aux ressources énergétiques de la province. Que l’on nous pardonne de galvauder un peu plus cette expression du « désenchantement » : elle nous paraît pourtant s’appliquer elle aussi, avec littéralité, à ce contexte des relations entre l’Alberta et ses ressources énergétiques. Quelque chose de ce mariage entre une collectivité et sa principale ressource, le pétrole, cette plénitude heureuse qui permettait historiquement à l’Alberta de se saisir dans l’unicité et de s’offrir telle aux regards du monde, s’était effrité à la lueur des débats autour de la question fondamentale de la jouissance de sa propriété énergétique. Le sentiment d’une perte de contrôle effective et réciproque entre les parties impliquées remettait pour ainsi dire les pendules à l’heure. Ce qui s’était immiscé au sein des arguments variés, d’une rhétorique de l’appropriation à une rhétorique de l’intimidation, était la conscience vague d’une déperdition symbolique de pouvoir sur les ressources mêmes, qui n’appartenaient plus en propre à aucune partie. Ni à l’État ne pouvant les exploiter sans l’industrie, ni à l’industrie qui avait tiré sa légitimité de l’illusion d’une synergie identitaire entre elle et les Albertains, ni à ces derniers eux-mêmes à qui étaient brutalement rappelées les conditions de subordination aux règles du marché à laquelle était sujet ce rapport, auparavant euphorique, à leurs ressources pétrolières.

Au-delà de son instrumentalisation par les diverses parties impliquées dans le débat, nous avancerons qu’en définitive, un des effets les plus durables de l’instauration de la Commission de revue des redevances pétrolières, effet échappant à toute prédictibilité et dépassant de loin son intentionnalité première, a été précisément de remettre en question ce récit pétrolier auparavant motivé par la conjoncture entre l’identité frontalière (individualiste, faisant table rase du passé, insoumise et étant à elle-même son propre ciel) et une ressource énergétique riche elle aussi de ses légendes, de ses gloires, de ses risques et de sa destinée mystique. Cette fusion entre identité et ressource devait aussi compenser l’Alberta de son accessoire obsession de la perte. Pourtant, ce récit explicateur de l’albertanité perdait ainsi quelque peu de sa motivation extatique. Par les rappels à l’ordre des lois incontournables de la libre entreprise et du libre-marché, quelque chose de cette ivresse frontalière était maintenant contaminé, et peut-être de façon irrévocable, par la sourde angoisse elle aussi impensée de cet intermédiaire posé entre les Albertains et la jubilante jouissance de leur énergie : Big Oil et ses règles, qui repositionnaient le collectif en potentiel serf de son territoire.

D’autres facteurs supplémentaires allaient aussi être source d’inquiétude pour les tenants de ce récit du Pétrole56, dont toutes les parties avaient tiré avantage. Il nous en faut maintenant faire un peu le tour pour voir en quoi ces données elles aussi apportent des modifications notables à ce récit, dont le potentiel sera peut-être de le rendre impossible. Et ce, paradoxalement, alors que ce récit légitimateur serait peut-être plus que jamais nécessaire face aux assauts du réel, et aux premières lueurs de ce qui semble être les prémisses d’un certain « crépuscule » de la gloire pétrolière dont la donne environnementale n’est pas la moindre des composantes.

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L'Alberta Autophage
© 2013 Dominique Perron
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