Introduction
Entre 2005 et 2008, la province de l’Alberta connut un boom pétrolier sans précédent dans son histoire et dans l’histoire canadienne. Cet épisode fit de l’Alberta un des points capitaux des discours canadiens (et aussi partiellement québécois) sur l’énergie, l’économie et l’environnement. De fait, cette position centrale de l’Alberta dans la configuration des discours sociaux et politique au pays n’a fait que se confirmer, même après la débâcle économique mondiale de 2008–12. Plus encore, tous les commentateurs s’accordent pour constater l’irréfutable glissement vers l’Ouest canadien des pouvoirs politiques et financiers traditionnellement rattachés au Canada central. Et cela, en raison de la simple mais formidable présence de ressources d’hydrocarbures enfouies dans le sol albertain qui la place pour l’instant au second rang des réserves de pétrole dans le monde, classement qui revient comme un leitmotif ponctuant incessamment les discours de l’énergie dans la province. La terre de l’or noir est ainsi devenue le lieu du pouvoir.
Ce sont les divers phénomènes discursifs qui ont entouré cette configuration historique de l’Alberta en société de l’énergie exerçant une influence marquante au sein du Canada que cet ouvrage veut étudier ici, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité. Car le rapport aux ressources énergétiques, leur territorialisation, leur exploitation, et les phénomènes identitaires qui à la fois conditionnent ce rapport et surgissent de cette relation dans une société donnée ne peuvent être actualisés que par le discours social. Et les modulations de ce discours social cherchent à leur tour à rendre compte de toutes les situations nouvelles qui apparaissent au gré des évènements variés formant le cœur des narrations traditionnelles des récits liés à l’énergie.
Ces discours sociaux sur l’énergie, et autour des questions énergétiques, en Alberta comme ailleurs, jouissent actuellement d’une position centrale qui est conséquence de la conjoncture mondiale actuelle et qui correspond à la définition classique qu’en a donnée Marc Angenot :
Le discours social : tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd’hui dans les médias électroniques. Tout ce qui narre et argumente, si l’on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mise en discours.
Ou plutôt appelons “discours social” non pas ce tout empirique, cacophonique à la fois et redondant, mais les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d’enchaînement d’énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible—le narrable et l’opinable—et assurent la division du travail discursif1.
Ce que nous tenterons donc d’établir ici sera de répertorier d’abord ce qui en Alberta a pu et peut être dit et argumenté, ce qui était dicible et argumentable sur la question de ses ressources pétrolières. Et nous ajouterons aussi sur ce qui était argumentable dans les récits identitaires du pétrole, dans leur formation en mythes historiques, et dans les discours politiques et économiques qui configurent la perception de ces ressources.
Dans le cadre albertain, comme ailleurs, il est tout aussi aisé de voir comment toute considération sur l’énergie, émanant à la fois des médias, des pouvoirs divers, et du public en général tend à verser rapidement dans le débat, la contestation, la remise en question, l’injonction ou la polémique, selon les fins visées par les énonciateurs variés. À leur tour, toutes ces positions d’énonciateurs, parfois successives, parfois simultanées au sujet de l’industrie pétrolière, ont recours à une rhétorique particulière pour s’imposer à un lectorat qui ne peut que les mettre en concurrence les unes avec les autres. Les interrogations qui s’ensuivent conduisent à leur tour l’observateur un peu plus attentif à formuler des hypothèses sur l’utilisation même des affirmations souvent contradictoires au sujet du pétrole et de son exploitation. Et ce, surtout lorsque cette question de l’exploitation des ressources est saisie plus ou moins ouvertement par le tiers pouvoir du secteur privé sous couvert d’un récit identitaire collectif efficacement mis en place par certaines mythologies prégnantes de l’histoire albertaine.
C’est justement en raison de cette appropriation des discours sur l’énergie en Alberta par les divers pouvoirs concernés, socio-politiques et économiques, qu’il convient donc de s’intéresser de très près à ce qui se manifeste sous la forme de ces récits collectifs servant de fond argumentaire aux principaux acteurs qui assurent le dicible sur la question des ressources pétrolières en Alberta. Nous avons abordé dans d’autres recherches sur l’équation entre ressources hydroélectriques et identité québécoise les conséquences de cette projection identitaire favorisée par la jouissance de ressources énergétiques abondantes2. Mais l’examen de cette équation appliquée à un domaine aussi différent que l’industrie pétrolière en Alberta semble révéler une palette plus riche en variation de ces discours identitaires, lesquels ne comportent pas nécessairement l’évidence hydroquébécoise et l’impression de consensus qui a pu en découler. Plus contestables politiquement, pour les raisons que l’on verra, les tentatives de production de discours rassembleurs en ce qui a trait aux questions pétrolières albertaines ont dû faire appel à des conceptions historiques diverses et proposer une lecture plutôt sélective de ces récits collectifs liés à l’histoire du pétrole. Ce sont donc ces mêmes récits collectifs et leurs déploiements sous différentes formes au gré d’évènements historiques précis, saisis et commentés par la presse et les médias, que cet ouvrage se propose d’abord d’explorer. On se penchera donc sur les stratégies discursives centrales des représentations privilégiées par les différents acteurs ayant partie liée avec l’exploitation du pétrole albertain : le gouvernement provincial, les citoyens de la province et l’industrie pétrolière elle-même, et on examinera leur mise en circulation et leur exploitation par les organes médiatiques traitant des questions reliées au pétrole dans la presse quotidienne comme dans les magazines spécialisés.
Ainsi, pour donner un exemple anecdotique de cette association prépondérante entre identitaire et ressources énergétiques, mentionnons comment, il y a quelques années, le premier ministre du Québec, à l’époque Jean Charest, avait scellé l’équation entre l’Alberta et sa production pétrolière, dans le contexte de la politique quotidienne québécoise où toute mention de l’Alberta était jusqu’à peu restée inusitée. En juin 2006, lors d’un congrès du Parti libéral, Charest préconisait la nécessité de nouveaux développements hydroélectriques au Québec en établissant cette similarité de rapport entre les deux provinces : « Je veux que l’hydroélectricité soit aux Québécois ce que le pétrole est aux Albertains3. » Le destinataire québécois de ce message au fait de l’histoire de la récente évolution industrielle du Québec pourrait sans doute s’étonner à bon droit de la préséance faite ici à la caractérisation des Albertains par leurs ressources pétrolières proposée comme modèle aux Québécois. Il est vrai que l’homme politique référait ici plus particulièrement au volume des revenus pétroliers de l’Ouest, les gains financiers d’Hydro-Québec ne pouvant se comparer certes aux appréciables redevances pétrolières annuellement recueillies par le gouvernement albertain. Mais le renforcement assertif de la relation entre « ressources naturelles » et communauté présentée en modèle aux Québécois, qui ont pu croire à bon escient qu’elle était déjà incontestable dans leur cas particulier (songeons à l’expression « On est Hydroquébécois »), révèle en fait la marque claire de la reconnaissance fermement établie dans le discours social canadien de cette relation polymorphe entre ressources pétrolières et Alberta et la trame identitaire albertaine qui peut en découler. C’est donc de l’objet de cette reconnaissance ancrée dans le discours général dont se saisira également cette étude car il y a d’ores et déjà de bonnes raisons de croire que les discours autour des questions énergétiques en Alberta ont une spécificité propre en ce qui a trait à leur représentation proposée au reste du Canada.
D’autre part, il convient aussi de délimiter le terrain d’où seront extraites les données servant à cette analyse. En fait, il est vaste, car le discours social est omniprésent et le corpus en ce domaine est illimité : éditoriaux, articles des journaux et des magazines, particulièrement d’origine calgarienne car c’est à Calgary que bat presque exclusivement le cœur singulier de l’industrie pétrolière canadienne, plutôt qu’à Edmonton. La capitale albertaine se dessine en fait comme une observatrice tâchant de réguler les opérations et de légiférer sur elles, mais ne fait pas partie prenante de l’action pétrolière comme telle. Nous avons sélectionné de nombreux articles du quotidien The Globe and Mail, où s’expriment des positions plus élargies, à l’usage d’un lectorat pan-canadien. Du coté de la presse, nous avons donc tenté de circonscrire ce que lit quotidiennement le Calgarien et l’Albertain moyen lorsqu’il veut savoir—ou mieux, lorsqu’on veut lui faire comprendre ce qu’il doit savoir—sur tout ce qui regarde l’exploitation de son pétrole. Nous avons donc aussi tenté de comprendre comment ces informations sont relayées par les perspectives alternées de l’industrie pétrolière, du gouvernment et de la population en général. S’ajoutent aussi à ce corpus des discours publicitaires, des ouvrages de vulgarisation scientifique ou politique, monographies historiques, particulièrement abondantes en Alberta à la fin des années soixante-dix et aux années quatre-vingt. À cet égard, on peut préciser que les Albertains se sont très tôt dotés d’une plus vaste littérature historique sur leurs ressources naturelles que les Québécois, qui y avaient pourtant greffé une dimension importante de leur identité d’après la Révolution tranquille. C’est de cette littérature particulière qu’émerge entre autres le récit représentatif de l’Alberta du premier boom pétrolier de 1973–79, récit qui a perduré jusqu’à récemment et qui propose les paramètres identitaires des Albertains, dont certaines formulations ont connu la pérennité.
C’est pourquoi le premier chapitre de cet ouvrage s’ouvre sur l’analyse de ces paradigmes, dans une optique que nous avouerons issue des courants québécois d’analyses identitaires4. Il nous a donc semblé naturel d’examiner d’abord comment s’énonçaient les rapports entre les ressources et le peuple qui en bénéficiait, pour donner une cohérence subséquente au reste de notre projet d’examen des discours. Pour ce faire, on concentrera ici notre attention sur une relecture d’un ouvrage classique de l’histoire du premier boom pétrolier albertain de 1973, The Blue-Eyed Sheiks du journaliste Peter Foster, dans lequel les premiers termes de cette formation d’une identité pétrolière albertaine sont formulés et réactivés dans le discours social subséquent qui se dégage du rapport aux ressources pétrolières dans la province. Parmi ces termes, mentionnons une certaine conception de la masculinité non-problématisée, une reconceptualisation du territoire albertain comme terre d’abondance et une reconfiguration des altérités pouvant chercher à s’immiscer dans le rapport idéalisé entre l’identitaire albertain et ses ressources énergétiques. Nous verrons que l’écrit journalistique de Foster pose les fondements d’une identité albertaine de l’énergie qui pourra être par la suite abondamment utilisée, voire détournée, afin de répondre aux objectifs divers des structures de pouvoir qui voudront plus tard justifier leurs propres conceptions de l’exploitation des ressources et des fins qui en découleront.
Le second chapitre examinera plus avant certaines thématiques propres à la question des ressources pétrolières albertaines comme discours culturel. Nous observerons ici comment est légitimée la question du hasard ontologique, par rapport à l’identité albertaine, qui a prévalu à l’arbitraire de la fortune géologique de l’Alberta. Cette réflexion sur la contingence présidant à la distribution des ressources sera aussi l’occasion de se pencher sur un des arguments culturels les plus lancinants concernant la perception de Soi par l’Autre (et inversement), qui se manifeste autour de la question de l’envie comme un des vecteurs commandant les rapports entre l’Alberta et le reste de la Confédération canadienne dans la foulée du second boom pétrolier de 2005–08. Et, une chose menant à une autre, nous avons jugé que cet événement même du boom méritait une certaine réflexion établie par une anatomie descriptive du phénomène, tel qu’il était traduit par les médias calgariens et nationaux.
Le Chapitre 3 se consacrera à l’étude de trois concepts idéologiques et de leur mise en œuvre dans l’argumentaire pétrolier : les règles du libre-marché, la question de la propriété des ressources dites « naturelles » et leur privatisation effective par l’industrie. Ces idéologèmes seront exactement considérés comme ce qu’elles sont, c’est-à-dire des cristallisations idéologiques fondées sur un système de croyances, en partant de cet axiome de base en analyse du discours, à savoir que tout est idéologie. Et ces données seront examinées dans leurs manifestations discursives en tant qu’elles invitent à nourrir le débat concernant le degré de possession réelle par les Albertains des ressources énergétiques en Alberta. On constatera que cette question fondamentale devient entachée d’ambiguïtés lorsqu’on la met à l’épreuve de leur contrôle effectif par l’industrie privée. Cette dernière, à son tour, détournera à son profit les paramètres imposés par idéologie de la libre entreprise qui avait été censée faire partie de l’esprit de la Frontière, récupération identitaire qui reste à notre sens l’un des grands vecteurs nourrissant toutes les contradictions inhérentes au récit pétrolier albertain dans sa confrontation aux réalités de l’exploitation du pétrole.
Le hasard, s’il a bien servi l’Alberta, se met souvent aussi parfois au service des chercheurs, en ce qu’il laisse survenir de façon impromptue des événements propres à nourrir plus avant les premières hypothèses énoncées. Les années 2005 jusqu’à 2008 verront naître des circonstances uniques dans l’histoire canadienne lesquelles permettront au discours social d’aller plus avant dans l’application et le développement des idéologies mises en cause. D’abord, la publication d’un rapport (québécois) suggérant la nationalisation des ressources pétrolières albertaines. Quoique les recommandations de ce rapport ne fassent pas figure de marqueur historique, la réception albertaine qui lui fut faite fournira une occasion précieuse de voir mis en branle un argumentaire riche d’enseignements sur la représentation de l’État albertain comme business friendly. Ce dernier trait découle du concept dominant de la libre entreprise et, parallèlement, implique la disqualification d’une théorique nationalisation des ressources comme complètement aliénée de l’éthos central à l’élaboration de l’identité collective albertaine. Ce sont les arguments lancés contre cet hypothétique processus de nationalisation présenté comme une utopie déraisonnée et hautement nuisible que nous avons voulu scruter plus à fond dans le Chapitre 4. Ce faisant, nous avons pourtant dû constater l’aspect le plus dérangeant de l’hégémonie du libre-marché, qui est la perte de souveraineté provinciale et nationale définissant la base fonctionnelle d’une telle économie.
Une fois encore, les événements allaient permettre un déploiement plus empirique des argumentaires où se heurtaient les assertions de possession des ressources pétrolières, de bien-fondé de leur privatisation, et de démonisation de toute velléité de contrôle gouvernemental accru. L’annonce et la mise en place en 2007 d’une commission gouvernementale consultative sur une revue des redevances pétrolières (royalties) versées par l’industrie au gouvernement de l’Alberta furent l’occasion de polémiques et de débats médiatisés dans les quotidiens calgariens et nationaux, où fut mis à contribution tout un éventail de stratégies discursives de la part de l’industrie s’opposant bien sûr à toute réévaluation des sommes versées à l’État. Furent donc solicités à nouveau les traits identitaires propres à ce qu’il nous faut bien nommer les Pétro-Albertains, comme fut mis en place par les représentants de l’industrie pétrolière tout un discours menaçant, voire punitif, à l’égard des Albertains qui auraient souhaité voir une hausse de ces redevances au sujet d’une ressource qui, en théorie, leur appartenait. Subséquemment, on examinera dans ce chapitre les thématiques de l’insulte qui se sont déployées contre le peuple de la province et son gouvernement pour bien donner la mesure de ce qu’il est possible de dire, donc précisément ce dicible dans l’avanie de la part de l’industrie pétrolière lorsque le but est d’écarter (avec une efficacité désarmante) toute revendication au sujet de la propriété des ressources naturelles et de leur bénéfice financier à leurs réels propriétaires.
Il était par ailleurs impensable de nous livrer à ce survol des discours pétroliers albertains sans considérer, ne serait-ce que cursivement, l’appareil discursif présidant à la représentation de la question environnementale dans les discours de l’exploitation des sables bitumineux de la région de l’Athabasca. La problématique environnementale représente en ce moment le véritable œil du cyclone autour duquel orbitent irréversiblement tous les débats relatifs à la production du pétrole non conventionnel sur le territoire de l’Alberta. De fait, la représentation des sables bitumineux, tant au Canada qu’à l’étranger, est étroitement associée à son impact négatif sur l’environnement, de telle sorte que le gouvernement albertain comme l’industrie en sont à lancer des campagnes de sensibilisation publique pour contrecarrer les dénonciations internationales de nombreux groupes environnementalistes. Dans cette perspective, la mise en discours de l’exploitation des sables bitumineux sera inextricablement liée à son bilan environnemental, et, au Chapitre 6, nous avons voulu, grâce encore une fois à un événement fortuit, la mort en avril 2008 de 1,600 canards noyés dans un bassin de décantation de Syncrude, analyser un échantillon du discours environnementaliste émis par l’industrie pétrolière pour en dégager quelques principes argumentaires doués à leur tour d’une certaine exemplarité dans le genre. Nous tenons cependant à préciser que la question proprement environnementale n’est pas au cœur de notre étude, mais nous avons voulu plus simplement tenter d’en analyser le traitement discursif effectué par les instances gouvernementales et industrielles lors de cet épisode singulier. Nous croyons que la rhétorique déployée pour traiter cet incident pourrait être indicatrice de la reconfiguration spécifique dont feront l’objet les désastres environnementaux, qui ne manqueront pas de surgir dans l’avenir de l’exploitation des sables bitumineux et de leur transportation par pipelines, que ce soit vers les côtes de la Colombie-Britannique, le centre ouest des États-Unis ou le Québec.
Une ultime fois encore au bénéfice du chercheur, sinon certes à celui de l’Alberta, de nouvelles circonstances survinrent, hélas fort défavorables à la communauté et à son industrie pétrolière : la crise économique de 2008, qui vit s’effondrer, entre autres, les cours du baril du brut lesquels, au plus fort de leur chute (février 2009), marquaient un écart de 110 $ entre les extrêmes de ses variations sur le marché. Après le boom de 2005–08, dont nous avons essayé précédemment de rendre l’essence discursive, s’offrait maintenant l’obligation de cerner d’un peu plus près les procédés argumentatifs qui se saisissaient de cette perte de valeur soudaine sur les marchés des ressources pétrolières et de ses conséquences : le bust, la crise et la dysphorie collective qui s’en suivit. Cette crise qui fait toujours sentir son impact au moment où ces lignes sont rédigées a offert à l’attention du chercheur de nombreux événements discursifs, si l’on peut dire, qui permettaient de scruter les modes argumentaires présidant à l’intelligibilité de cette crise. Nous avons donc consacré le dernier chapitre de notre étude aux multiples procédés discursifs et narratifs déployés pour inscrire la chute vertigineuse des prix du baril dans un cadre cognitif assimilable pour la communauté albertaine. Un de ces modes de rationalisation a présenté une importance singulière avec le caractère aigu de la chute des cours du brut : les prédictions pétrolières et leur fonction au sein du paysage discursif de l’énergie. Nous avons tâché d’établir la nature de ces prédictions et leurs rôles en leur attribuant un champ d’interaction et de positionnements réciproques de même qu’en identifiant avec plus de précision la posture particulière endossée par les énonciateurs de ceux que nous avons désigné, non sans une certaine ironie, les « prophètes pétroliers ».
Le caractère de notre conclusion, qui se pose sous les termes du diagnostic métaphorique de l’autophagie est déterminé par le choix partiel du corpus, car nous ne prétendons pas soumettre au lecteur une étude exhaustive de ce que d’aucuns appelleraient le « cas pétrolier » de l’Alberta. Nous avons tenté seulement d’en saisir quelques manifestations discursives, quelques systèmes argumentaires, quelques processus aussi de récupération identitaire qui pourront, nous l’espérons modestement, servir de guide aux chercheurs qui voudront pousser plus loin leur évaluation socioculturelle de l’Alberta pétrolière. Une certaine compréhension de cette dernière ne peut s’offrir à nous que d’abord par sa mise en langage et par un système de référents identitaires dont on se doit bien de démêler l’usage, les usagers et les aboutissements pour l’histoire à venir de l’énergie pétrolière dans l’Ouest canadien. Car ce qui se passe maintenant en Alberta est unique, et a déjà des conséquences majeures pour le reste du Canada et le Québec. À vrai dire, il ne nous semble pas exagéré d’avancer que la destinée énergétique et économique canadienne est étroitement liée aux évènements qui se dérouleront en Alberta dans les prochaines décennies. Alors, comme nous le rappelle Éric Laurent, si le pétrole est à la fois euphorisant et anesthésiant5, et en étant précisément cela, il exerce évidemment une pression énorme sur la communauté qui y a lié, très exactement pour le meilleur et pour le pire, son histoire et sa fortune.
L’approche méthodologique que nous avons privilégiée s’inspire étroitement des travaux de Marc Angenot sur les argumentaires propres aux idéologies socialistes et anti-socialistes, tels qu’il les a déconstruits dans ses ouvrages, entre autres La Propagande socialiste et Rhétorique de l’anti-socialisme. Nous avons aussi eu recours à son travail de taxinomie des discours tel que proposé par son ouvrage 1889, Un État du discours social pour précisément tenter de délimiter justement ce qu’a pu être l’état (partiel) du discours albertain sur le pétrole entre 2005 et 2008. D’autre part, nous avons extrapolé sur le travail de diagnostic rhétorique auxquel s’est livré Angenot au sujet de cette polarisation idéologique du dix-neuvième siècle entre socialisme et anti-socialisme. Notre projet incluait donc l’ examen du travail discursif de disqualification de l’opposant, les manœuvres diverses de légitimation et de délégitimation des divers énonciateurs au sein des polémiques, la sloganistique euphorisante cherchant à orienter l’action, l’investissement identitaire comme instrument de consensus, les effets calculés des stratégies de certaines formes de terrorisme discursif, la fonction roborative de la répétition des mantras de réassurance collective, et le recadrage des données événementielles, tout cela lié à la question du pétrole albertain. En sus des concepts mis au point par Angenot, nous avons eu également recours à certaines réflexions de Pierre Bourdieu sur la construction spécifique des masculinités du pétrole comme trait marquant d’un identitaire albertain, récupéré par toutes les parties s’exprimant sur les questions pétrolière dans la province. Il nous a fallu aussi solliciter les analystes de l’économie tels Gilles Dostaler et Bernard Maris afin de bien remettre en perspective la nature éminemment discursive, et par là théoriquement fictive, des assertions diverses sur l’économie, en particulier leur dimension prospective et prédictive cherchant à éliminer l’aléatoire toujours inquiètant pour les activités pétrolières et leurs politiques.
Mais ce qui a guidé ce travail de saisie des discours et des mythes canadiens et albertains sur le pétrole n’est pas tant la critique comme telle de l’industrie pétrolière, pourtant inévitable à l’examen d’un nombre important d’assertions émanant des pouvoirs pétroliers, que la volonté d’en comprendre les mécanismes discursifs derrière les stratégies de conviction et d’imposition visant l’ensemble de la population albertaine et canadienne. Car, il ne nous est plus possible de nier maintenant l’hégémonie du pouvoir dont jouit le secteur pétrolier au Canada. Cependant, cette hégémonie a une histoire et une efficacité qui ne peuvent s’expliquer que par le recours aux mythes, aux historiographies singulières, à certains paradigmes identitaires, à la rhétorique et aux figures des discours utilisés. Car, comme notre étude voudra aussi ultimement le souligner, l’impact des ressources pétrolières majeures au Canada et en Alberta reste encore à évaluer au niveau sociétal, politique et même économique. C’est ainsi que les avantages sans cesse énumérés par les pouvoirs concernés, ceux de l’industrie et du gouvernement semblent aussi pour l’instant relever strictement du discours, d’un discours dont nous est donnée incessamment la tâche d’en surveiller la nature, les usages et surtout les objectifs.