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L’Alberta autophage : identités, mythes et discours du pétroledans l’Ouest canadien: Chapitre 2

L’Alberta autophage : identités, mythes et discours du pétroledans l’Ouest canadien
Chapitre 2
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table of contents
  1. Remerciements
  2. Introduction
  3. Chapitre 1
  4. Chapitre 2
  5. Chapitre 3
  6. Chapitre 4
  7. Chapitre 5
  8. Chapitre 6
  9. Chapitre 7
  10. Conclusion
  11. Épilogue
  12. Bibliographie
  13. Notes

Chapitre 2

Trois thématiques pétrolières :
hasard, envie et boom

L’identitaire de la Frontière va donc présider à une certaine mise en forme de l’argumentaire autour des questions pétrolières de l’Alberta, du moins en ce qui a trait au boom pétrolier de 2005–08. Mais d’autres discours autour de la question du pétrole comportent par ailleurs certaines spécificités qui marquent tout un volet de l’élaboration du Soi collectif propre aux Albertains.

D’emblée, à l’instar de ce que Marc Angenot a identifié pour les états du pamphlet, nous posons que les discours relatifs au pétrole, tels qu’ils sont énoncés dans la presse canadienne, albertaine et plus particulièrement celle de Calgary, qui reste le cœur administratif de l’industrie, présentent une « thématique » au sens où elle s’illustre « comme une séquence de traits sémiotiques nucléaires apparaissant comme des invariants dans le corpus1. » La liste de ces thématiques, elles-mêmes traitées et représentées selon divers procédés rhétoriques et argumentaires, exige cependant d’être identifiée dans la délimitation même du corpus formé par les discours sociaux relatifs au pétrole.

Quoi qu’il en soit, nous entendrons ici le terme « thématique » dans un sens plus flexible que celui proposé par Angenot, en tenant compte d’une alternance manifeste de ces traits sémiotiques d’un texte à l’autre, précisément pour les nécessités de l’argumentation présentée par chaque texte. Telle ou telle thématique liée aux ressources pétrolières, sous-jacente à presque tout l’ensemble, est relevable dans un texte à des degrés variables. Souvent, elle s’y détecte comme présupposée au discours, qu’elle contamine tout en lui permettant de dériver vers d’autres représentations complémentaires. C’est ainsi, par exemple, que nous verrons que la thématique du hasard dans le commentaire pétrolier est reprise par d’autres thématiques, comme celle de l’envie ou celle des contraintes du marché, dans des objectifs argumentaires souvent contradictoires.

Néanmoins, la notion de thématique, si on l’étire un peu, présente l’avantage appréciable de pouvoir construire autour d’elle l’esquisse d’une énumération des représentations discursives du pétrole, entreprise parfois rendue problématique par l’abondance et la variété même de ces représentations. C’est donc à partir de cette première notion que nous avancerons les caractéristiques suivantes comme traits représentationnels propres au traitement des ressources pétrolières principalement calgarien dans le discours médiatique couvrant les années 2004 à 2008 : le hasard, l’envie et le boom.

Le Pétrole comme hasard et chance

Une des premières données qui marque les discours du pétrole dans l’Ouest du Canada est la prise de conscience plus ou moins aiguë du caractère contingent de la présence de ces ressources naturelles. Le sentiment de cette condition accidentelle présidant à l’existence des ressources, en raison du surgissement vertigineux des possibles immotivés qu’elle invite, va dans la plupart des cas demeurer au niveau de l’impensé du discours, ou encore être intégré dans un système idéologique propre à lui insuffler une motivation qui confèrera à ce hasard fondamental une acceptabilité du moins psychologique. Cette thématique du hasard envahissant d’autres aspects du discours pétrolier, il convient de proposer, sinon une hiérarchie comme telle des énonciations du hasard pétrolier, certainement une énumération des diverses conceptions de cette extraordinaire conjoncture à la fois géologique et économique qui fait que le territoire albertain recèle en son sous-sol la deuxième plus grande réserve prouvée de pétrole au monde. Nous identifierons donc cinq mises en forme discursives de la chance albertaine, présentées sous l’aspect de l’accident ontologique, de l’aubaine, de l’obligation éthique et du pari.

L’accident ontologique comme genèse de la richesse albertaine est la question la plus difficile à traiter, et pour l’analyste et pour le bénéficiaire de ces richesses. Car l’accident, fondamentalement, suppose une opacité métaphysique qui enlève toute justification à ses conséquences. Privé de téléologie, de direction et d’intelligibilité, l’accident implique une totale perte de contrôle qui anéantit toute prétention à l’action du bénéficiaire2. Plus encore, la représentation de la chance comme accident a pour contrecoup la transformation du bénéficiaire-sujet en objet impuissant face aux bienfaits (dans le cas albertain) qui, littéralement, lui tombent dessus. Le sentiment de cette impuissance initiale ne saurait certes être perçu comme un ajout identitaire positif à la perception qu’a de lui-même l’homme du pétrole. On conçoit aussi que le caractère immotivé de ces richesses risque de fragiliser jusqu’à l’irréalité le sentiment de jouissance des privilèges conférés par la possession de pétrole surabondant. La contingence pure est un scandale insurmontable dans toute construction et perception de soi comme maîtrise de son destin, dernier élément qui reste un des traits paradoxaux de l’identité frontalière. Le hasard est en fait une antivaleur par son effet privant de corrélation les actants mis en cause, en l’occurrence l’homme de la Frontière et la géologie de son territoire3. L’admission clairement énoncée de cette absence de justification immédiate se pose comme la faille initiale qui viendrait torpiller la validité d’un discours subséquent sur la jouissance des bienfaits de toute nature tirés des ressources pétrolières. La prémisse d’une contingence aveugle serait comme un sable mouvant dans lequel viendrait s’enfoncer tout sentiment de légitimité de la position privilégiée de l’Alberta, et les conséquences qui découlent indéniablement de ces privilèges (expansion économique, pouvoir politique, consumérisme effréné) risqueraient elles aussi de sombrer du côté de l’illégitimité. C’est donc dans une certaine mesure en réaction contre la prescience de l’absurde que le hasard ontologique de la géologie, présenté comme la genèse d’une Alberta fabuleusement riche, sera encadré par des discursivités spécifiques permettant, sinon de faire face à l’absurde premier, du moins de le reconceptualiser pour le rendre plus assimilable à l’esprit de la société albertaine.

On comprendra ainsi que le traitement de la contingence fondamentale comme donnée brute fait long feu dans la représentation du pétrole comme hasard en Alberta, car il installerait par trop les débats subséquents sur les richesses dans un inconfort moral insoutenable, ce que ne se feront pas faute d’ailleurs de souligner les agents discriminés par la jouissance de ces richesses, comme nous le verrons plus loin. C’est ainsi qu’il faut voir l’avatar suivant du hasard présenté en tant qu’aubaine comme un désir impensé de déplacer l’inadmissibilité du scandale initial de la richesse immotivée.

Le traitement du hasard premier présidant à la présence de ressources naturelles énergétiques sous le thème de l’aubaine n’est pas exclusif au pétrole albertain. On le retrouve également dans certaines formulations promotionnelles d’Hydro-Québec, pour commenter et apprécier la présence en territoire québécois de ressources hydrauliques présentées comme inépuisables4. Mais plus particulièrement, le terme global aubaine (boon) comme signifié est traduit par bénédiction (blessing), appellation qui convoque un couple notionnel fondamental.

L’aubaine première (boon), éloignée artificiellement de la contingence, est axiologisée par son opposition à un facteur funeste (bane). Cette opposition vient reconditionner à son tour l’aubaine comme profit inespéré qui aurait très bien pu ne pas être, mais dont l’impossibilité ne s’est pas, après tout, produite. Également, l’aubaine, différente en cela de la chance pure, suggère une action du sujet qui se serait mis en position d’en tirer parti. Contrairement à l’accident, dont la concrétisation reste insensible à une appréciation subjective, l’aubaine valorise le sujet qui lui donne ainsi un sens, tout artificiel soit-il, de l’absolument bon, voire du merveilleux. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs l’aubaine, à la connotation fortement positive dans les discours pétroliers albertains, est présentée plus spécifiquement sous le terme de bénédiction qui, plus encore qu’un renforcement de valorisation, implique que le sujet a été en quelque sorte « choisi » pour bénéficier de l’aubaine. Ainsi, on retrouvera de fréquentes occurrences du terme blessed dans les discours politiques et les éditoriaux pour rendre compte de ce qu’il convient d’appeler « l’état optimal des choses » en Alberta, et ce, certainement dès les débuts du second boom pétrolier, vers 2005. Mais cette assertion va rarement au-delà du constat factuel et les hommes politiques, plus particulièrement, ont bien garde de creuser les conclusions éthiques qui s’imposent. Ainsi le premier minister albertain Ralph Klein :

Alberta is truly blessed5.

In a society as blessed as ours6 […]

Alberta is one of the most God-blessed places in the world7.

Blessed with abundant natural resources8 […]

Le bienfait originel d’où découlera une position économique ou sociale privilégiée n’est plus à ce stade interrogé dans son caractère fortuit : l’aubaine comme bénédiction littérale transforme la neutre indifférence de l’accident en choix quasi spirituel proche de s’insérer dans une téléologie. Mais plus subtilement, l’expression même blessed, et plus particulièrement l’expression God-blessed, penchent vers un certain messianisme servant de base à ce qui conforte l’idée de destinée spécifique d’un peuple choisi, et la tentation est trop forte ici de citer Max Weber :

Enfin, elle [la puissance de l’ascétisme religieux] lui donnait [à l’entrepreneur bourgeois] l’assurance réconfortante que la répartition inégale des biens de ce monde répond à un décret spécial de la Providence, qui, avec ses différences et comme avec la grâce particulière, poursuit des fins pour nous secrètes9.

Toutefois, ce messianisme comme principe explicateur n’est pas réellement exploité comme tel dans le discours pétrolier albertain, mais demeure à l’état de latence. Peu d’hommes politiques sont en position, intellectuelle ou fonctionnelle, d’élargir les dimensions factuelles de la richesse pétrolière. Particulièrement pour le premier ministre de l’époque, Ralph Klein, la bénédiction originelle de l’Alberta s’insère dans un discours plus global d’autocongratulation qui caractérise la représentation de la province comme une société qui a non seulement réussi, mais qui aurait réussi plus que les autres. De la sorte, le substrat messianique implique logiquement l’idée nette d’une distinction dont le facteur discriminant reste indicible pour le bénéficiaire, mais inéluctable pour l’observateur. D’autre part, l’emploi du terme blessed redevable également de l’idiosyncrasie de tel ou tel énonciateur politique peut être mis en équation avec l’expression good fortune, qui ne soulève pas de remous de conscience existentiel tant que son usage reste limité au discours strictement politique ou encore à l’éditorial de récapitulation des « avantages albertains », autre thématique spécieuse. Nous en voulons encore comme exemple Peter Lougheed : « Because the good fortune of having natural resources10 […] » ou Stephen Harper : « We have used our wealth and our good fortune not simply to enrich ourselves11 […] » encore que cette dernière assertion établisse un pont avec une dimension éthique qui risque plus tard de certes compliquer la représentation de la chance originelle, possibilité sur laquelle la simplification discursive du discours politique n’a pas intérêt à s’attarder.

Un autre variable notable dans l’énonciation de l’aubaine reste la qualification plus brutale de chance dans son sens spécifiquement français et désigné en anglais par le terme luck, qui s’oppose à la sourde insensibilité du hasard, ironiquement illustré à son tour par le terme anglais chance. La chance, dans ce contexte, ne peut qualifier le hasard que rétrospectivement dans la mesure de ses résultats pour son attributaire jubilant. Ainsi :

Albertans are among the luckiest people in the world […] We have won the geographic lottery12.

Will we be remembered as a people who discovered a treasure called petroleum13 […]

Alberta Oil Sands give up their unimaginably vast treasure grudgingly14 […]

Plus que le terme blessed, rémanence d’une religiosité qui ferait par trop surgir, du moins dans le domaine du politique, une malencontreuse et inévitable allusion à un certain type de prédestination, la notion plus pure de chance, liée à la métaphore de la découverte du trésor et du gagnant de la loterie, semble effectuer le renvoi de la situation exceptionnelle de l’Alberta du boom pétrolier de 2005–08 dans la région de l’espace toujours vertigineux, donc insoutenable, de l’aléatoire, ce qui invite à deux perspectives paradoxales sur la façon de conscientiser ces richesses. D’une part, l’accident se perçoit comme une fatalité tombant aveuglément sur un sujet qui n’y peut rien et qui courait tout autant le risque de se voir frappé d’un désastre qui aurait pu l’anéantir sans aucune justification. Le sujet est plutôt transformé en objet par l’exposition égale à la calamité comme à la fortune, et on n’est pas éloigné, dans une telle optique, d’avoir à l’admirer de s’être offert à toutes les possibilités du sort avec une équanimité qui ne peut être cependant qu’une construction rétrospective. De la sorte, l’accident « heureux » de la chance peut être assimilé à une juste récompense à la capacité du sujet-objet de s’être exposé aux aléas du sort. Le discours albertain sur l’oscillation « boom-bust cycle » s’inscrit dans cette optique d’une régulation par l’adversité même à qui, en fin de compte, est supposée une morale. D’autre part, l’accident s’inscrit aussi comme perte de contrôle, comme imperméable à toute volition extérieure : l’objectification du sujet est dès lors plus radicale, privée en fait de sens, d’où l’inconfort à l’accepter. La chance heureuse ne se révèle comme telle que par l’affirmation d’un sujet qui lui confère une valeur. Dans une société qui continue de relever du paramètre du pionnier de la Frontière, la pure contingence, on l’a vu, propose un espace mental qui ne peut s’actualiser que dans le malaise du vertige. La contingence doit ainsi s’intégrer dans une méritocratie quelconque, laquelle, elle non plus, ne peut s’énoncer faute d’une rationalisation aux bases solides. Lorsque le politologue Roger Gibbins constate sans ambages que les Albertains forment le peuple le plus chanceux de l’univers et qu’ils ont gagné à la loterie géographique, il ne saurait tirer toutes les conclusions liées à cette assertion : le constat triomphal d’être le gagnant masque l’opacité de l’absence d’une causalité. On ne peut s’empêcher d’évoquer Les Belles-sœurs de Michel Tremblay lors de la célèbre scène du bingo : « J’ai gagné ! J’ai gagné ! Je le savais, j’avais bien que trop de chances ! J’ai gagné15 ! »

La société albertaine, empreinte de la méritocratie frontalière, ne peut donc soutenir un discours qui renverrait la genèse de ce qui est perçu comme un succès collectif à une simple conjecture du chaos rendant indifférent le rôle même de la communauté dans ce succès, ce qui se poserait comme une source d’angoisse indicible.

Ce sera donc pour contourner cette angoisse ou pour l’atténuer qu’une autre variation, plus réactive, de la thématique du hasard, fera irruption : le discours éthique plus ou moins chargé de conjurer le malaise causé par le fortuit. À cet égard, un tel discours doit brutalement affronter le constat initial d’un hasard aux conséquences bénéfiques. Le renvoi à l’accident injustifié et insaisissable pour la raison s’impose cependant à nouveau pour en rationaliser les conséquences. Prenons pour exemple deux extraits d’éditoriaux journalistiques rédigés l’un par un pasteur de l’Église chrétienne réformée, l’autre, par un homme d’affaires et philanthrope de Calgary. Les deux textes sont un appel à la charité collective au profit des démunis et même, dans le cas de l’homme religieux, en faveur des provinces canadiennes moins privilégiées. Les deux argumentations basent d’emblée leur prémisse sur l’assertion inaugurale de la fortune collective comme pur accident, en fait désigné directement comme tel. Ainsi le philanthrope :

Many in this room have profited, some handsomely from the accident of living in this city and in this province, at this, the right time. Some believe our success is mainly attributed to brilliant strategic planning and thinking—to brilliant execution. Let’s face it, all of us should be eternally grateful for our good fortune. Eric Harvie, perhaps Alberta’s greatest philanthropist […] recognized his wealth was amassed principally by good fortune. As such, he felt the wealth did not really belong to him and thus, reinvested it in the community. In this sense, those who have unexpectedly found themselves wealthy beyond their dreams today should consider themselves to be custodians rather than the owners of that wealth16.

Et le pasteur :

So much has already been given to us. Why should there be a sunrise over wheat fields tomorrow? Why should a prairie rose bloom every spring? […] It’s all grace and gift, including the oil resources we happen to be parked on. We didn’t do anything to acquire them: they’re part of the riches we inherited. And the market forces are jacking up oil prices—something way beyond our control.

In giving back from our wealth we are just going with the grain of the universe, giving our nod to the reality that life itself is a gift17.

Le hasard et ses retombées bénéfiques affrontent ici sans préambule leur condition ontologique de non-justification comme la condition similaire de non-légitimation du sujet qui en jouit. Cette non-légitimation impose, au lieu du sentiment d’autocongratulation qui caractérise le discours politique albertain, une humilité du sujet face à une fortune qui serait privée de sens dans son aveuglement. Le recours ici à l’expression précise de good fortune est précisément hanté par son concept opposé de mauvaise fortune, qui est fortement réactivé et pensé comme indissociable du premier. Si le bénéficiaire réjoui de la loterie ou de la chance heureuse ne conçoit que le bonheur de gagner et d’utiliser le prix à bon escient, la chance telle que perçue par le philanthrope est dépouillée de toute justification, bonne ou mauvaise, et dès lors est présentée comme un phénomène inquiétant. Pour sa part, le pasteur la ramène au rang des mystères théistes de la nature (lever du soleil, changement des saisons) ce qui est un renvoi pur au texte de l’Ecclésiaste suggérant un ordre aveugle des choses. Les deux textes insistent par ailleurs sur le caractère passif du sujet jouissant des retombées d’un hasard illustré par ressac comme éminemment opaque dans son irrationalité. On notera les expressions communes aux deux textes, telles que « happen to be parked on », « found themselves wealthy ». La passivité est d’ailleurs renforcée par l’inaction : « we didn’t do anything », « we inherited ». Cette inertie assertée couplée à la perte de contrôle, lequel contrôle est exercé en fait par une instance divine, fait surgir la possibilité anxiogène qu’il aurait pu en être autrement et que le bénéficiaire privilégié des richesses aurait tout aussi bien pu se trouver du côté des démunis dont la chance se serait détournée. Ainsi est déresponsabilisé le sujet de son sort appréciable, ce qui pourrait constituer un véritable anathème face au discours méritocratique de l’identité frontalière privilégiant le dur travail du pionnier. Dans le contexte albertain, un tel constat de l’indéniable absurde ne peut trouver une autre forme d’acceptabilité qu’en étant inséré dans la logique d’un discours éthique empruntant d’abord, mais partiellement, à l’idéologie protestante qui présenterait le sujet comme gardien des richesses, custodian, plutôt que le propriétaire, owner18.

Il faut cependant distinguer ce type d’injonction au partage (mesuré) des richesses de la charité disons catholique, laquelle comporte une dimension magique et conjuratoire avec l’espoir manifeste de mériter des indulgences pour l’au-delà. Il n’en est rien pour la démarche philanthropique inspirée du protestantisme qui, pour un observateur québécois, paraît marquer toute la conception de l’aide sociale albertaine et n’implique pas d’espoir en une compensation future : elle est une façon sociétale d’affronter les abîmes existentiels de la contingence. Il est à noter cependant que ce recours à l’éthique protestante pour appréhender la condition aléatoire des hasards de la fortune et l’attribuer plutôt à la volonté divine, reste le fait d’individus plutôt que du collectif et se traduit peu dans le conservatisme albertain par une action démocratique concertée, où les instances gouvernementales se chargeraient de l’application concrète de mesures sociales favorisant réellement les individus.

C’est cet aspect de la privatisation des interventions sociales, dont la philanthropie et le volontariat restent des piliers privilégiés, qu’effleurait Deborah Yedlin—commentatrice conservatrice de l’économie pétrolière et chroniqueuse régulière d’abord du Globe and Mail et ensuite du Calgary Herald—sans en creuser les causes et conséquences profondes :

Volunteer Calgary recently completed a survey showing 71 per cent of Calgarians are engaged in their community on a volunteer basis, helping out at the 4,000 non-profit organizations in the city. […] As a result of the funding gaps created by the provincial government in the past 13 years, the amount of personal time and energy devoted to raising funds for health care, education and social services has increased.

There is an underlying expectation to give back to the community19.

Ce serait sans doute ne pas rendre justice aux efforts philanthropiques de la communauté albertaine que de les réduire à un désir bourgeois de déculpabilisation devant les faveurs du hasard. Il n’empêche que ce volontariat et ce bénévolat attendus de tout citoyen albertain expriment à leur façon une réaction singulière devant le malaise du hasard incontrôlable, sur laquelle insistent tant les deux discours précédents. Une telle réaction doit être absolument intégrée à un système de recirculation du don vu comme la reprise de contrôle de l’accident initial et son orientation vers un objectif éthique et légitime, soit la redistribution—toute congrue soit-elle—des avantages matériels conférés par la fortune. Ainsi l’absurde paraît ainsi être illusoirement cantonné dans le compréhensible. Toutefois, si le discours éthique servant à ainsi circonscrire les effets du hasard apparaît assez dominant pour rendre compte de la tendance générale à la privatisation des mesures d’aide sociale, nous ne lui supposerons pas une hégémonie dans la façon albertaine de « penser » la chance. On doit donc ainsi passer à une autre conception du hasard, laquelle marquera plutôt le milieu proprement dit des affaires pétrolières, qui jouit lui aussi d’un espace majeur dans la circulation des discours sociaux albertains jusqu’à faire une sérieuse concurrence au discours éthique.

Donc, à l’expression de la contingence malaisée, de la prédestination distinguant le bénéficiaire et de l’inconfort éthique vient s’ajouter la conception du hasard comme pari, gambling, dernier terme qui vient impliquer cependant une action directe du bénéficiaire des richesses pétrolières, alors que les autres perspectives suggéreraient les Albertains comme sujets passifs, position dont on a dit qu’elle allait à l’encontre du mythe de l’homme de la Frontière. Par comparaison, la conception du hasard comme résultat d’un pari renvoie à une des constructions identitaires chères aux Albertains. Pour en exposer un premier exemple illustrant bien l’esprit de la chose, nous citerons à cet effet une annonce de la Banque Royale du Canada, publiée dans la revue Oilweek, en 2004, qui énonce comme remarque préalable à son argumentaire la ligne suivante :

Finding oil and gas is always a gamble. Finding a banker you can rely on, shouldn’t be.

En surimpression à ce texte, on nous montrait la silhouette d’un sexagénaire vêtu de jeans, parallèlement en arrière-fond avec une tour de forage caractéristique des champs d’exploration gazifière. Le visage buriné de l’homme joint à l’aura d’autorité naturelle qui se dégage de celui sur qui il a beaucoup plu expriment plus ou moins directement les effets des risques encourus dans l’industrie. Si la terre albertaine est bénie par la présence de ses ressources naturelles exceptionnelles, ces dernières, plus particulièrement les bassins gazeux, ne se trouvent pas toujours là où on le supposerait au premier abord. Il faut se mettre à leur—coûteuse—recherche. On assiste, dans le cadre du pari, à un renversement de la perspective qui pose maintenant les richesses souterraines comme passives, sans mouvement, dans l’attente et non plus comme principe de dispersion factuel de leur possible. Le bénéficiaire privilégié se doit plutôt d’agir, d’aller à la rencontre des richesses dissimulées, de s’exposer de la sorte activement aux refus ou aux récompenses du sort et, de ce fait, se signale comme une intervention diligente qui doit montrer des résultats. Le pari, c’est la confrontation audacieuse avec le hasard, qui n’est plus alors subi, mais mis en action. C’est le sujet qui l’affronte et peut le revendiquer. Sans le parieur, le hasard n’est rien : c’est lui qui lui donne sens et signification. Ajoutons à cela que le pari, dans les discours pétroliers, est bien sûr et essentiellement une prise de risques qui est assimilée à une autre manifestation de masculinité comme exposition stoïque à l’imprévisible. Le pari est l’indication d’une confiance en soi perçue comme essentiellement mâle : The Blue-Eyed Sheiks de Foster fourmille de ces récits admiratifs de rudes aventuriers pétroliers qui misèrent sur leur instinct dans leur quête de la fortune et en furent, bien sûr, récompensés. De même, il est inutile de préciser que l’homme représenté dans l’annonce que nous avons décrite plus haut donne la certitude qu’il a gagné ses mises et qu’il a su vaincre le risque. C’est que le pari est perçu et apprécié rétrospectivement à la mesure de son résultat alors que le hasard s’instaure plutôt comme position première. La gloire du pari naît du rétrospectif : le pari, c’est aussi la seule possibilité de mettre le hasard en récit. Le pari ne peut être perçu positivement que s’il est gagnant, seule morale acceptable en ce qu’elle est cohérente avec la virilité dominant l’univers de la Frontière.

C’est ainsi que la glorification du pari et du parieur participe de cette construction de l’identité frontalière et peut toucher à l’épique dans ce qui dépasse de loin la nécessaire mise en forme des réalités économiques. Citons à cet effet l’historien Frank Dabbs dont les commentaires furent publiés dans un ouvrage historique soulignant le centième anniversaire de la création de l’Alberta, ouvrage intitulé Alberta, A State of Mind :

For the oil sands men have gambled their capital to the last penny; they have staked and squandered their reputation; they have sojourned into mosquito infested summers in the hinterland and hibernated for oily-smelling winters in laboratories from Edmonton, Alberta, to Kingston, Ontario, to Chicago, Illinois.

For the oil sands, men have contrived a legion of odd-looking machines, built makeshift production lines in wilderness shanties, patented a myriad of processes and launched a fleet of wishful or simply larcenous promotions. (The noun “men” is deliberately chosen: women on the whole have had more sense.)

All this has been done in response to the siren song that the oil sands sing beneath the hypnotic sway of the northland’s aurora borealis, a song of wealth and power and—the most alluring of all—of public accolade and a place in history.

[…] the oil sands have delineated and elevated fundamental human qualities that make Alberta the extraordinary place it is20.

Soulignons d’emblée la perception du pari, ou plutôt du parieur, comme un être déraisonnable, à la limite de la folie, mais aussi comme éminemment sexué : ce délire est le propre du masculin, car les femmes y sont précisées comme étant trop sensées pour s’y laisser entraîner. C’est peut-être la seule occurrence où l’irrationnel, traditionnellement un stéréotype accolé au féminin, sera haussé au rang de qualité en ce qui concerne la conception de la masculinité du parieur. Le pari sur le pétrole exige aussi qu’il faille payer de sa personne à coût parfois prohibitif : perte de capital, inconfort matériel et physique, élaboration incessante d’astuces technologiques, représentations mensongères de la promotion. Le pari pétrolier est un creuset où sont mis à l’épreuve les caractères : endurance, inventivité, persévérance. On est loin ici du déliquescent joueur de casino dont la foi dans le hasard des cartes ou de la roulette serait plutôt perçue comme une défaillance de l’âme. Certes, le parieur est présenté comme séduit par la promesse de l’or noir et cette dernière expression prend ici tout son sens, mais ce pari garde quelque chose de pascalien, en ce qu’il ne semble pas s’opposer à un autre possible, à un autre choix qui représenterait la faillite du sort. Le non-pari, devant la promesse de la richesse soupçonnée, serait le symptôme de la passivité raisonnable accolée au féminin : il est l’inaction et la réelle soumission au hasard. Et Dabbs d’énumérer les qualités propres à ces parieurs, malgré l’assertion initiale de déraison de leur comportement, liste dans laquelle on reconnaîtra une fois de plus les traits forts de l’identitaire frontalier : « pragmatic, curious, smart, independent, self-confident, tenacious, experimental and drawn to the future […] ». Rappelons que l’homme de la Frontière a été présenté en quelque sorte comme celui qui avait fait le choix de laisser derrière lui les contraintes du monde ancien et, comme nous le fait remarquer Claudine Potvin à propos du parieur, « To believe in hazard, chance and luck is to place oneself outside the divine order and the Father’s discourse21. » Le parieur du pétrole est donc confirmé comme agissant, comme ayant fait table rase du passé et étant prêt à sortir des règles connues et des contraintes du monde ancien : les coups du hasard ne sont plus des menaces, mais des possibles.

Fortune comme dessein divin, signe d’élection messianique, occasion offerte au parieur viril, voilà les mises en récit qui ont pu communiquer une acceptabilité à l’aléatoire présidant à la situation exceptionnelle de l’Alberta22. Mais cette acceptabilité reste le fait d’un discours interne à la société albertaine et, dès son énonciation, ce même discours s’est exposé à des réactions extérieures, voire aux suppositions de ces réactions, ce qui a contribué à ajouter une autre thématique majeure aux discours sur le pétrole de l’ouest, thématique elle aussi non exempte de contradictions, mais riche d’indications supplémentaires sur les valeurs sociétales autant qu’économiques accordées aux jouissances des ressources énergétiques au Canada.

Le pétrole comme objet d’envie : l’envié et l’envieux

On peut dire que la chance tombe toujours sur les ceuses qui le méritent pas !

Que c’est qu’elle a tant faite, Madame Lauzon, pour mériter ça, hein ?

Rien ! Rien pantoute ! Est pas plus belle pis pas plus fine que moé23 !

—Michel Tremblay, Les Belles-sœurs

L’envie est un vice dont personne ne se vante. L’envie est disqualifiante24.

—Bernard Forthomme

Marie-Ange Brouillette : Vous les méritez pas ces timbres-là !

Des-Neiges Verrette : Pourquoi vous plus qu’une autre, hein ?

Rose Ouimet : Tu nous as assez fait baver avec ton million de timbres25 !

—Michel Tremblay, Les Belles-sœurs

Un autre présupposé du discours pétrolier albertain constamment réactivé dans les représentations des richesses pétrolières et contigu à la première thématique du hasard est illustré par la référence constante à l’envie et à la jalousie dans les écrits de presse canadiens relatifs au pétrole. Que ce sentiment soit directement désigné dans les textes ou qu’il demeure à l’état de latence dans certains argumentaires, il n’en exprime pas moins une constante incontournable dans la considération de la position privilégiée qui découle de la possession des richesses pétrolières pour l’Alberta. Cette constante renvoie, sous des formes variées, aux multiples articulations de l’envie et de la jalousie, suggérant de nombreuses représentations du sujet albertain qui sont éloquentes sur la démarche de perception que la collectivité suggère d’elle-même, et qui ne sont pas indépendantes des rapports multiples à la chance que nous venons d’examiner.

Mais, à l’instar des expressions du hasard et des réactions complexes qu’elles suscitent pour la compréhension de la situation albertaine, l’envie et la jalousie s’imposent à l’examen comme des phénomènes subtils dont la mise en discours, dans la presse en particulier, se doit d’être étudiée dans toute sa diversité. Plus encore, et c’est le cas pour le traitement de la chance dont on a vu qu’elle impose diverses stratégies discursives pour lui conférer une acceptabilité demeurée d’ailleurs problématique, envie et jalousie se présentent à la fois comme recours discursif d’une part, servant des besoins de représentation identitaires, et imposant d’autre part des stratégies à la fois de reconnaissance et de dénégation du phénomène. L’envie et la jalousie comme affects trouvent leur plus claire expression dans les discours politiques albertains et dans les répliques des économistes commentant la situation avantageuse de l’Alberta. Comme sentiments profonds, ils relèvent aussi d’une certaine approche psychocritique que nous ne pourrons éviter complètement si on veut bien tenir compte des enjeux qui sous-tendent toute référence à cette donnée incontournable, comme nous l’a bien démontré René Girard : le désir de l’autre et de ce que l’autre possède. À cet égard, nous parlerons davantage de l’envie que de la jalousie, cette dernière relevant d’une réaction plus globale et complexe qui surplombe l’envie, par son déploiement, son caractère incommunicable et son abstraction. L’envie reste un sentiment plus empirique, plus près de son objet, plus « précis », donc qui bénéficie de plus de stratégies de remédiabilité.

Le soi comme l’envié

Dans l’ouvrage commémoratif Alberta, A State of Mind26, la présentation faite par Ralph Klein des différents textes qui illustreront l’Alberta à des destinataires en fait Albertains expose d’emblée le caractère quasi obsessif de la position de la province présentée comme « enviable » et dessine de la sorte la subjectivité spécifique de l’envié.

All in all, Alberta enters its second century in an enviable position, with a strong economy, no debt, nation-leading rates of growth and employment, a high standard of living and an enviable quality of life. What a story27 !

De façon intéressante, à la page suivante, Paul Martin, alors premier ministre du Canada, n’a pas recours au terme, mais Stephen Harper, à cette époque chef de l’opposition officielle et calgarien d’origine, n’hésite pas à lui conférer une dimension hyperbolique : « These values (force et liberté, strong and free) are responsible for our success and are making Alberta the envy of the world28. »

Semblables occurrences du thème de l’envie dans des discours politiques auraient pour premier propos de positionner l’Alberta comme objet du désir d’autrui revalorisant par ressac la jouissance albertaine d’une économie plus que florissante, dotée d’un surplus budgétaire à l’époque auparavant inimaginable—en termes canadiens—et d’un niveau de vie sans précédent. L’Alberta serait ainsi évaluée par le regard de l’autre qui confirmerait sa situation privilégiée et, subséquemment, consoliderait son identitaire particulier réfracté par ce regard extérieur. Car la nature aporétique de l’identitaire, phénomène illustré par l’abondance même des discours essayant de le définir, ne peut que tirer avantage de ce regard extérieur qui viendrait ainsi corroborer la valeur indéniable de ce dont profite l’Alberta. En ce sens, l’envie serait d’abord perçue comme une donnée positive, non menaçante, qui validerait une position de domination de l’Alberta ainsi consacrée comme supérieure : l’envie éprouvée par l’autre, réelle ou supposée (et ce dernier détail a son importance), solidifie en quelque sorte la distinction albertaine. De façon plus générale, on comprend qu’elle est nécessaire au discours d’affirmation de soi d’où, souvent, le refus chez le supposé envieux d’admettre éprouver l’envie. Elle est à juste titre perçue comme confirmation de la domination d’une position extérieure sur laquelle on n’aurait aucun contrôle.

Dans une telle perspective de l’envie comme confirmation de soi, on appréciera à leur juste mesure les précisions qui suivent, tirées d’un éditorial du Calgary Herald, où sont énumérées les diverses facettes de la situation financière et fiscale de la province par opposition aux conditions similaires de l’Ontario, énumération au sujet de laquelle on insiste bien qu’elles ne sont pas destinées à un lecteur ontarien.

The Calgary Herald provides that information and the following as a public service solely for Alberta readers:

Ontario unfunded liability due to provincial utilities:

20.2 billion.

Alberta unfunded liability due to provincial utilities:

0.

Ontario general corporate taxes rate:

14 per cent.

Alberta general corporate tax rate:

8 per cent.

Alberta’s sales tax rate:

0 per cent.

[…] another for our Alberta readers: The Ontario basic exemption from provincial income tax is $8,196, Alberta basic exemption is $14,52329.

Pourtant, ici, les minuties de cet inventaire invitent à une comparaison avec une juridiction moins avantagée (que cette dernière soit consciente ou non de la réalité des privilèges de l’autre), comparaison au sein de laquelle le deuxième terme, l’Ontario, est radicalement mis en situation d’infériorité, position d’où rejaillit la domination du premier. Mais on voit bien, en ce que le deuxième terme est nommément désigné, quelle est la fonction de sa mise en présence dans l’équation inégale. Il n’est là que pour donner réalité aux avantages qui ne peuvent être bien perçus comme tels qu’en comparaison. Une liste purement albertaine ne saurait parler alors d’« avantages réels » : ils doivent être miroités à autrui (même in absentia) pour être confirmés à soi.

On n’a qu’à revenir aux Belles-sœurs de Tremblay et à sa Madame Lauzon se vautrant dans son million de timbres-primes pour apprécier les effets pervers, mais escomptés, de cet étalage à vrai dire naïf que d’aucuns taxeraient d’immodeste :

J’vas avoir des chaudrons, une coutellerie, un set de vaisselle, des salières, des poivrières, des verres en verre taillé avec le motif « Caprice », là, tu sais si y sont beaux … Madame de Courval en a eu l’année passée. A disait qu’elle avait payé ça cher sans bon sens … Moé, j’vas toute les avoir pour rien ! A va être en beau verrat30 ! (Nous soulignons)

Cette dernière exclamation du personnage de Tremblay, « être en beau verrat », illustre une autre donnée accolée à l’envie pétrolière dans l’esprit albertain qui est corollaire à l’infériorisation comparative de l’autre : le dépit. Définir a priori le soi comme précisément enviable présente ce sentiment comme étant somme toute inoffensif, voire appréciable dans son instrumentalité à corroborer la réalité des privilèges dont il bénéficie. Mais la supposition, voire le souhait de la colère de l’autre, provoquée par l’envie font soupçonner des conséquences qui pourraient être alors néfastes, d’où cette recommandation de l’ancien premier ministre albertain Peter Lougheed : « We should not let our guard down31. »

Si la fonction première d’une mention de l’envie avait l’utilité de confirmer la supériorité albertaine conférée par les richesses pétrolières, sa seconde fonction pose encore plus d’intérêt en ce qu’elle permet l’irruption d’un discours éthique et moral aux multiples ramifications dans la conception de l’identitaire collectif. L’envie, dans le sens où visiblement l’emploie Peter Lougheed, est l’objet d’un avertissement devant susciter des précautions. Elle est ici conçue comme un sentiment découlant de la frustration de l’autre à ne pouvoir s’approprier les richesses du soi, car on suppose à cet autre précisément le désir incontrôlable de l’appropriation.

Ainsi, le positionnement du sujet comme objet d’appropriation par l’autre est présenté comme preuve intrinsèque de la faillite éthique de cet autre face à ce qui lui est posé comme supérieur. Un lecteur non albertain des chroniques journalistiques autour de l’année 2005 est quelque peu surpris du ton moralisateur et mordant que prennent les propos des éditorialistes de l’époque :

Let’s be clear about this. Envy is a sorrow experience at another’s good fortune because of the sense that one’s own excellence is thereby diminished. It is malicious because it is the exact opposite of generosity32.

Ainsi, de façon complémentaire, le politologue Barry Cooper met explicitement le doigt sur la condamnation morale inhérente à la position de l’envieux. Elle corrobore véritablement son excellence diminuée, voire fortement remise en question; elle est la reconnaissance de cette néantisation indissociable même de son désir des biens de l’autre. L’envieux est signalé dans son incomplétude handicapante, et le discours moral qui accompagne l’accusation d’envie s’inscrit au fil d’une énumération détaillée de tous les signes d’insuffisance éthique qu’on peut lui associer : l’avidité, l’ignorance, l’abus, la spoliation. Cette disqualification morale systématique touchant elle aussi à l’hyperbole, laquelle, pour surprenante qu’elle soit, n’en est pas moins nécessaire à la représentation de soi que doit se faire l’envié : devant un tel animal de proie, il ne peut être que la potentielle victime de cette exploitation inévitable et doit subséquemment se défendre, défense qui ne peut que le placer dans son bon droit : « to be envied is to be attacked: […] not only is one violated by being made into an object, cut off and helpless, one is also actively persecuted33. » Cette dernière posture de l’Albertain comme objet activement convoité va ainsi justifier des gros titres de journaux du genre : « Hands off our cash : Klein. We will defend what is rightfully ours34. » « Defiant Klein won’t share wealth. Nation wants a piece of energy riches35. » La position de victime, aussi improbable soit-elle dans la réalité des enjeux énergétiques du point de vue de l’Alberta, permet de l’établir sans contredit dans la pose du « bon droit » et de rejeter l’autre, le spoliateur des ressources, du côté de l’illégitimité. Un dernier et significatif exemple de cette stratégie peut se voir dans une entrevue qu’accordait Peter Lougheed aux auteurs du documentaire Pay Dirt36, documentaire portant sur les sables bitumineux de l’Athabasca. Dans son intervention, Lougheed n’attribuait pas à d’autre motivation que l’envie l’instauration par le gouvernement fédéral canadien du Programme national d’énergie, le fameux National Energy Program considéré par l’Alberta comme un des déclencheurs majeurs de la récession économique de 1981–85 : « They were just envious of us », dira-t-il.

Ce bref exposé permet de comprendre le recours à l’envie, et plus précisément, à la représentation de soi comme l’envié, comme un effet de rentabilité dans un discours de la convoitise extérieure des richesses albertaines : productrice d’une valeur intrinsèque, renchérissement de la jouissance comme plénitude, et conception de l’autre comme marqué d’un déficit éthique, moral ou temporel, ainsi que le précise Bernard Forthomme : « L’envie ne perçoit la vie que sous la forme d’un don odieux, d’un partage intolérable37. » La thématique de l’envie s’avère un outil assez efficace de polarisation des rapports entre l’Alberta et les autres provinces, comme on peut le noter dans les débats de l’été 2006 sur la problématique des paiements de péréquation entre les différents acteurs de la Confédération canadienne. Cependant, justement en tant que thématique discursive, il est difficile de nier le caractère quelque peu artificiel de la dialectique envieux-envié appliquée aux enjeux liés à la possession des richesses pétrolières, surtout dans le naïf manichéisme qu’il impose. Certains commentateurs, précisément situés du côté des « envieux », sentent bien ce qu’a de factice le recours au discours de l’envie, qui en fait disqualifie toute tentative subséquente d’établir un véritable dialogue national au sujet des retombées économiques dues au pétrole et en signalent l’aspect construit et forcé :

[…] there is no politically meaningful “national envy” at Alberta’s happy position. It is anachronistic to try to create some. God has been very good to Alberta: how good have Albertans been to themselves38 ?

Quoi qu’il en soit, la jouissance multiple de l’envié doit être confrontée à la situation de manque de l’envieux, ou du moins supposé comme tel, pour voir comment, dans une étude des thématiques des discours pétroliers, les manifestations de l’envie relèvent elles aussi de stratégies singulières sans l’examen desquelles notre compréhension globale de ce phénomène singulier dans le cadre pétrolier ne pourrait être que fort incomplète.

Le soi de l’envieux

Si effectivement l’appel à l’ethos de l’envie est une stratégie productive de positionnement de soi de la part du collectif albertain, elle ne s’avérera pas sans risque lorsque l’envieux symboliquement sommé de s’expliquer par la prépondérance même des accusations d’envie dont on l’accable, décide d’assumer carrément son rôle. Ce faisant, il endosse sans ambages un discours d’aveu univoque de sa faille morale dans un argumentaire dont les conséquences peuvent être difficiles à contrer pour l’envié, tout en démontrant en dernier lieu la porosité même des différentes thématiques discursives liées au pétrole albertain.

Nous voulons prendre pour premier exemple de ces manifestations ouvertes de « jalousie » brutale, exposant elles-mêmes leur propre motivation dans un auto-examen dont le fond d’ironie est indéniable, certains propos d’Eric Reguly, chroniqueur économique du Globe and Mail, dans un texte ne cherchant nullement à déguiser l’intention, toute satirique soit-elle, de s’approprier des privilèges de l’envié et dont le titre est « Getting a piece of Ralph’s booty » :

Ralph Klein has a lot of money. The rest of us don’t, for the simple reason that so many deadbeat provinces aren’t sitting on billions of dead dinosaurs who had the courtesy to turn into a subterranean ocean of oil and gas. Today’s question, boys and girls, is how the rest of Canada can extract some of the riches from Alberta, without the undeserving bastards noticing. Or noticing and not squawking about it […]

So let Alberta enjoy its fat surplus. In time, it will be poor again and seek money from the rest of Canada. Canada will know what to say39.

Si on considère ce bref extrait comme typique dans ses expressions symptomatiques de l’envie, on en énumérera ainsi les traits singuliers.

D’abord, on notera la représentation métonymique de l’Alberta donnée sous les traits du premier ministre Ralph Klein, qui occupa son poste de 1992 à 2006. La personnalité de Klein, charismatique, populiste, démagogue, peu embarrassé de subtilités intellectuelles n’est pas, pour des observateurs québécois, sans rappeler celle de Maurice Duplessis. Cette équation qui assimilerait le dirigeant albertain à la collectivité (équation qui ne se vérifie nullement dans le réel), est l’expression d’un mépris à peine voilé à l’égard de tout ce qui ressortirait de l’Alberta, comme l’indique d’ailleurs le titre de l’article qui ne marque que le prénom du premier ministre avec un effet de familiarité dédaigneuse. À cela s’ajoute la désignation du chef politique comme le thésauriseur unique des revenus du pétrole albertain, celui dans les mains de qui seraient concentrées toutes les richesses. Cela invite alors, ne serait-ce que vaguement, un certain soupçon d’illégitimité à cette appropriation des bénéfices. Il n’est pas non plus innocent de noter qu’ils sont désignés dans le titre par le mot « booty » que l’on peut exactement traduire en français par « butin », terme qui renvoie certes à l’idée significative de piratage du fait d’un seul personnage. Est suggéré par là un rapprochement avec un de ces dictateurs que l’on accuse de s’enrichir personnellement à même les ressources du pays qu’il gouverne. Donc, si l’envié pouvait positionner l’envieux dans le manquement éthique, l’envieux peut aisément recourir à la même stratégie.

Le processus de réduction du statut de l’envié va s’affermir dès la deuxième phrase de l’éditorial, par l’accusation de déroger au principe de la méritocratie, le seul compréhensible pour une acceptation du réel sociopolitique. Mais notons auparavant un autre trait conséquent dans la thématique de l’envie : le soi de l’envieux aurait tendance à se défaire de son individualité au profit du groupe, le prenant à témoin de ce véritable scandale qu’est la prospérité albertaine. Tout comme les velléités d’autonomie québécoises et l’affirmation de son caractère distinct avaient créé le ROC (Rest of Canada), la jouissance du pétrole concentrée sur l’Alberta a suscité à nouveau l’appel à la contemplation collective de cette dissymétrie. Ainsi, « The rest of us don’t » car, plus qu’au seul envieux, l’envié est accusé de faire du tort à tout le monde : « Alberta’s surplus : We all share the pain40 », « After all, Albertans pay $2,500 to $3,500 less tax per head than the rest of us41. » L’envieux n’est plus ainsi présenté comme manifestant individuellement une condamnable faille de son âme, mais comme le porte-parole désigné du groupe injustement coupé des privilèges convoités, dont la jouissance chez l’envié est ainsi illustrée comme une perte pour le collectif contemplateur. Ainsi est atténuée la gravité de la faute de l’envie, qui se dissout dans la généralité de ce même collectif.

Mais cette représentation du collectif comme victime d’une injustice, autorisant son ressentiment, ne peut trouver sa validité première que dans la stratégie de déligitimation auparavant mentionnée. C’est pourquoi Reguly sert l’argument risquant le plus de déstabiliser la position de l’envié : le retour à l’absence initiale de motivation de la richesse, au hasard géologique, à l’accident ontologique de la contingence (« for the simple reason »), qui ne peut être que la seule et inconfortable justification aux privilèges économiques de l’Alberta. On a vu dans la partie précédente comment cette réalité incontournable peut s’avérer source de malaise en perturbant considérablement l’enchaînement acceptable des causalités car elle déresponsabilise en quelque sorte l’Albertain de la possession de ses richesses. Le hasard géologique (« […] dead dinosaurs who had the courtesy to turn into a subterranean ocean of oil and gas ») renvoie une fois de plus à qu’il a de vertigineux dans ses caprices qui échappent à tout contrôle. Le récit albertain de la transformation active de la Frontière est à nouveau déplacé vers la passivité face à des conjonctures aveugles dont on ne peut expliquer l’arbitraire. Et Margaret Wente de renchérir, ce qui n’est pas sans nous rappeler les exclamations rageuses de la Madame Brouillette de Tremblay : « C’est pas juste ! » : « Albertans think that they are smart, when really all they are is lucky.[…] Life is so unfair sometimes.[…] »

Car l’envieux sait que l’expression publique de son désarroi, voire de sa rage, ne peut trouver d’assise morale et d’acceptabilité qu’en installant le débat dans le constat premier du scandale qui est la source des richesses. Car le scandale, en latin le scandalum, c’est la pierre d’achoppement initiale, sur laquelle tout le système assimilable de la méritocratie vient littéralement « boiter » ou « trébucher », comme nous le rappelle l’étymologie grecque du terme skandalon42. Ainsi, si les privilèges pétroliers peuvent être redevables directement de l’industrie des Albertains, à leur capacité de profiter de l’aubaine, les bénéfices qu’ils en retirent sont de l’ordre d’une justice inhérente et prévisible, d’une causalité rationnelle et difficilement contestable. Sur ce terrain, l’envieux sait qu’il aurait moralement tort de se mettre à découvert. Mais en ramenant la perspective des richesses pétrolières dans le cadre du simple hasard contre lequel il n’existe pas d’action transformatrice capable de produire un résultat justifiable, on substitue à la méritocratie générale le principe de la perturbation de l’ordre compréhensible, voire de la défectuosité du factuel. Ainsi, les faveurs faites à l’Alberta par la géologie relèvent de l’injustice incontestable, fondement inacceptable à une jouissance qui peut être ainsi véritablement le scandale. L’envieux estime ainsi avoir pleinement raison de remettre en question la situation de privilèges qui est désignée maintenant comme un manquement grave à l’ordre des choses. Et Madame Brouillette des Belles-sœurs de se justifier ainsi : « Maudit ! J’ai raison d’être en maudit ! » Chez Reguly, le rabaissement de l’envié, dont la jouissance est renvoyée au répréhensible, touche maintenant à la violence verbale : (« undeserving bastards », « not squawking about it43 »). Le qualificatif « undeserving » (peu méritoire, peu méritant) reste la clé sémantique de tout le processus d’indignité de l’envié. C’est lui qui est maintenant placé du côté de la faute morale, c’est lui qui bénéficie d’une injustice fondamentale qu’il faut bien sûr redresser, car l’événement sans fondement qui est la cause initiale de tout doit être ramené à un ordre des choses compréhensibles, à cet ordre naturel dont Pierre Bourdieu nous dit bien qu’il est en fait la simple idéologie. L’envié est perçu justement comme étant sorti du système idéologique commun, et Madame Brouillette n’exprime pas autre chose lorsqu’elle s’exclame : « Ça devrait pas exister ces concours-là ! Monsieur le Curé avait ben raison l’aut’jour quand y disait que ça devrait être embolie ![sic] ». Parce qu’il n’appartient plus au schéma commun d’organisation et de compréhension du monde, c’est maintenant l’envié qui a tort, et l’envieux passe du statut de pécheur blâmable à celui de redresseur de ce tort qui parle au nom de tous, afin de rétablir l’équilibre de la justice.

Or, face au pur hasard, il n’y a guère de solution applicable, si ce n’est dans l’ordre du fantasme44 : le hasard ne répond pas, par définition, à une volonté transformatrice. Il ne reste plus qu’à s’y soumettre, et l’impuissance de l’envieux vire à la malédiction de l’envié : « Give up and wish Alberta the worst », et à la prédiction de la chute inévitable, car l’envieux ne peut renoncer à son principe de la justice comme explication du monde. Cette justice, impossible à rétablir pour l’instant, n’est que reportée : « […] in time, it will be poor again. »; « Boom will eventually turn to bust45. » Nous savons que cette prophétie se réalisa par la crise de l’automne–hiver 2008–09, dont les conséquences risquent de s’installer maintenant de façon structurale.

Cette première stratégie de dévalorisation de l’envié passe donc par le constat d’un scandale menaçant l’ordre du monde dans ses fondements les plus sûrs et instaurant le chaos comme principe explicateur insoutenable. L’envié dissocié éthiquement de ses privilèges, on lui nie une place dans l’enchaînement des causalités, puisqu’on nie la causalité elle-même, et, de surcroît, il se voit nié une identité assimilable au système idéologique accepté : le qualificatif « bastard » qui lui est appliqué va au-delà de l’insulte et est plus éloquent qu’on ne saurait le croire. Le « bâtard » n’est-il pas celui qui est né hors de la norme, dont le statut est l’irrégularité même, et celui qui ne peut être accepté littéralement dans la légitimité du mérite ? Quoi qu’il en soit, s’il est le plus visible dans les discours de l’envie pétrolière, ce travail de dépréciation éthique de l’envié par l’envieux ne constitue pas le seul recours de ce dernier dans son objectif irrépressible de disqualification, et il est possible de relever d’autres formes de dépréciations plus ou moins subtiles dont l’expression, parfois déroutante, renseigne davantage sur la psyché de celui qui s’estime injustement lésé par le bonheur de l’autre que sur la persona du sujet de son envie.

Tout Canadien le sait, au sein du ROC préside le consensus de la singularité d’une culture et d’une identité québécoises, reconnue mais souvent méconnue, figure de proue à la fois fascinante et irritante qui constitue, à tort ou à raison, l’aune à laquelle se mesurent généralement, avec un malaise plus ou moins avoué, les aspirations culturelles des autres provinces canadiennes. Quel que soit le sentiment, ou le ressentiment, qu’inspire la vie culturelle québécoise, ses manifestations, ses tendances, ses fluctuations—nous dirions sa « distinction », si on peut encore employer ce terme—ne sont jamais contestées par le discours culturel canadien, phénomène renforcé par le sentiment de la séparation symbolique du Québec, séparation effective et vécue comme telle par le ROC. À cet égard, la position culturelle québécoise est une donnée reconnue, qui ne fait pas plus, certainement à partir du second référendum québécois, l’objet d’une glose canadienne collective. Le quasi-silence de l’intelligentsia canadienne à cet égard peut être lu comme un indicateur de l’incontestabilité de cette autonomie culturelle québécoise, dont les principales réalisations, faut-il le préciser, restent peu accessibles à l’ensemble du Canada anglophone. Mais, une fois de plus, cette distance et cette accessibilité réduite semblent constituer en fait un facteur accru d’une reconnaissance incontestable.

Cependant, la problématique entourant le phénomène d’une culture albertaine est tout autre et s’organise précisément autour de cette question épineuse de la reconnaissance extérieure et des formes qu’elle prendra. Comme nous le rappelle Charles Taylor, chaque peuple a un grand désir de reconnaissance, et cette donnée reste centrale à la dynamique particulière présidant aux relations entre envieux et envié. Si la disqualification éthique ne réussit pas à soulager le sentiment profond de frustration impuissante de l’envieux, cette forme de dévalorisation ne change en rien la jouissance de l’envié perçue comme injustifiée. Un autre type de disqualification s’installe dans l’argumentaire de l’envieux, qui déplace de la sorte le débat sur le terrain que nous ne pouvons pour l’instant désigner que par le terme d’esthétique. Cette variation dans la dépréciation de l’envié consiste en fait à accroître la charge d’indignité de ses privilèges en le dépeignant comme incapable de bien les utiliser dans le sens d’un « art de vivre » qui serait le sceau d’une véritable légitimité de ses prérogatives économiques sans précédent. Le discours ainsi tenu sera celui de relégation dédaigneuse de l’envié au rang de « nouveau riche » évoluant aux marges d’une autre Frontière, celle précisément de la civilisation. L’envié est dès lors le Barbare dont le style de vie doit être confronté à celui du Romain raffiné, voire en fait du Grec tout vaincu qu’il soit dans la dynamique de l’impérialisme économique. L’envieux se représente dès lors comme véritablement celui qui fixe les règles de cet « art de vivre » posé comme la norme suprême laquelle seule peut justifier en fin de compte la possession scandaleuse des richesses. Pour mieux illustrer cette stratégie, voyons comment elle s’exprime dans un éditorial dont il importe de souligner que l’auteur, originaire d’Edmonton, est, à l’époque, directeur général du Royal Ontario Museum :

It is Alberta that seems to bridle [réfréner] at investing its wealth in simple beauty, the beauty of social justice embedded in the Charter, of art, architecture, and music, the humanities, the beauty in inspiring views in newly elegant city centres, the great urban agora where the public finds its unity and pleasure in civilisation’s best. God has been very good to Alberta: how good have Albertans been to themselves46 ?

Ainsi est imposée la certitude inébranlable de la domination culturelle du Canada central qui renvoie le collectif albertain à une autre forme d’illégitimité, à savoir celle de ses pratiques culturelles, qui sont suggérées crûment dans le texte comme étant opposées aux manifestations de la civilisation. Notons dès l’abord la totale absence de réflexivité des propos de Thorsell, qui impliquent une définition transcendante de la « beauté » morale et esthétique à partir d’un point de vue dont la prétendue universalité voile la subjectivité réelle. Qui décide du critère de beauté, et au nom de quoi, si ce n’est celui qui s’estime le dominant culturel et peut imposer ses critères qui ne trouvent en fait de motif qu’en raison de cette position de dominant ? L’Albertain (et l’Alberta), suggéré comme réticent à l’acquisition de la beauté, est représenté par la négative comme baignant dans la laideur multiforme de son environnement urbain, dans l’inadéquation supposée de sa consommation culturelle, et est même présenté comme privé de la matérialité de la Cité qui permettrait une harmonieuse expression de sa collectivité. Mieux encore, la civilisation, autre attribution qui pose le problème de sa réflexivité, ne serait pas advenue à l’Alberta, qui serait perçue comme un lieu toujours immergé dans le chaos désorganisateur du « sauvage », et ce, par sa propre volonté, car cette distance d’avec la civilisation est posée comme étant le fait d’une décision plus ou moins délibérée du collectif, qui se serait en sorte volontairement infligé un grand tort.

Cette autre forme de dépréciation de l’envié constitue peut-être une stratégie plus efficace encore que l’argument de l’indignité morale, car l’illégitimité culturelle accompagnée de ses clichés habituels est ce qui est le plus immédiatement perçu, ou ce qu’on veut le plus immédiatement percevoir par cet observateur obsessif qu’est l’envieux. Alors que la dimension non méritoire du hasard géologique ne peut être déduite qu’au terme d’une certaine réflexion existentielle, l’aspect d’une différence culturelle relevant de ce qu’on estime être une marque inférieure du bon droit culturel apporte une satisfaction plus instantanée à l’envieux. Sans trop de dépenses discursives, par le constat hyperbolique du manque universel de raffinement ou de « qualité » culturelle dans les manifestations esthétiques du collectif albertain, l’envieux prouve que non seulement l’Alberta ne mérite pas sa fortune, première faille éthique, mais qu’en sus, elle n’a pas le degré de civilisation nécessaire pour lui donner une valeur authentique, dont les termes sont bien sûr fixés par le ressortissant du Canada central qui s’estime le détenteur de toute plénitude culturelle. Cette seconde faille esthétique est celle qui semble permettre le plus à l’envieux de se rassurer sur la pertinence de sa supériorité, comme l’exprime Margaret Wente :

So what if Calgary is still an unsophisticated town that’s full of cowboy art47 ?

L’argument de l’indignité culturelle doublant celui de l’indignité morale prend l’allure d’un réflexe routinier dans plusieurs reportages journalistiques sur l’Alberta du boom pétrolier. Nous ne citerons comme dernier exemple que ce titre tiré du National Post : « Calgary Blues : the oil patch capital may be the envy of Canadian cities, but just try to find a sprig of fresh dill » dans lequel on peut lire :

This was boom town, the city with a $10 billion surplus, Canada’s new hub of retail and commerce. And I couldn’t nab a red pepper or sprig of fresh dill to save my life. Was Calgary all that it was cracked up to be48 ?

La disqualification ici touche à l’ordre du manque à l’art de vivre caractérisant la collectivité albertaine comme incapable de consommer de façon légitime ce qui établit la véritable distinction et le goût pur. L’auteure énumère ainsi une série de lacunes qu’elle relève comme indices de retards vis-à-vis du progrès civilisateur : absence d’épicerie fine, de boutiques raffinées, de système de recyclage des ordures, d’utilisation de calcium sur les routes glacées. Encore une fois, l’Alberta est située du côté de la Barbarie incompréhensible. Ses privilèges économiques n’en seraient que plus encore démérités, car les richesses présentées comme le fruit d’un hasard injustifiable seraient de surcroît tombées dans le vide du béotisme collectif, constituant ainsi une double perte, et pour le mérite et pour l’usage du mérite. L’Alberta faillirait ainsi doublement, et sa chance exceptionnelle ne ferait que refléter son inadéquation générale.

Mais par ressac, ces discours d’indignité culturelle et d’insuffisance civilisatrice accolés à l’Alberta dessinent le portrait de l’envieux comme jouissant sans retour sur lui-même de ses prérogatives lui permettant de fixer les règles du goût (c’est-à-dire ceux du Canada central) en même temps qu’il sent confusément que ses mêmes prérogatives d’arbitre culturel, du fait même qu’il ait à les énoncer, en ressortent avec une autorité ébranlée. C’est que la domination symbolique culturelle perd de son efficace à exiger sa reconnaissance, et le ton condescendant de Thorsell (« How good have Albertans been to themselves ? ») est également l’expression d’une angoisse sourde sur la vérification empirique de sa propre légitimité : que répondre à une telle question ? Car elle indique que l’Alberta ne peut exister que dans des paramètres esthétiques fixés par l’envieux mais paramètres qui sont en fait étrangers à son être. Ce que l’envieux souhaite, c’est que l’envié dissolve sa différence dans le Même, dès lors ne donnant plus prise à l’envie, surtout s’il se soumet aux critères de légitimité culturelle de l’Autre, et devienne cet Autre.

L’envieux se trouve par ailleurs, dans son travail de disqualification culturelle de l’envié, confronté à un paradoxe insoutenable inhérent à sa stratégie. Car c’est le moment de préciser ici que l’envie, la jalousie, est un sentiment qui est grande source de détresse, car la conscience même de le ressentir est l’expression directe et la reconnaissance sans voile d’un sentiment d’insuffisance réelle de l’envieux face à l’envié. Énumérer les critères de légitimité culturelle, insister sur les différences de goût qui rendent les privilèges de l’envié questionnables, c’est aussi montrer comment l’absence de ces critères ne nuit nullement à la jouissance intrinsèque que l’envié éprouve et que l’envieux est bien forcé de reconnaître. C’est là tout le fondement du désespoir de Madame Brouillette : « Pis vl’a rendu que j’vas être obligée de rester a côté d’elle pis de sa belle maison gratis ! C’est ben simple, ça me brûle, ça me brûle ! » Aucun dialogue n’est devenu possible avec l’envié dont les privilèges lui permettent en fait de fixer ses propres normes de légitimité et de repousser à son tour l’envieux dans la marginalité et la non-pertinence. On appréciera à cet égard cette boutade d’un éditorialiste du Calgary Herald où est réinstaurée la l’affirmation de sa spécificité identitaire, et où le discours de blâme intellectualisant du Canada central est renvoyé à l’hétéronomie :

Hokey? Some people think big belt buckles are tacky, cowboy hats corny, and pointed-toed boots just a bit, too, euh, Myron Thompson. But none other than Toronto intellectual John Ralston Saul has urged the modern, urban Calgary not to deny its Western Heritage. It makes us distinct. Many cities struggle with an identity crisis, concocting expansive marketing campaigns to promote a phoney image. Calgary does not have to reinvent itself, for it is blessed with something real49 […]

Ces lignes non dénuées d’agressivité sont publiées une année avant la période où apparaissent dans les écrits journalistiques albertains et canadiens les marques les plus claires de l’envie pétrolière. Toutefois, elles n’en expriment pas moins, dans l’anticipation, un des nœuds névralgiques de la dialectique finale entre envieux et envié : un sentiment de plénitude identitaire dans la revendication même des particularités culturelles qu’on lui reproche renvoyées à l’Autre comme réalité palpable et assumée dans son imperfection. Par projection, l’envieux se retrouve en fin de compte confronté au noyau de sa douleur, que ses différentes stratégies de dépréciation de l’envié n’ont fait que momentanément soulager : le sens grandissant et menaçant de son inexistence, de la possibilité de sa viduité, le renvoi au néant de ses propres prérogatives qu’il a eu l’imprudence d’exposer dans le discours.

L’envie dépouille par avance l’avoir, le pouvoir ou le savoir de l’autre, reproche vivant de son manque, de son impuissance, de son ignorance ou de son impact mineur, du défaut d’exemplarité de sa vie et de sa réalisation trop virtuelle50.

Le désir d’énoncer sa propre hégémonie éthique ou esthétique n’a que désigné ses pieds d’argile à l’envié indifférent, assuré de sa jouissance innocente qui est son propre ciel. Nous avons le pétrole et vous n’en avez pas. Voilà le mur incontournable et non rationalisable qu’en fin de compte, l’envieux ne pourra franchir pour se signifier pleinement dans un monde où il sait qu’il ne compte plus.

Les discours du boom : explosion, consommation, performance et anxiétés

Le terrain était préparé, le terreau impérial, fait de débris en fermentation, chauffé des appétits exaspérés, extrêmement favorable à une de ces poussées folles de la spéculation, qui, toutes les dix à quinze années, obstruent et empoisonnent la Bourse […]

Déjà, les sociétés véreuses naissaient comme des champignons, les grandes compagnies poussaient aux aventures financières, une fièvre intense du jeu se déclarait, au milieu de la prospérité brillante du règne, tout un éclat de plaisir et de luxe, dont la prochaine Exposition promettait d’être la splendeur finale, la menteuse apothéose de féerie. Et dans le vertige qui frappait la foule, parmi la bousculade des autres belles affaires s’offrant sur le trottoir, l’Universelle enfin se mettait en marche, en puissante machine destinée à tout affoler, à tout broyer, et que des mains violentes chauffaient sans mesure, jusqu’à l’explosion51.

—Émile Zola, L’Argent

En tant que dernière thématique discursive propre à la jouissance des richesses pétrolières, le boom économique, consécutif, en l’occurrence, à l’accroissement soudain de la valeur du pétrole, reste la manifestation la plus visiblement immédiate des bénéfices pétroliers qui autrement ne peuvent se traduire, pour l’homme de la rue, que par les statistiques du marché des actions ou par les effets douloureux du prix à la pompe. La capacité de prendre la mesure réelle de la jouissance des revenus pétroliers pour une société donnée se concrétise principalement par la transformation de ces revenus en biens immédiatement consommables et accessibles à un plus grand nombre. Le boom ne saurait être pleinement apprécié que par ses symptômes, son mouvement tangible, et les activités qui en découlent, mais plus particulièrement par sa mise en discours dans les médias, qui reste à tous les égards l’inscription la plus saisissable du phénomène. Ce discours s’exprimant à grand renfort de statistiques et de chiffres qui proposent objectifications et quantifications, s’impose précisément comme la manifestation la plus claire de l’usufruit rattaché à la possession de ressources pétrolières. En tant que discours, il propose aussi une ordonnance des faits et une homogénéisation du phénomène, du moins dans leur expression médiatique, ce qui n’est d’ailleurs pas sans effet sur la représentation que l’on s’en fera à l’extérieur de l’Alberta, représentation dont le principal effet recherché serait justement d’entretenir ce sentiment d’envie dont nous avons parlé dans la partie précédente.

Mais avant d’aller plus loin, il convient de décrire, en termes dépassant le champ purement économique de l’expansion soudaine, ce que pourrait être un boom, et dans son acception discursive et dans sa perception culturelle. Le boom pétrolier albertain de 2005–08 offrait en fait ce qui pourrait fort bien être un des derniers exemples occidentaux du phénomène, du moins avec une telle intensité. Le concept mérite donc d’être réexaminé dans sa sémantique et ses métaphorisations indicatrices non seulement d’un état du discours social mais d’un état particulier de la société albertaine.

À première vue, une comparaison entre l’Alberta du vingt et unième siècle et le Paris du Second Empire peut sembler sans pertinence en matière de phénomène sociodiscursif. Elle n’en est pas moins utile dans la mesure où, si peu d’œuvres littéraires ont pris comme cadre de leur action le monde de la finance proprement dit, encore plus rares sont celles qui se sont attachées à donner la représentation d’un essor économique soudain, dernière traduction de dictionnaire, qui, à notre avis, ne rend cependant pas la pleine portée sémantique du terme « boom » qui sera préféré lors de cette analyse.

Car le choix de Zola du mot « explosion », sur lequel se termine sa tirade descriptive de la folie spéculative du Paris de 1860, donne une meilleure idée des choix représentatifs rendant compte de la déflagration économique qui caractérise les régions bénéficiant immédiatement des retombées d’une hausse soudaine et imprévue du prix du pétrole.

L’explosion est d’abord expansion, qui sort de la norme quantitative désignant l’état stable et courant des affaires ou des transactions habituelles. De ce fait, l’explosion rompant les limites courantes est aussi phénomène exponentiel qui, précisément parce qu’il est hors norme, est aussi perçu comme irrationnel, ce qui est caractérisé chez Zola par les termes « folles » et « affoler ». Dans le corpus journalistique albertain, nous lirons, sous la plume toujours critique d’Eric Réguly, ce titre d’une de ses chroniques financières : « Boom gone berserk52 », littéralement « le boom est devenu fou furieux ». L’explosion est aussi une pathologie causant, toujours dans une perspective zolienne, « fièvre et vertige » où la montée thermique est à la fois symptôme et aboutissement, « chauffaient sans mesure ». Les discours contemporains de la finance tiennent, on le sait, à cette figure de la caloricité : on continue à parler de surchauffe et de refroidissement. Un titre du Calgary Herald de juin 2006 illustre bien la pérennité de l’image : « Alberta scorched the economy ». Un autre, du 3 juillet : « The province’s torrid economy ». Ce recours à la métaphore thermodynamique garde sa logique physique, car la chaleur s’explique par l’accélération : il faut faire rapidement, on se précipite, on se bouscule, on se rue. Un commentaire du Maclean’s saisit bien cette donnée inhérente au boom, dans une hyperbole qui rend compte de la situation fondamentalement a-normale du boom :

The look is global super-rich and the attitude is “less cowboy” more “how fast can we go53 ?”

La logique de l’explosion se pose bien sûr comme dilatation extrême et soudaine de toutes les données concomitantes au phénomène : spatialité imaginaire, capacité de transformation, de modification, de consommation, qui dépasse les limites établies par des précédents historiques, ce qui dans le discours est immanquablement transposé par l’usage du superlatif :

Albertans enjoy the highest wages in the country, the lowest taxes, the country’s lowest unemployment rate, robust real estate prices and a booming economy54.

Growth in overdrive55.

Calgary is a city on steroids56.

Cette explosion comme dilatation soudaine s’applique également à une perception exponentielle et de l’imaginaire et du spatial dont Zola d’ailleurs a eu une prescience qui prend des allures surréelles lorsqu’on la met en parallèle avec certains éditoriaux locaux :

Le champ des bruits de bourse et de salon était sans limite, mais la grande affaire prochaine de la Compagnie des chemins de fer d’Orient se détachait au milieu des autres projets […] Plus tard viendrait l’embranchement de Smyrne à Angora, plus tard, celui de Trésibonde à Angora, par Erzeroum et Sivas; plus tard encore, celui de Damas à Beyrouth…. Oh ! dans longtemps, de Beyrouth à Jérusalem, par les anciennes villes du littoral, Saida, Saint-Jean d’Acre, Jaffa, puis mon Dieu, qui sait ? De Jérusalem à Port Saïd et à Alexandrie. Sans compter que Bagdad n’était pas loin de Damas, et que, si une voie ferrée était poussée jusque là, ce serait un jour, la Perse, l’Inde, la Chine acquises à l’Occident57.

Oil analyst Linder says that there is a new global dynamic—no excess supply buffering oil shocks, the prospect of growing demand from China and India, and no alternative resources in sight58.

Ainsi la Chine et l’Inde sont-elles non seulement « acquises à l’Occident », piégées qu’elles seraient par l’absence de solution différente à une crise de l’énergie clairement souhaitée par l’énonciateur ici, mais elles font également partie intégrante du nouveau panorama du marché pétrolier albertain. Les actuelles prises de contrôle des intérêts canadiens par des compagnies chinoises traduisent ainsi les utopies zoliennes en réalités albertaines. Cette réalisation prophétique donne ici rétrospectivement raison à l’imagination autorisée par le boom, comme c’est le cas pour le trajet mythique dessiné par Zola qui conclut d’ailleurs sa description dans la logique même de la fable : « Il semblait que […] les trésors retrouvés des califes resplendissaient dans un conte merveilleux des Mille et une Nuits59. »

Dilatation donc de l’imaginaire spatial, inclusion de ce qui a été auparavant considéré hors limite, le boom fait littéralement éclater les perspectives avec ce qu’on considérait auparavant comme étant les domaines d’influences réelles des richesses pétrolières. Ce premier paradigme de l’explosion, du bouleversement des possibles, marque le premier stade du discours de représentation du « boom » comme euphorie absolue, comme éclatement des bornes, abondamment servi par l’emploi du superlatif.

À l’explosion s’associe aussi la démultiplication de la capacité de consommation qui, elle aussi, sort des normes, et constitue peut-être la manifestation la plus visible du boom, celle qui s’exhibe le plus aux yeux de l’observateur que le discours ambiant, n’oublions pas, ne peut décrire que comme envieux.

That worry is no hindrance to the era of excess—if anything it is just one more reason to load up on luxury60.

The trophy hunter has little time for the nuance of vineyard and vintage as the staff at Bin 905 found out a few weeks ago when a prime example walked in the door and snapped out: “I want to spend $5,000 and I have just 15 minutes. Go61 !”

Decorator Sally Healy rhymes off the usual must-haves of the super rich, go cart tracks, fish stocked ponds, helicopter pads, instant wine cellar, imported furniture, state of the art kitchen with two dishwashers, two refrigerators and a “cappuccino center62.”

Big art is another status signifier. Healy has clients who have never been to an art gallery. “I expose them, make them spend all their money […]”

Behind the envy-tinged attention, lies another cultural obsession with the makeover as if watching Calgarians spend their money will provide the same entertainment as viewing the Clampetts settling in Beverly Hills63.

On constate ici que ce spectacle de la consommation et son évaluation culturelle rejoignent la thématique précédente de l’envie compensée par la disqualification éthique et esthétique. Selon l’énonciateur non albertain du discours, la représentation de cette hyperconsommation peut s’assimiler à un excès condamnable dont le bénéficiaire ne peut qu’être indigne, ce qui nous ramène une fois de plus à cette autre thématique qu’est la chance injustifiée, à laquelle le bénéficiaire oppose comme convenu sa propre méritocratie, ce même article du Maclean’s comportant ce sous-titre significatif : « People aren’t loud or cocky about it : they worked for it ». Mais sous l’angle d’un énonciateur ou d’un destinataire albertain, la capacité décuplée de consommation reste le signe le plus mesurable de l’ampleur du boom, comme à vrai dire il se pose comme l’écran entre les ressources pétrolières soudainement accrues et le nouveau champ d’appropriation des commodités qu’il permet. La consommation éminemment ostentatoire, si tant il est possible de revenir à la vieille expression de Veblen dans ce contexte, reste à la fois l’aboutissement du boom et l’abstraction rétroactive de ce qui l’a permis, c’est-à-dire la hausse du prix du pétrole et le contexte géopolitique qui l’a favorisée, insistante abstraction éthique dont l’ombre flotte toujours en arrière-plan à cette hybris.

Le boom, s’il est explosion, est dans le même ordre d’idées un feu d’artifice, un spectacle et une performance que l’on doit entretenir par une mise en scène que le discours journalistique albertain, et plus particulièrement calgarien, semble s’être donné comme tâche particulière d’alimenter pour la jouissance de l’Albertain à la fois acteur et spectateur de la représentation. Dans cette optique, on perçoit vite le rôle privilégié que joue ce qui est directement présenté comme à la fois un délire et une hystérie de la consommation, cette dernière restant en fin de compte la performance la plus visible du boom et son signe comme effet de réel le plus indéniable. Ainsi, les premières pages des journaux locaux64 affichent des gros titres qui habituellement seraient relégués aux pages financières : le taux de chômage réduit jusqu’à la quasi-disparition, les prix immobiliers65 montant en flèche, les profits des marchands au détail, des concessionnaires d’automobiles, le revenu brut de la province, l’affluence quotidienne d’immigrants des autres provinces. En sus de luxueuses revues aspirationnelles, une nouvelle section du Calgary Herald est créée, faisant la promotion des lieux de villégiature où acheter la propriété qui permettra à l’Albertain étourdi par les bruyantes manifestations de sa prospérité de prendre un repos intermittent, loin des agitations de l’explosion. Ce type de discours, à la fois d’information et de promotion, se présente comme hégémonique en suggérant que l’accès à cette consommation superflue doit être la norme. Ainsi, un éditorial du Calgary Herald du 28 septembre 2005 affirme avec assurance : « Resource wealth is good for all. » Cette consommation présentée comme normative peut se lire aussi comme symptôme sûr de la condition « mythologique », au sens purement barthésien du terme, de la représentation du boom. Cette capacité de consommation présentée comme générale est en fait un des traits les plus sûrs de l’identification, dans le sens où, comme dit Barthes : « le petit-bourgeois est un homme impuissant à imaginer l’Autre66 », c’est-à-dire ici les conditions de vie de l’Autre, les contraintes socio-économiques qui restreindraient pour plusieurs l’accès aux jouissances multiples du boom.

C’est dans un tel cadre conceptuel, où la manne pétrolière serait présentée comme éminemment conviviale, que le discours du boom va difficilement considérer les laissés pour compte, les malchanceux, les marginalisés, malgré que leur présence se signale avec insistance dans le paysage urbain de l’Alberta. Si un nombre appréciable de textes journalistiques font état, et avec sympathie, du scandale de la condition des sans-abri ou des familles à revenus inférieurs ne pouvant plus trouver de logements dans la flambée de l’immobilier, ces textes se présentent eux-mêmes comme hétéronomiques par rapport au discours dominant. Malgré la dénonciation qu’ils font de la pauvreté au sein d’une abondance auparavant inimaginable, ces textes semblent plutôt servir de bonne conscience à une certaine culpabilité caractéristique des restes de cette éthique protestante auparavant mentionnée. D’ailleurs, l’absence d’action gouvernementale réelle à prendre des mesures concrètes qui pourraient soulager la misère sociale incontestable illustre bien la simple fonction de soupape de ces discours67. Pour en revenir à Angenot, précisons à son instar que, si le consumérisme est une idéologie d’identification, « l’économie, les institutions et la vie civile divisent, isolent68 ». Si la dénonciation des inégalités est manifeste dans les médias albertains, elles n’en ont pas moins pour effet de confirmer par ressac la domination du spectacle de la consommation, dont l’exaltation ne saurait être gâchée par la vue des « pauvres devant le rôti », exceptions insoutenables pour la totale jouissance du festin universel.

Dans cette perspective, le boom, en sus de son indéniable cause économique, est sans conteste certifié dans son existence par un effet de discours, outre l’effet de réel qui est attribué à la consommation à outrance, que la presse s’efforce de chauffer à blanc, en le maintenant constamment en scène. La performativité s’instaure donc comme surplus de sens dont se saisit la représentation : l’Alberta doit être un spectacle, et le spectacle de ses excès, dans l’abondance comme dans la pénurie que crée effectivement, par définition, toute situation de forte concentration d’activité économique.

There are stories of signing bonuses, paid vacation and even post-secondary bursaries available to those willing to take jobs that otherwise might go begging69 […]

Le ton ici est celui de la kermesse, de la célébration effrénée, à laquelle tous, en principe, se doivent de participer, forme supplémentaire de l’identification barthésienne et de l’utopie conviviale que nous venons de mentionner : « Alberta is the place to be : if you live in Mississauga, you are wasting your time…. You might as well come to Calgary70. » On observe de surcroît les formes de pénurie, consécutive aux demandes accrues de toute nature qui accompagnent les booms. Ces pénurie de main-d’œuvre, manque de logement, failles dans l’infrastructure, sont, dans le premier temps de l’élaboration discursive du phénomène, l’objet d’un battage journalistique qui, tout en déplorant les effets sociaux de ces carences ponctuelles comme stricte concession à l’éthique, n’est pas loin de s’en émerveiller en les présentant comme symptômes supplémentaires de l’échauffement de la machine. Ainsi monte-t-on en neige les histoires de travailleurs venus à Calgary et obligés de s’installer dans des campings, voire des tentes, faute de logements disponibles. De même fait-on des reportages au sujet de petits employeurs devant fermer boutique en raison du manque de main-d’œuvre, comme on justifie la hausse incontrôlée de l’immobilier par l’augmentation du prix des matériaux et le délai dans les échéanciers de construction en raison, ici aussi, d’une main-d’œuvre de plus en plus réduite. On assiste aussi au phénomène du « poaching », littéralement de braconnage d’ouvriers, par lequel des employeurs détournent à leur profit les employés d’un concurrent avec de meilleures offres salariales. La vérification des exemples qui sont l’objet de ces reportages conclurait probablement à des faits isolés, mais la presse cherche à les illustrer comme tendance généralisée, consolidant une représentation excitée de l’extrême. Cette série de « combles », comme dirait encore Barthes, sont utilisés ou plutôt représentés comme les excès ou les renversements qui entérinent davantage le statut éminemment hors norme du boom et lui confèrent encore plus de relief en certifiant en quelque sorte sa magnitude, plus encore que la fréquence des achats d’automobiles de luxe. Si l’exhibition de la consommation est jouissance aussi pure que l’acte même de consommer, la considération des renversements pervers consécutifs au boom s’assimile à cette autre jouissance, plus obscure, mais indéniable, qui remplit le spectateur à la vue d’un désastre potentiel (guerre ou cataclysme), d’un déchaînement incontrôlé des faits et des circonstances dont il ne peut qu’admirer l’arrangement improbable comme manifestation spectaculaire par excellence. Sans doute ici pourrait-on assimiler cet étrange catastrophisme jubilatoire à une forme particulière de déterritorialisation où les habituels repères de consommation de la classe moyenne canadienne se trouvent mis à l’épreuve en étant littéralement et violemment déplacés vers une terra incognita des prix et des conditions de vie jusque-là inédites.

Sans doute faut-il aussi ranger dans l’ordre de la performance, tout comme de l’identification petite-bourgeoise, le rabattement inusité fait à chaque Albertain71 à l’hiver 2005–06 de la somme de 400 $ de la part du gouvernement de Ralph Klein et censée représenter une part appréciable des redevances du pétrole de la province. En fait, ce versement, effectué sur le modèle que reçoivent les citoyens de l’Alaska sur leurs propres redevances énergétiques, constituerait la marque la plus tangible de son existence qu’aura reçue l’ensemble de la population albertaine, sans exception. Le Calgary Herald présentait ainsi la chose en première page : « Klein’s Christmas gift : $400 to each Albertan. Energy windfall cheque will cost $1.4 billion72. »

Il est vrai que la presse politique, les économistes et les personnalités journalistiques ont pu s’émouvoir de ce qui leur a paru un gaspillage73 représenté par ce déboursé pour un gouvernement pourtant sans dette et qui aurait pu investir cette somme dans les postes budgétaires les plus criants, tels celui de l’éducation ou des soins de santé. Ainsi, sous la plume de Roger Gibbins :

However, the Alberta government is not Santa Claus, and we’re not talking about a sack of toys. We are talking about the responsible stewardship of public funds coming from non-renewable natural resources, and in this context the prosperity dividend makes no sense74.

Mais cette critique de la perte de raison gouvernementale signifiée par cette distribution égale d’argent perdait de vue sa rationalisation probable dans l’indéniable perspective démagogique du premier ministre Klein. Une telle décision, relevant sans contredit d’une idéologie populiste, répond en fait à ces trois données impensées du discours du boom et inhérentes à son élaboration comme mythologie essentielle : performativité, concrétisation et inclusion. D’abord, qu’il s’exprime avant tout par la performance qui le donne enfin à voir—serait-ce une autre variante du constat barthésien75 ? Et quoi de plus performatif que cette distribution individuelle d’argent, sans précédent au Canada ? Et ensuite, que le boom soit palpable en ce qu’on doive le sentir passer de façon concrète et qu’il ait un effet vérifiable ou plutôt montrable sur les individus, lesquels doivent éprouver un changement réel, consécutif à ses avantages. En dernier lieu, en congruence avec le principe fondamental du discours social, il faut que le boom soit inclusif, aussi factice et utopique cette intégration puisse-t-elle être dans la réalité sociale76. Car si, dans sa jubilation, le discours du boom tend à ignorer les marginalisés, insistons une fois de plus qu’il cherche également à produire l’illusion d’une pseudo-démocratie, à laquelle tous pourraient participer77. À cet égard, le « chèque de la prospérité », comme le désignent les Albertains, s’inscrit comme la validation incontestable de la réalité des jouissances pétrolières retombant sur tout le monde, aplanissant fallacieusement les fossés sociaux, égalisant illusoirement les disparités, dans un bref mais convaincant spectacle d’un épisode de consommation encore plus satisfaisant dans sa gratuité inattendue. Plus important encore, et c’est une thématique sur laquelle on se penchera dans le chapitre quatre de cette étude, le « chèque de la prospérité », dans son objectif de faire communier tous les Albertains dans l’exultation de la manne concrète du pétrole, comporte un effet de censure fondamentale qui est de « bloquer l’indicible78 », c’est-à-dire la prise de conscience que les très minces redevances (royalties) payées par les grandes pétrolières faisaient qu’en réalité, et depuis des décennies, les contribuables albertains subventionnent effectivement les profits de ces entreprises privées, nationales ou multinationales. Le soupçon de cette dernière réalité économique et fiscale, dont on verra qu’elle va à l’encontre d’un des idéologèmes les plus centraux des discours albertains sur le pétrole, doit être complètement effacé par l’exultation populaire produite par cette mise en scène visant essentiellement l’Albertain moyen. Elle illustre encore plus parfaitement l’efficacité de la performance qui euphémise ainsi toutes les objections au spectacle79.

Pour conclure sur cet aspect essentiel du boom comme performance, on peut voir comment le discours social présente l’essence théâtrale de ce boom comme précisément point de vue sur l’événement80 qui est ainsi mis en représentation au bénéfice de tous les Albertains et les Canadiens : la consommation comme hystérie, mais aussi comme signe d’autre chose, dans un discours qui la représente alternativement, selon sa source, dans la distance appréciative et amplificatrice du vague reproche éthique, ou encore par le constat euphorique du comble et du renversement. Ce dernier déplace le boom dans l’espace du surréel et s’ajoute à la production politique démagogique de l’illusion d’une communauté qui participerait unanimement aux bénéfices pétroliers, procédé fallacieux mais efficace. Tout cela pourrait en fin de compte fonctionner comme ultime garant de cet autre phénomène résultant de travail de la mise en scène : l’illusion théâtrale dernière qui a en fin de compte pour but suprême de susciter les applaudissements, d’étouffer les objections et de calmer les angoisses qui vont du frisson jouissif à la sourde certitude d’une catastrophe imminente.

Car l’euphorie du boom comporte nécessairement son double inquiètant : l’anxiété, plus ou moins dissimulée, de constater qu’un tel excès dans la surabondance ne saurait se continuer indéfiniment, et qu’il porte en lui-même ses propres risques de perversions.

Pénuries

On peut voir aussi que des formes de pénuries paradoxales sont occasionnées par un boom économique et produisent un discours de l’ordre du déséquilibre dont le spectre oscille entre le délectable (la démesure comme preuve positive du boom) et le scandaleux (la démesure comme cause d’exclusion). Si la pénurie en temps de guerre s’exerce uniformément sur les ressources (nourriture, essence, vêtements, chauffage, médicaments, transports) et sur l’ensemble d’une population, les pénuries causées par le boom se produisent dans des domaines plus sélectifs et affectent une partie plus restreinte de la collectivité, la plupart du temps les nouveaux arrivés, car l’identité de ceux qui y sont assujettis est décidée selon un critère temporel, les derniers invités au festin n’y récoltant bien sûr que des miettes.

In Calgary, the annualized inflation rate soared to 5.2 from 4.2 per cent in June, driven by the city’s frenzied economy, which has produced a shortage of workers, housing, commercial real estate and material driving up prices81.

À cet égard, le constat du manque se vit d’abord comme une ségrégation appliquée aux immigrants, confirmant d’ailleurs le caractère hégémonique du discours du boom dont doivent jouir d’abord les Albertains « de souche », dont la position de bénéficiaires privilégiés est cependant « impensée » mais présente dans la logique même du discours. Le rôle des nouveaux arrivés, dont l’afflux continuel est pourtant le symptôme le plus fiable du boom, et en fait un des garants de sa réalité, peut être assimilé à la part du feu nécessaire à l’élaboration du spectacle. La pénurie immobilière, et tout particulièrement, l’inflation incontrôlable, ciblent ceux que l’on pourrait qualifier comme les figurants indispensables à la performance du boom, les 35 000 nouveaux arrivants82 qui sont venus gonfler annuellement la population calgarienne de 2006 à 2008. Cette ségrégation réelle est consécutive à une suite de choix de la part des principaux acteurs de ce même spectacle : autorités municipales et propriétaires s’empressant de profiter de la hausse des prix, refus général de considérer l’éventualité d’une régie des loyers, promoteurs immobiliers visant une clientèle à revenus supérieurs et choisissant de ne pas considérer la construction d’immeubles à loyer modique. Ces mesures sont présentées comme la conséquence incontournable (et perverse) des lois de l’offre et de la demande dont on comprend qu’elle est un des idéologèmes privilégiés du discours du boom. Le discours de la pénurie liée au boom est en fait « naturalisé » par le discours du profit économique, et dominé par lui :

Persistent elevated crude oil prices and intense development of the oil sands will continue to boost economic growth in Alberta over the forseeable future, with abundant employment opportunities luring Canadians and international migrants, stated the report83 […]

La victime de la pénurie peut être dans un premier temps perçue comme désignée par la logique inévitable du marché, dont la rigueur et l’ampleur des conséquences perçues à travers ses effets inflationnaires sont en fait la preuve de sa santé première. Ce n’est pas par hasard d’ailleurs que l’on présentera la hausse dramatique de sans-abris à Calgary comme littéralement un effet secondaire84 du boom pétrolier, l’effet secondaire étant en effet inextricablement lié à la condition première de la prospérité générale. De fait, la gravité de la pénurie de logement, en particulier, est suggérée comme le symptôme directement proportionnel de la réussite albertaine, et l’admission de ce problème social peut s’apparenter, pour en revenir à Barthes, à la vaccine propre au discours d’élaboration des mythologies, ce que l’on identifiera dans la concession suivante :

Calgary reaches the big leagues: one million population brings prestige but also greater demands […] everyone in Calgary will have to struggle with the less desired side effect of rapid growth, such as much higher housing costs, crime, sprawl and pollution85.

À la vaccine, dont nous rappelons ici la définition de Barthes « qui consiste à confesser le mal accidentel d’une institution de classe pour mieux en masquer le mal principiel86 », s’ajoute encore l’identification où le discours hégémonique de la classe moyenne qui profite réellement de l’expansion économique, parce que, tout simplement, elle était là avant, impose sa domination :

Yet, what is clear from Calgary’s rapid growth is that people come here because it’s work for them. Many dreams of the ambitious have taken flight, economic refugees have found a new start. Calgary isn’t heaven on Earth, and of course growth comes with pain. As in the past, we shall deal with that in the future. One greater moment today, is how seldom Calgary disappoints the hopeful. This is why they keep coming here. And this is why there are now more than one million of us to savour the thought, that so many people still want to be Calgarians87.

Dès lors, les victimes de la pénurie prennent le profil bien connu des exemples individuels qui seraient échappés aux mailles du filet de sécurité, exceptions par lesquelles la règle de la prospérité collective inévitablement se confirmerait.

Perversion

À ce constat de l’inévitabilité de la pénurie comme baromètre enthousiaste du boom vient cependant se superposer presque simultanément la conscience de son potentiel de perversion de la jouissance. C’est que la pénurie, lorsqu’elle touche les ouvriers et la main-d’œuvre attirée par le boom, est rationalisée (et pieusement acceptée) comme un symptôme incontournable de l’économie néo-libérale où seul le dominant peut se fixer la part du lion. En revanche, l’autre type de pénurie touchant directement ce même dominant, l’exploitant pétrolier qui en retire profit est également immédiatement perçue, non comme scandale éthique, mais comme retournement inquiétant faisant obstacle immédiat à la dilatation de l’explosion. Pour continuer sur cette métaphore, les multiples formes de pénuries s’exerçant maintenant en termes de ressources irremplaçables semblent fonctionner comme des ricochets dangereux redirigeant la croissance exponentielle vers la menace inhérente de sa propre fin. Ainsi un analyste évoquait cette éventualité :

One of the early symptoms of the stampede into Alberta, where the oil sands cover about 600 square kilometers, is shortage, everything from porta-potties in Fort McMurray, the working class hub of the oil sands, to the office spaces in Calgary. Basic necessities from steel to the giant tires used on mining trucks that scoop up the oil sands are scarce88.

C’est à ce point que le constat de la pénurie, dans sa soumission aux règles purement économiques, prend une dimension anxiogène, qu’elle n’avait pas tant qu’elle s’exerçait aux simples dépens des individus. La pénurie consécutive à la demande des ressources disons secondaires, tout particulièrement par la main-d’œuvre limitée par le manque de logements, par un système de transport routier inadéquat, par le développement restreint lui-même par l’inflation, et par l’outillage secondaire, qui se raréfie à son tour sous la demande accrue, s’inscrit comme le signe sûr que le serpent se mord la queue, que le boom porte en lui les germes inéluctables de sa propre déflation, qu’il ne peut pas en quelque sorte se résoudre dans un développement linéaire progressif. Dans cette perspective, la pénurie logiquement produite par les exigences du boom est la marque supplémentaire de sa conception comme système circulaire, indépendant et fermé, dont rend bien compte la métaphore d’une thermodynamique, sorte de big bang qui ne pourrait se résorber que dans son effondrement. Rappelons encore ce que cette conception doit partiellement au modèle de la fièvre de l’or du dix-neuvième siècle tout en instaurant un attentisme et un fatalisme immédiatement décelables au sein même de la jubilation amenée par la soudaine prospérité, qui rend compte de toute une perception du phénomène maintenant marquée par un sourd malaise.

Anxiétés

Brusquement, le 3 janvier, le lendemain même du jour où venaient d’être réglés les comptes de la dernière liquidation, l’Universelle baissa de cinquante francs. Ce fut une forte émotion. A la vérité tout avait baissé; le marché, surmené depuis trop longtemps, gonflé outre-mesure, craquait de toute parts. Deux ou trois affaires véreuses s’effondraient avec bruit : et d’ailleurs, on aurait dû être habitué à ces sautes violentes des cours, qui parfois variaient de plusieurs centaines de francs dans une même Bourse, affolés, pareils à l’aiguille de la boussole au milieu d’un orage. Mais au grand frisson qui passa, tous sentirent le commencement de la débâcle. L’Universelle baissait, le cri en courut, se propagea dans une clameur de foule, faite d’étonnement, d’espoir et de crainte.

—Émile Zola, L’Argent89

On peut lire dans le Calgary Herald du 31 mars 2006 une référence éloquente à ce mélange « d’espoir et de crainte » :

There is a word for this kind of prosperity. Twenty-five years ago, we called it a boom and many Calgarians know what happened after that. Perhaps that’s why no one wants to use the B word today. “I hate to use the term ‘boom and bust’,” says Gobert. “Let’s call it ups and downs.” Gobert’s caution echoes across a variety of sectors. Perhaps that is because having enjoyed previous booms and enduring the busts that followed, our city of nearly a million has finally grown up. We learn that what goes up, must eventually come down, and this time, we are just a little wary of our prosperity90.

Ce passage permet de dégager plusieurs traits vectoriels qui rendent compte du boom comme événement anxiogène à l’affût de chaque signe, comme les cinquante francs de baisse de l’Universelle, qui puisse annoncer un retournement des choses, retournement sourdement attendu par les références transhistoriques du même phénomène. Ainsi, comme le « Boom gone berserk » que nous avons cité précédemment d’Eric Reguly, le « kaboom » ou la « folie furieuse » rend compte d’abord de l’inquiétant potentiel de perte de contrôle du phénomène, qui place le participant dans un sentiment d’impermanence. L’événement est défini d’emblée comme hors de contrôle, ayant des répercussions imprévisibles, liées même à la vitesse de son développement. Ainsi, l’aveu public du premier ministre Ralph Klein (en fin de mandat) présentant son gouvernement comme n’ayant pas dressé de plan clair pour faire face aux défis particuliers amenés par le boom va susciter l’indignation générale et exacerber (en septembre 2006) l’angoisse diffuse :

On the other hand, as Albertans found out from Premier Ralph Klein last week, his government never did have a plan with the province’s phenomenal boom, because it wasn’t expected. How he missed it is beyond anyone’s comprehension91.

It makes this provincial government appear the most unprofessional in the country. Albertans should be appalled. Klein owes Davis an apology. He owes the people of Alberta one too92.

Le boom, tant qu’il est expansion impossible à contenir, chérit l’utopie d’une gérance politique présentée comme responsable et fermement orientée dans une direction claire. À l’inverse, les signes annonciateurs de sa résorption renforcent la sensation malaisée de n’avoir personne à la barre, quoiqu’il s’agisse du même gouvernement, comme c’est le cas pour l’Alberta. Ainsi est haussée d’un cran l’anxiété, remodelant incessamment l’euphorie initiale. La magnitude même du boom contient en germe son propre facteur de déterritorialisation qui réaménage l’espace de la prospérité en projetant le bourgeois de la classe moyenne, seul véritable destinataire des discours sur le boom, vers un sentiment de dérive inconfortable qui touche rapidement à l’insoutenable et dès lors va chercher plusieurs exutoires.

L’attentisme peut présenter une première forme de diversion à l’angoisse, la notion même de boom impliquant les deux dimensions inséparables du phénomène, liées une fois de plus à son exemplarité historique. En premier lieu, la perception du boom ne peut être appréhendée que par rapport à sa complémentarité de la chute, de la dépression qui doit suivre inévitablement l’expansion.

People are always saying that we are due for a bust, because this is a boom and bust economy93.

Most of us are savvy to the idea that there are booms and busts in the business cycle. The idea that fortune rises and falls with an almost seasonal rhythm is ingrained for us from biblical times94.

D’autre part, une telle fin ne suppose pas un atterrissage sans heurt vers un réel amélioré, un développement plus progressif, mais plutôt un brutal choc final ne laissant que poussière à sa suite, réalité qui n’est pas nécessairement vraisemblable, mais qui reste la perception privilégiée de l’après-boom, le bust. Sous cet angle, on comprend mieux que la jubilation hyperbolique causée par le boom est en fait tributaire et directement proportionnelle à la certitude de la fin.

The notion of a company town [Fort McMurray] inevitably conjures up images of lumber and mining towns that shut down when commodities prices hit a speed bump.… And that’s a valid concern95.

Le boom n’a en fait pas d’autre futur que son implosion inévitable, et le discours de précaution qui l’accompagne prend figure de conjuration rituelle, se posant comme la seconde dimension d’appréhension du phénomène. C’est ainsi que l’on est même réticent à prononcer le mot, comme on accompagne toujours le terme de son négatif complémentaire, le bust.

Non pas que l’Albertain souhaite que ne se réalise sa prédiction de l’effondrement de l’édifice de spéculation et la chaîne de profit qui découlerait de la manne pétrolière, mais il se sentirait à vrai dire quelque peu rassuré d’en voir les manifestations annonciatrices, comme une rationalisation de son anxiété, un retour rassurant vers le connu contrôlable et l’habituelle lisibilité de l’histoire.

Casual observers may not realize that natural gas prices are very low and that the price of oil is dropping quickly. This boom will fade as other booms have in the past, and the provincial government will have to trim its escalating spending96.

En ce sens, le discours du boom est toujours discours de la crête avec la conscience de se maintenir au sommet d’un ineffable et précaire équilibre où tout peut basculer vers l’écroulement. Sans doute cette nécessité de rééquilibrer la jubilation par l’angoisse est-elle redevable de l’éthique protestante imposant un principe de réalité ascétique, liée d’ailleurs à l’idée du boom économique comme fortune aléatoire. Tout discours sur le boom pétrolier comporte cette dimension conjuratoire, comme le « Pourvu que ça dure » de Laetitia Bonaparte illustrant cependant la prescience que cela ne « durerait » pas.

De fait, la pathologie anxiogène du boom se doit de trouver une forme de soulagement supplémentaire, d’apaisement dans une certaine réassurance dont la tâche discursive est répartie aux oracles habituels du marché : économistes, analystes financiers, politologues. Ainsi, à cet effet, mentionnons :

Others argue that the notion of boom-bust cycle is archaic. Oil analyst Linder sees a new global dynamic—no excess supply buffering oil shocks, the prospect of growing demand from China and India, and no alternative source in sight. Every time, people say “this time around the boom is different” he says. But this time the boom really is different. Gosbee agrees “I don’t see boom, boom, boom, but I see sustainability97.”

Le travail de réassurance est parfois encore plus direct, à la mesure certes des sourdes appréhensions de la classe moyenne :

With oil prices expected to remain high over the next five years, Alberta’s boom is not just a temporary phenomenon. It is more a permanent structural change, which is acting as a magnet for workers from other provinces98 […]

Une fois encore, le boom ne peut se mettre en discours que dans une bipolarité des affects où l’exultation hypermaniaque alterne avec le sobre spectre d’une Cassandre toujours gardée à portée de main. Le boom vit dans la mémoire insistante de sa propre condition stochastique, dépendant en fait de plusieurs lieux idéologiques d’énonciation simultanés dont la concurrence rend compte de ses multiples détraquements. Toujours dans la logique de l’interlisibilité fournie par les précédentes expériences albertaines en ce domaine, la tendance s’inscrit dans une représentation d’une machine dont les perversions vont potentiellement nous exploser au visage et, vers la fin de l’été 2006, le discours général socio-économique albertain faisait de façon croissante, par une remarquable anticipation sur les événements, le bilan des nombreux dérèglements issus du phénomène dont l’amplitude même est dès lors présentée comme contenant en germe son propre affaissement. Mais une fois de plus, ce travail d’avertissement et de prophétie dysphorique était imparti aux habituels magisters de l’économie dans un discours qui n’est pas sans dégager une certaine saveur punitive, ce que nous explorerons plus avant dans le dernier chapitre de cet ouvrage.

The wage boom, while at first glance a boon for employees, may actually be a double edged sword. Some economists fear that as companies offer higher wages in order to stay competitive, they’ll be forced to cut back on capital investments, in turn to slow overall economic growth. In a resource boom, what you are going to see is that marginal employers are going to get crowded out. If they’re an important sector, once the resource boom is over, the province is going to be in bad shape99.

On peut admirer au passage comment un télescopage de causalités présente les hausses salariales aux employés comme la cause directe de l’effondrement à venir. Sur un autre thème, les mêmes prédicateurs vont aligner les facteurs de l’inflation galopante des coûts de construction nécessaires à l’amélioration des infrastructures avec les errements administratifs du gouvernement Klein, ce qui produira ainsi cette ultime ironie renvoyant à la perversion initiale de la pénurie liée au phénomène du boom :

On the other hand if nothing is done to alleviate the current situation—which received front page billing in last Wednesday’s Wall Street Journal, Alberta may well find itself in the quintessential phyrric victory : rich in oil but lacking resources for development100.

Dans ce contexte, il revient cependant à l’ancien premier ministre Peter Lougheed, dans ces mêmes semaines de septembre 2006, de mettre en relief les conséquences les plus fondamentales du boom auprès de la population, par un repositionnement paradoxal des propos dans la logique ontologique de l’évènement, c’est-à-dire celle de la nature et de la jouissance véritables des profits.

It is not a good news story to me, it is an extreme overheating, and it is not a good thing to have happened. I mean who are the beneficiaries of all this?

First of all, you create an inflationary environment. And we see right now, sitting here in the city of Calgary, the cost of living, the cost of housing higher than it should be. If you built those inflationary prices, you are going to pay in a number of different ways, people of lower income are going to suffer, living in a city and a province of this nature…. There is a lot of negative about an overheated economy101.

La question à la fois radicale et logique du réel bénéficiaire du boom est imposée par l’argument d’autorité incontestable qu’était la persona même de Lougheed, souvent comparé à René Lévesque. C’est ici que le souci du bénéficiaire, et sa définition même comme étant celle de l’Albertain moyen, est affirmé contre l’attribution des profits aux principaux acteurs de l’industrie pétrolière. Lougheed remet en cause les règles du sens commun économique et, partant, le discours de légitimation de l’industrie pétrolière elle-même usant de cette confusion typique en situation de production d’énergie entre le citoyen, le propriétaire, le marché et les acteurs financiers. L’ancien premier ministre n’est pas loin ici d’exprimer le soupçon d’une vaste duperie au sein de laquelle la machine prétendant profiter à l’Alberta nourrirait en réalité les Albertains de leur propre chair, de leur Cité, de leur sens communautaire même. Ce constat final des dommages sociétaux remet en perspective les résultats du boom comme dérive inquiétante :

Times are so good, that they are bad. If Calgary gets any richer, we’ll be broke. So many jobs are available that companies have to close. State your contradiction about Calgary’s wild economy, it will apply. The many booms of Calgary don’t begin to match this madness. And increasingly we hate it.

No this isn’t fun anymore. Prosperity has become a problem. And it was caused, in large measure, by a provincial government with little sense of planning and the meaning of its own prediction102.

Le bilan des résultats palpables du boom, dont force est d’en constater la sélectivité en ce qui a trait à ses effets positifs, dessine un paysage anomique plus que suffisant, pour paraphraser Flaubert, à ébranler plutôt qu’à épater le bourgeois. La prospérité était une visée paisible mais chaudement poursuivie de l’univers éthique protestant dominant le monde des affaires albertain. Cependant, les ultimes perversions du boom, et l’impuissance apparente à y remédier, instaurent un nouveau monde privé de repères : inflation galopante, hausse exponentielle de l’immobilier, exclusion de plus en plus insurmontable des classes à faibles revenus (traduite d’ailleurs dans le discours courant par une pressante invitation à privatiser les interventions sociales), montée de la criminalité et du nombre de sans-abris, étendue incontrôlable des banlieues menaçant l’infrastructure urbaine. Le reproche fait à un gouvernement, pourtant reconduit sous trois mandats successifs, de n’avoir pas su faire preuve de vision est une autre manifestation du désir de trouver un bouc émissaire. On souhaiterait punir l’apprenti sorcier d’avoir en quelque sorte joué avec le feu de son désir et de perdre un contrôle sur l’événement, illusion de domination de la conjoncture qui reste un des piliers factices du « marché » comme construction idéologique.

Vu de la sorte, le concept même du boom illustre une appréhension clairement « bourgeoise » du phénomène, qui touche pratiquement à la conscience d’un obscur désir de retourner aux limites rassurantes où on en viendrait à entrevoir avec soulagement la fin du phénomène économique. C’est que l’Albertain, dans son élan d’aventure frontalière où tous les possibles restaient ouverts, était certes prêt à voir éclater de façon quasi carnavalesque les bornes permises par une telle et soudaine affluence, dans l’illusion, soigneusement entretenue par les médias, qu’elle distribuait l’excès avec une équanimité ne pouvant garantir que d’heureux résultats. Mais ce n’est pas tant ce manque à la démocratie apparente des profits qui désoriente l’acteur-spectateur du boom que les ricochets lui-même de ses perversions suivant les règles du « chauffage à blanc » dont parlait Zola, ricochets qui, après avoir heurté les simples figurants, s’en prennent maintenant aux acteurs principaux. Le boom et son angoisse sous-jacente restent certainement la manifestation la plus claire d’un sens de l’impermanence d’une société typiquement pétrolière, de sa paradoxale fragilité, dont nous croyons qu’elle instaure une temporalité symbolique particulière marquée par la discontinuité et la rupture. L’immédiateté du boom, son caractère d’exacerbation incontrôlable, et sa résorption souvent fracassante font que le temps du pétrole reste, comme son existence géologique, dans l’aléatoire et la fluctuation. Cette congestion systématique de tout ce qui fait le tissu habituel d’une société, son discours d’appartenance, sa construction symbolique, l’énonciation même de son projet de société dérobe par ses urgences ce qui pourrait laisser lieu à ce dont toute société du pétrole aurait tant besoin : son fil conducteur, qui lui permettrait de voir au-delà de ce présent si éblouissant.

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L'Alberta Autophage
© 2013 Dominique Perron
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