Chapitre 6
Confessions environnementales : discours et aveux
Soudain, au-dessus du lac l’archange dresse sa puissante stature de sa main droite et de sa main gauche, les flammes repoussées en arrière écartent leurs pointes aiguës, et roulées en vagues, laissent au milieu une horrible vallée. Alors, ailes déployées, il dirige son vol en haut, pesant sur l’air sombre qui sent un poids inaccoutumé jusqu’à ce qu’il s’abatte sur la terre aride, si la terre étoit ce qui brûle d’un feu solide, comme le lac brûle d’un liquide feu. Telles apparaissaient dans leur couleur […] telles apparaissent les entrailles combustibles et inflammables qui, là concevant le feu, sont lancées au Ciel par l’énergie minérale à l’aide des vents, et laissent un fond brûlé, tout enveloppé d’infection et de fumée […]
Est-ce ici la région, le sol, dit alors l’archange perdu, est-ce ici le séjour que nous devons changer contre le Ciel, cette morne obscurité contre cette lumière céleste […] Adieu, champs fortunés où la joie habite pour toujours.
—John Milton, Le Paradis perdu, traduction de Chateaubriand1
Energy production means jobs in Alberta: it also means feeding the energy needs of Alberta’s booming industry, of Alberta’s booming population, the fastest growing in the country. But Alberta has an additional rationale: energy produced in Alberta is cleaner than energy produced almost anywhere else in the world. Canada as a whole is a clean energy country—our energy sources are cleaner than the U.S., and even cleaner than European countries, that do not face the onerous Kyoto rationing that we do.
—Ezra Levant, Fight Kyoto: The Plan to Protect
Our Economic Future2
Il n’appartient pas à cet ouvrage de faire le procès écologique de l’exploitation des sables bitumineux de l’Athabasca, dont le complexe industriel auquel elle a donné naissance est couramment désigné comme l’un des plus vastes désastres environnementaux d’Amérique du Nord et son pire émetteur de gaz à effets de serre.
Cet état de choses est régulièrement soumis à l’attention du public non seulement albertain, mais canadien, nord-américain et européen, à une intensité et un rythme tels dans les médias qu’il a acquis un clair statut d’indéniabilité et d’incontestabilité de la part même des diverses industries qui y participent. Pour simplifier notre commentaire, disons que l’ampleur concrète des dommages au milieu naturel, sans compter les risques encore plus menaçants pour l’hydrographie du Nord de la province, est telle qu’elle ne peut plus être niée, précisément à cause de la visibilité même des activités d’exploitations qui fonctionne comme le pléonasme du désastre qu’on les accuse de causer. Mieux encore, le caractère particulier, et souvent spectaculaire, de ces représentations fait qu’elles ne peuvent rien dissimuler ni atténuer. Leur gigantisme même est en fait leur principale faiblesse représentationnelle.
Ce procès, tant au point de vue social qu’environnemental, nous semble donc amplement établi par diverses sources, que ce soit, en Alberta, par le Parkland Institute, le Pembina Institute, les recherches des scientifiques David Schindler et John O’Connor, les journalistes Andrew Nikiforuk et William Marsden3, ou encore le Sierra Club, World Wildlife, Greenpeace, pour ne citer que ceux-là, dont les propos sont synthétisés et rapportés par les médias. Tout particulièrement, dans l’ordre de telles synthèses, le Globe and Mail publiait en février 2008 une série de plusieurs articles de fond, tentant de dresser l’état de l’exploitation des sables bitumineux, sous l’angle de leur impact économique global, de leur influence sur les représentations de l’industrie pétrolière canadienne à l’étranger, sur la reconfiguration sociale qu’elle impose aux Albertains et surtout, en particulier, en ce qui a trait aux effets de l’exploitation sur l’environnement. Pour donner une idée non pas tant de la critique de cet impact que plutôt de l’acceptabilité de cette critique, citons une fois de plus le journaliste Eric Reguly qui en fait ne répète que des données connues qu’il convient toutefois de rappeler pour mémoire :
The economic non-debate is, sadly, matched by the environmental non-debate. The figures are astonishing: oil sands production is two or three times more carbon-intensive than conventional crude production. Parts of Northern Alberta are turning into moonscape as forest and wetland are removed to gain access to the bitumen. It takes two to four barrels of water and 750 feet of natural gas to make four barrels of synthetic oil4.
À ceci, nous ajouterons cet autre commentaire, tiré de la même série :
There is no question that extracting, upgrading and transporting unconventional crude leaves a crushing ecological footprint. Based on current mining leases, the oilsands may transform that Florida-sized swath into a massive lunar landscape—much of it unlikely ever to return to its original state. (Existing projects have already stripped roughly 460 square kilometers). As well the mining operations are licensed to draw 349 million cubic meters of fresh water from the Athabasca every year, twice the amount used up by Calgary, a city of one million people. Some of the water is recycled, but most of the muddy leftovers, or tailing, wind up in those toxic “ponds” large enough to be seen from space5.
Ces descriptions, amplement relayées par une série de rapports scientifiques (dont on doit cependant garder à l’esprit qu’ils sont dès lors falsifiables et que l’industrie pétrolière œuvrant dans les sables bitumineux ne se fait pas faute de traiter comme tels, en contestant les chiffres avancés par ces critiques), sont aussi régulièrement doublées des discours des environnementalistes qui, eux, ni vrais ni faux, restent de l’ordre de l’interprétable, en ce qu’ils visent à convaincre et à agir auprès d’un destinataire, tâche en théorie facilitée précisément par le haut degré de montrabilité immédiate des dégâts. Le constat de la problématique environnementale des sables bitumineux de l’Athabasca, répétons-le, jouit d’une acceptabilité générale même auprès de l’industrie, malgré ses régulières tentatives de falsifications qui peuvent être dans une certaine mesure une preuve supplémentaire de cette acceptabilité. Cependant, à la lumière de ce facteur incontournable, nous nous sommes livrés à l’analyse discursive d’un épisode précis de dommage environnemental irréfutable, tel qu’il fut médiatisé par la presse, et circonscrit à la fois par les différents niveaux de gouvernements et par les porte-paroles de l’industrie. Nous avons jugé cet épisode exemplaire de certaines réactions discursives face à la problématique environnementale présentée par la question de l’exploitation des sables bitumineux. S’il s’agit bien sûr d’un évènement spécifique, mais indéniable de la part des parties impliquées, il n’en a pas moins présenté une occasion idéale d’identifier plusieurs tactiques discursives représentatives de l’admission publique d’un désastre écologique, comme des moyens mis en place pour en neutraliser l’importance et la portée. Pour un analyste des discours, l’incident connu sous le nom des canards de Syncrude s’offre presque comme un chapitre de manuel sur la façon de reconfigurer un incident négatif pour devancer la critique et désamorcer sa propre culpabilité. Considérons donc ce cas d’école.
Trois canards
Il y avait une caverne profonde, monstrueuse, ouverte en un bâillement énorme, hérissée de rocs, défendue par un lac noir et les ténèbres du bois. Nul oiseau ne pouvait dans son vol passer impunément au-dessus; tel était le souffle qui se dégageait de ces gorges sombres et montait jusqu’aux voûtes célestes.
—Virgile, L’Énéide
Le 28 avril 2008, un voilier de canards migrateurs d’abord estimé à 5006 individus se posait sur un des étangs de déversement d’eaux toxiques, connus techniquement sous le nom d’étangs de décantation (tailing ponds), des mines de bitume opérées par la compagnie Syncrude. Les oiseaux se retrouvérent immédiatement englués dans des substances chimiques poisseuses, sans compter les émanations toxiques se dégageant de l’étang qui contaminèrent immédiatement leur système vital. Des cinq canards qui furent repêchés encore vivants de l’étang, deux moururent et les trois derniers survivants—il vaut la peine de le préciser pour donner la mesure de l’impact de l’événement—furent transportés par le jet privé de Syncrude de Fort McMurray jusqu’à Edmonton pour être traités.
Cet incident déclencha une tempête médiatique dans la province comme dans tout le pays et, par l’attitude subséquente du gouvernement et de Syncrude, fit démarrer la machine à rumeurs et refleurir le discours du complot par des accusations de censure et de retrait de l’information fusant de la presse et des groupes environnementalistes. Les premiers ministres Stelmach et Harper crièrent au scandale et à la tragédie, dans des déclarations qu’il vaudra la peine d’examiner de plus près, et le CEO de Syncrude à l’époque, Tom Katinas, fit publier le 3 mai une lettre d’excuse dans le Calgary Herald adressée à la population indignée, lettre d’excuse qui, elle aussi, vaut son pesant d’or discursif, par la rareté d’une telle occurrence dans le corpus sélectionné. Cet épisode, dont la rumeur prétend qu’il n’a pu logiquement être isolé, étant donné le nombre et l’étendue de ces étangs de déversements toxiques, nous a permis de marquer un tournant dans l’articulation des réponses de l’industrie aux questions environnementales, en ce qu’il a permis la mise à jour de manœuvres spécifiques pour rendre compte de ces questions et assumer, du moins du point de vue du discours, l’épineuse question des dommages environnementaux causés par l’industrie pétrolière en Alberta. Nous tenterons ici d’en établir un répertoire, fort partiel, dont nous espérons cependant modestement qu’il pourra peut-être un jour servir de premier inventaire d’argumentaires à tout chercheur qui voudra procéder à une analyse plus exhaustive des réactions rhétoriques des pollueurs pris en flagrant délit d’atteinte à la qualité de l’environnement.
L’indignation pragmatique : Cet éthos se situe, dans le cas qui nous occupe, du côté des gouvernants qui ont à charge de légiférer et de réguler, en principe, et nous insistons, en principe, au sujet des questions environnementales, fussent-ils les mêmes qui, quelque temps auparavant, avait disqualifié comme malvenues et non pertinentes les représentations de groupes environnementalistes. Ainsi, les gros titres suivants illustrent très bien la posture rhétorique spécifique prise par les deux premiers ministres provincial et fédéral : « Premier wants oilsands answers7 », « Duck deaths will hurt Alberta : Harper “It’s a terrible tragedy.”8 » Dans le cas du premier ministre Stelmach, il s’agit, par la valeur pragmatique de son exigence, d’évoquer et d’affirmer sa position de pouvoir en homme qui domine l’événement et à qui on doit rendre des comptes. De la sorte, le législateur instaure une distance entre lui et le présumé coupable du délit, à qui est impérativement rappelée sa position subordonnée vis-à-vis de ce qui dépeint l’homme politique comme le pouvoir réel. Cette distanciation entre les deux instances doit s’incrire sans équivoque dans l’esprit des destinataires de cette déclaration. Ces destinataires ne sont certes pas constitués par les représentants de l’industrie, mais désignent plutôt les membres de la communauté albertaine que l’on doit rassurer en contrant toute suggestion de collusion possible entre les dirigeants et les exploitants pétroliers.
En ce qui a trait à la déclaration de Harper et son appel pathétique (et hors de proportion) à la tragédie, la volonté d’établissement de distance est encore plus marquée, permettant l’emploi de l’hyperbole dramatique. Qui plus est encore, ce recul géographique et la domination hiérarchique dont jouit en principe le premier ministre canadien par rapport à son vis-à-vis albertain permettent l’aménagement d’un espace où se déploieront encore plus largement les termes de la représentation de l’épisode et ses conséquences. Incident en Alberta, tragédie à Ottawa, les canards de Syncrude deviennent métonymie de toutes les agressions environnementales qui ternissent l’image de la province. La « tragédie » est renvoyée en miroir par le premier ministre canadien qui, en décrivant l’atteinte portée à la réputation de l’Alberta, vient de la créer de par le pouvoir pragmatique de son énoncé. L’indignation n’est donc ici que la théâtralisation de ces deux pouvoirs distancés, qui se chargent de traduire, pour leur électorat, la façon dont il faut concevoir l’événement, tout en conférant d’une part l’impression de le dominer et d’autre part, par l’éthos de l’indignation, d’illustrer à quel point cet épisode rompt avec l’éthique environnementale revendiquée par les gouvernants.
La causalité comme mystère ou le refus du destin : Ce trait, récupéré par le pathos de l’indignation, relève d’une remarquable entreprise de dénégation générale, que l’on trouve d’ailleurs étendue à presque toutes les parties en cause, le gouvernement, l’industrie, le public. Cependant, elle exclut les groupes environnementalistes, dont la fonction de Cassandre désignée les prive de crédibilité synchronique par rapport à l’événement « fatal ». Pour expliquer ce en quoi le mystère causal est un refuge rhétorique des parties en cause, examinons d’abord ces assertions de Stelmach : « You can apologize for the event, but we will continue to investigate the incident and make sure … to attach the responsibility for obviously a break-down somewhere9. » Harper : « We expect better, to be quite honest. This kind of thing shouldn’t be happening10. » Rajoutons à cela les commentaires de Bruce March, directeur général d’Imperial Oil, à l’époque le second plus grand actionnaire de Syncrude Canada : « Without question, it was not only an unfortunate event […] It shouldn’t have happened, we are deeply upset and we are going to do all we can to change work processes and procedures to prevent it from happening in the future11. » En dernier lieu, ces commentaires similaires du ministre fédéral de l’environnement : « Something went wrong here. I am not happy about it and I want to get to the bottom of it. I want to hold those who are responsible to account and we want to make sure it doesn’t happen again12. »
Si Stelmach est plus assertif au sujet d’une hypothèse de contravention aux règles, March et Harper posent l’occurrence dans le domaine de l’impossible, du non-pensable, qui n’aurait pas dû survenir, mais qui est quand même survenu alors que toutes les mesures nécessaires avaient été prises pour prévenir le désastre. C’est ce que supposent ces déclarations qui accueillent l’incident comme une possibilité exclue du possible. Si toutes les mesures avaient été prises, comment la mort des oiseaux a-t-elle pu se produire ? Qu’est-ce donc qui n’a pas été contrôlé, qu’est-ce qui a échappé à la vigilance ? En fait, face au refus soudain de l’État et des officiels de Syncrude de communiquer au public toutes les données entourant l’accident, y compris les documents photographiques immédiatement censurés par le gouvernement13, il est justifié de croire que ces mesures nécessaires n’avaient pas été appliquées. On peut alors supposer que l’incident avait une cause endogène (insuffisance des précautions prises) plutôt qu’exogène (le hasard faisant qu’un groupe d’oiseaux migrateurs aient choisi cet étang toxique de préférence à d’autres), distinction que nous empruntons au philosophe Jean-Pierre Dupuy14. Cette causalité mystérieuse, présentée comme une infraction face au contrôle supposément exercé sur les activités du milieu pétrolier, est ainsi posée comme une violation de la prévisibilité adoptée et par le gouvernement et par l’industrie. Les canards qui n’auraient pas dû se poser sur les déversements toxiques sont donc suggérés comme ayant échappé au destin, à l’ensemble des précautions prises pour les garder de l’empoisonnement : ils ne font pas partie de ce qui leur était pourtant assigné. C’est ce présupposé d’une erreur du destin qu’il importe de débusquer en renversant la proposition de l’industrie et du gouvernement sur l’impossible qui était survenu en dépit de tout. Car ce qui est présenté comme une impossibilité survenue malgré les précautions reste en réalité incident hautement probable, donc précisément un destin lorsqu’on songe à l’étendue des territoires endommagés par les exploitations de bitumen, et au fait qu’à ce temps de l’année, les étangs de décantation étaient les seules nappes d’eau qui n’étaient pas recouvertes de glace, en raison précisément de leur haute toxicité.
That takes enormous amounts of water when you are an industry that scrapes an estimated 5,000 tons of material, both overburden and sand, off the Earth’s surface every single minute of every single day. This scale leads to tailing ponds that cover nearly 50 square kilometers in area, and with a volume that will according to the Oil Sands Tailing Research Facility, reach one billion cubic meters by 2010. Right now, the world’s largest man-made dam, in terms of material volume, is the Syncrude tailing pond. Tailings, a mix of water, fine clay and toxins such as amphoteric acids, are a by-product of the process to extract the bitumen from the sand15.
Étant donné la superficie des étangs résistant au gel de par leur nature chimiquement altérée, les précautions assurées pour protéger les oiseaux indiquaient que la prévisibilité de l’événement n’était certes pas à la mesure de sa probabilité. L’événement était suggéré comme ayant échappé à l’emprise des précautions, comme faisant partie, non pas d’une fatalité prédéterminée au sein de la conjoncture exprimée par l’expression de sens commun « cela devait arriver », mais d’une séquence extérieure à la logique même de la conjoncture, illustrée par le « cela n’aurait pas dû arriver » endossé par l’industrie et le gouvernement.
Ceci pour rappeler en passant que le gouvernement Stelmach avait récemment refusé de poser un moratoire sur les développements de l’exploitation des sables bitumineux, moratoire demandé par des groupes environnementalistes inquiets devant l’étendue et les impacts environnementaux des activités des compagnies pétrolières dans le secteur de l’Athabasca16.
Attardons-nous un peu longuement sur cette thématique de la causalité comme mystère, illustrée comme imputable à un manquement aux précautions ou à un débordement du hasard, manquements auxquels on pourrait remédier. Elle ne fait nullement appel à un état de haut risque systémique soutenu par les structures de pouvoir, gouvernement et industrie pétrolière, mais en l’examinant de plus près, nous espérons, dans la maigre mesure de nos moyens, pouvoir débusquer pour l’avenir ce refuge rhétorique du « cela n’aurait pas dû arriver ». Face à la menace de déversement massif de déchets toxiques contenus dans ces étangs dans la rivière Athabasca, menace qui paraît fatale étant donnée la situation, donc qui ne peut que survenir dans l’état actuel des choses et des connaissances techniques, nous espérons que les instances, industrie et gouvernants ayant toléré cet état de choses ne servent plus à la population ce type de déclaration à la contrition peut-être même sincère, ce qui est l’un des aspects les plus désarmants rattachés à ce genre d’incident.
Comme nous le fait remarquer une fois de plus le philosophe Jean-Pierre Dupuy, face aux effets catastrophiques d’une telle éventualité, il ne serait plus question d’agir comme si un tel déversement était un risque ou une possibilité, donc contre lequel on pourrait se prémunir pour en éliminer les probabilités de réalisations. Plutôt, il faudrait « faire comme si on avait affaire à une fatalité, afin d’en mieux détourner le cours. Le malheur est notre destin, mais un destin qui n’est tel que parce que les hommes n’y reconnaissent pas les conséquences de leurs actes. C’est surtout un destin que nous pouvons choisir d’éloigner de nous17. »
Cela se traduirait, dans la situation qui nous occupe, par songer non pas à se prémunir contre les risques « improbables » d’un empoisonnement irrémédiable d’une partie importante du bassin hydrographique du Nord-Ouest canadien, mais à les considérer comme certains, et à faire les choix qui s’imposent, aussi radicaux puissent-ils sembler. Reste à savoir si les représentants des lieux de pouvoirs juridiques et économiques puissent se plier à cette idée de destin à annihiler de l’avenir, en lui refusant dans l’absolu les possibilités de se réaliser. Qu’on nous pardonne de quitter ici brièvement le terrain de l’analyse, en ce que nous ajouterons que nous ne sommes guère optimiste à cet effet car, pour ces instances gouvernementales et industrielles, il s’agirait d’adopter cette position du catastrophisme éclairé qui « consiste à penser la continuation de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction, une autodestruction qui serait inscrite dans son avenir figé en destin. Avec l’espoir, comme l’écrit Borges, que cet avenir, bien qu’inéluctable, n’ait pas lieu18. » Nous avons peine à imaginer les principaux intervenants canadiens et albertains être moralement et intellectuellement capables d’une telle admission d’un destin de désastre pour mieux nous en prémunir.
Cette petite digression éthique faite, revenons maintenant à la liste des procédés rhétoriques réquisitionnés pour faire face à une crise de ce type.
Le coupable ou haro sur le baudet : Cette autre stratégie consiste à réclamer des coupables précis et individualisés. Elle se pose comme une façon de « localiser » la problématique et de ne pas la percevoir dans toute son ampleur, qui est précisément l’ensemble des dommages environnementaux subis par une portion du territoire albertain. Pour citer encore Jean-Pierre Dupuy, nous dirons que les représentants de l’industrie et de l’État « cherchent quant à eux des responsabilités, c’est-à-dire des responsables ou encore mieux : des coupables. N’ayant pas pris la mesure de la nouvelle économie du mal, c’est par des poursuites pénales qu’ils espèrent régler et contenir sa dynamique19. » Dans cette culpabilisation déculpabilisante, il y a double bénéfice. Identifier un coupable, c’est rejeter sur lui toute la faute, en la décontextualisant de la conjoncture globale que nous avons décrite plus haut, donc en court-circuitant le rapport de causalité explicitant normalement l’incident qui devient ainsi séparé de l’ensemble de tous ses paramètres causals. Rechercher un coupable projette également l’impression que dès que ce coupable est trouvé et désigné à la vindicte publique, le problème est réglé et ne saurait se reproduire. En sus, on appréciera ici toute la valeur sacrificielle de cette désignation d’un coupable individualisé que l’on offre à la satisfaction de la population ainsi rassurée. Ou non.
Le sophisme de la double faute : Si la position refusant l’idée de destin présuppose que l’on n’y soit pour rien et qu’il doit bien y avoir quelque part un « coupable » individualisé qu’il ne s’agit que de pénaliser, le sophisme de la double faute s’inscrit comme un procédé d’atténuation du délit en arguant qu’il a été commis aussi par d’autres. Ainsi, après sa première réaction scandalisée, le premier ministre Stelmach, soupçonné par la presse de connivence avec l’industrie et de dissimulation de certains faits20, fit une remarquable volte-face fort éloquente sur ses positions véritables. Ainsi, le Calgary Herald reportait que « Stelmach tried to downplay the incident, saying 30,000 birds die each year in wind turbines in the U.S.A.21 ». Un argument similaire était fait par l’éditorialiste Don Martin « Which is why Harper’s “terrible tragedy” designation for 500 unfortunate ducks that picked a toxic Syncrude oilsands sludge pond for their final dip last week—a casualty count that could be inflicted by just 62 hunters in a single day under Alberta duck-hunting limits—was so uncharacteristic22. » Le recours à l’argument de la double faute a ceci de singulier en ce qu’il neutralise en quelque sorte la thématique du coupable, en relativisant l’incident par rapport à d’autres de nature peut-être différente, mais à qui on associe la même logique, si ce n’est la même nature. Ainsi les turbines éoliennes sont placées au même niveau de disqualification environnementale que les sables bitumineux, et à l’inverse, le rapprochement quantitatif avec la chasse réglementée confère le sentiment confus que la mort des canards peut être perçue comme étant dans les règles, lui associant ainsi une vague forme d’acceptabilité.
La manipulation cognitive : Nous avons auparavant évoqué ce dernier procédé, suivant la définition qu’en donne Philippe Breton qui le désigne avec plus de précision comme « cadrage manipulateur » dont nous rappelons qu’il consiste à « utiliser des éléments connus et acceptés par l’interlocuteur et à les réordonner d’une façon telle qu’il ne peut guère s’opposer à leur acceptation23. » L’exemple que nous allons donner ici nous paraît correspondre à cette définition en tant qu’il invite à considérer le recours à la décontextualisation et à l’assertion dans un raisonnement dont l’acceptabilité des prémisses doit être à son tour fortement interrogée. On voit ainsi comment on peut réussir à faire détourner de l’objet du contentieux, en faisant appel à une argumentation dérivée. Ainsi, à la suite de l’incident des canards, Bruce March, le CEO d’Imperial Oil, fit cette déclaration :
Imperial Oil stood up for the oilsands industry Thursday in the face of growing tension between the sector and environmental groups, saying Alberta’s vast reserves are “critically important” for improving quality of life in the undeveloped world. Imperial’s new chief executive described the oilsands as a vital global energy source in a world where millions of people live with poor sanitation, unsafe drinking water and inadequate or no electricity.
“About 13 percent of the world’s known reserves are right here in Alberta. It is simply unimaginable that the world’s energy needs can be met if these supplies are not included in the energy mix,” March said in a speech at the company’s annual shareholders meeting that drew loud applause24.
Cette assertion repose sur un présupposé dont le moins que l’on puisse dire est qu’il manque au critère de suffisance. En effet, les conditions dénoncées par March et produisant la responsabilité universelle comme un pathos d’inquiétude apitoyée—millions de personnes vivant dans des conditions d’hygiène insuffisante, buvant une eau impropre à la consommation humaine et étant privés d’électricité—étaient attribuées à des réserves insuffisantes d’énergie. Dans la logique de l’énoncé, l’exploitation des sables bitumineux était censée apporter les quantités manquantes, et ce, ne l’oublions pas, dans un contexte où le baril de pétrole avait atteint à l’époque le prix de 125 $ et n’était donc pas exactement une denrée gratuite que l’on distribuait indifféremment. Un tel enchaînement argumentaire, dont l’objectif était de contrer un ralentissement de l’exploitation des sables bitumineux pour des raisons environnementales au nom de l’équilibre des conditions de vie au Tiers Monde avait recours à bien des raccourcis. En établissant un lien direct entre « problématique environnementale » et nécessité de pourvoir aux besoins des dépossédés, il faisait fi de sérieuses considérations contextuelles sur les raisons à l’état de choses déploré par le CEO d’Imperial Oil. Pour peu que l’on s’en donne la peine, il est facile de vérifier que les explications précises aux pénuries énumérées par March sont d’un ordre autrement plus complexe que de celui de la simple question d’approvisionnement en énergie. Si l’on en croyait cette causalité mystificatrice, il faudrait en déduire que les populations de plusieurs pays producteurs de pétrole ont vu leurs conditions de vie être grandement améliorées du fait de la présence de ces ressources sur leur territoire : les exemples du Soudan, du Tchad, du Venezuela, du Nigeria, du Mexique viennent particulièrement à l’esprit25. On pensera également aux populations des États américains du Golfe du Mexique. D’ailleurs, nous ne résisterons pas ici à la possibilité d’y ajouter le cas des membres des Premières Nations de Fort Chipewyan qui boivent l’eau de l’Athabasca, dont les conditions de vie présentent d’inquiétantes similarités avec celles décriées par March. C’est que le dirigeant d’Imperial Oil procèdait ici à une autre forme de cadrage par décontextualisation26, en censurant, délibérément ou non, les aléas de la conjoncture. On pourrait énumérer ici corruptions politiques (auxquelles nous savons que les compagnies pétrolières ne sont pas nécessairement étrangères, soit dit en passant), inégalités structurelles, elles aussi bien souvent le résultat direct et exact du néo-libéralisme et du libre-marché tant chéris des producteurs de pétrole, pollution des ressources en eau potable, dans bien des cas imputable aux exploitations industrielles des multinationales, au nom de la globalité des marchés, sans compter les sécheresses vraisemblablement attribuables aux effets des changements climatiques eux aussi causés par les émanations de CO2 dont les sables bitumineux restent, toutes proportions gardées cependant, un producteur assez sérieux. Aller plus loin nous installerait définitivement dans la diatribe27, mais nous croyons que ces considérations contextuelles invalident sérieusement l’argument altermondialiste qui n’est là, on s’en doute, que pour son effet pathétique à l’efficacité cependant indéniable, puisque les destinataires, actionnaires d’Imperial Oil, y ont applaudi à tout rompre. Ainsi se trouve validée une opinion (la productivité des sables bitumineux l’emporte sur les besoins de l’environnement) grâce à un élément extérieur de l’ordre de l’affect (les conditions de vie précaires au Tiers-monde qui ne peuvent laisser indifférent) dans une relation de causalité, issue d’une décontextualisation qui prend toutes les apparences de désinformation produite par un cadrage manipulateur ou sont « orientés les faits de telle façon que la réalité s’en trouve sciemment déformée28. »
Mea culpa ou l’art de se confesser
Cependant, face à l’indéniable de l’incidence (surtout rendu tel par une couverture médiatique amplifiée), l’ultime responsable de la mort des oiseaux, la compagnie Syncrude, dut se résoudre à présenter des excuses très publiques sous la forme d’une lettre ouverte adressée aux Albertains et publiée dans les grands quotidiens de la province le 3 mai 2008. C’est cette admission de la faute que nous allons examiner avec un peu plus d’attention ici, en ce que, si elle constitue elle aussi une réaction devant le fait, une telle admission n’en instaure pas moins sa propre thématique et sa propre rhétorique produisant une posture spécifique qui aidera non pas tant à s’inscrire dans le débat que plutôt à s’en sortir à moindre coût.
Dans notre culture judéo-chrétienne, la reconnaissance publique de sa culpabilité a quelque chose de fascinant par ce qu’elle exprime, non pas tant le désir de retour sur soi, que le désir de représentation de soi et de ses actes. Nécessaire élément de la doctrine catholique du sacrement de pénitence, qui en principe se déroule sous le strict sceau du secret entre pénitent et confesseur, l’aveu de culpabilité, lorsqu’il doit se faire en public, pose en d’autres termes les éléments inhérents à la démarche confessionnelle en insistant davantage sur les postures de l’énonciateur. Celles-ci sont dérivées des composantes initiales de la pénitence traditionnelle : regret, aveu, absolution, réparation. Mais au lieu d’évoluer dans la conscience même du pénitent où elles n’ont guère besoin d’une mise en discours pour s’exprimer de soi à soi dans la stricte intentionnalité initiale qui préside à l’obtention du sacrement, ces postures de la repentance doivent précisément recourir à cette mise en discours, disons plus clairement à sa rhétorique propre. Cette rhétorique deviendra alors le média d’expression des sentiments du coupable, en somme sa représentation, laquelle doit persuader le destinataire que toutes les étapes usuelles de la pénitence y sont illustrées pour qu’elle soit convaincante.
Nous reproduisons ici le texte de cette excuse, qui constitue comme on s’en doute une occurrence assez rare dans les annales des relations publiques des compagnies pétrolières, d’autre part peu enclines à reconnaître leurs torts, fussent-ils les plus flagrants et portant le plus sérieusement atteinte aux droits humains29.
An apology from Syncrude—and a promise to do better.
Syncrude offers a heartfelt and sincere apology for the incident on April 28th that caused hundreds of migratory birds to die after they landed on a tailing pond at our oil sands operations.
We are now investigating the factors that led to this regrettable occurrence and are cooperating fully with government authorities as they conduct their own review.
We understand you expect the best from Syncrude in environmental management and the protection of wildlife. It’s a value that we share and we are committed to making the necessary changes to our long-established practices to help ensure a sad event like this never happens again. This is a promise we make to you and all those who depend on our crude oil product to fuel their daily lives.
As we go forward, we will learn from what happened, we will improve our practices and we will meet your expectations for responsible development.
Tom Katinas, CEO Syncrude
Dans cette confession publique, tout prend bien sûr figure de performance par la valeur pragmatique même de ce qui est énoncé. Il ne s’agit pas tant d’être contrit que de le signifier en insistant sur la sincérité de cette contrition, réalité en fait peu vérifiable, ce qui explique le besoin de l’extérioriser en la performant de façon superlative. La reconnaissance de la faute et l’expression de regret ont par ailleurs valeur de prévention de l’accusation, surtout devant le fait accompli, en ce qu’elles court-circuitent le discours de l’accusateur, le privant alors de son objet. Il y a dans le « ne cherchez plus le coupable » une intentionnalité de circonscrire les contre-discours, d’en faire l’économie en quelque sorte, ce qui est une façon paradoxale de les limiter. Reconnaître la faute, et s’en affliger plus ou moins symboliquement, c’est aussi se donner le privilège d’en assurer exclusivement les termes. Cela offre un bénéfice que la réfutation de la même faute, fût-elle véhémente, ne peut certes offrir, en sus du risque d’en être reconnu de toute façon coupable, avec le discrédit éthique qui pourrait s’ensuivre pour l’entreprise. L’admission de la faute, associée au regret, permet de faire d’une pierre deux coups : circonscrire les accusations éventuelles et contrôler le récit de l’événement en des termes qui porteront moins préjudice au coupable.
C’est à la lumière de ce contrôle que le paragraphe suivant prend une signification spécifique. Tout en assurant le public de la mise en place d’une enquête sur les circonstances ayant mené à la mort des oiseaux, on s’empresse également de se mettre à la disposition du gouvernement qui, lui aussi, est censé se livrer à sa propre enquête. Deux impressions doivent être dégagées de ces précisions faites par la compagnie. D’une part celle de la mise en branle d’une tâche, d’une activité d’investigation autour de l’incident qui a pour effet de le décentrer et de le mettre en marge, masqué qu’il est par un « travail » approfondi et absorbant d’examen, au sujet duquel il importe de rappeler qu’il n’est en rien une enquête publique, dont les modes seraient communiqués aux médias. D’autre part est soulignée la subordination au gouvernement pour l’enquête, une complète mise à la disposition d’une autorité supérieure devant laquelle on affirme se soumettre. Cette précision de Syncrude a vraisemblablement pour effet de convaincre le public de l’objectivité présumée de l’opération, si ce n’était que l’on soupçonnait déjà une connivence grandissante en les deux instances30. N’importe, il y a ici la mise en scène d’une dépossession du confessant jouant une fois encore le rôle remarquable d’un déflecteur d’un contre-discours qui voudrait interroger l’intégrité ou le sérieux du processus. Agissant de son propre chef, il devance ce qu’on exigera de lui, coopérant avec le gouvernement, il accepte humblement cette confiscation de la mainmise sur les événements. Enfin, Syncrude se présente ainsi de bon gré, pieds et poings liés, livrée à la pénitence.
La suite du texte pourrait s’intituler la valorisation de la valeur, en ce que Syncrude ici affirme la priorité qu’elle accorde aux questions environnementales et à la protection de la faune, produisant ici un éthos de responsabilité. La formulation vaut la peine d’être rappelée ici : « environmental management and the protection of wildlife ». L’impression dégagée de telles formulations est cette fois de contrôle systématique des faits environnementaux, qui sont ainsi vaguement suggérés comme rationalisations et orientations décisives menées à une grande échelle : l’environnement est « géré » et la faune est « protégée ». Là, encore, il y a mise en scène d’un travail méticuleux dont on doit être persuadé qu’il ne laisse nulle place à l’improvisation et aux aléas incontrôlables, alors que nous avons précédemment vu que des incidents comme la mort des canards étaient pratiquement inscrits dans un destin. Alors que la plus simple et rapide observation iconographique des sables bitumineux laisse soupçonner qu’une telle gérance et une telle activité de protection ne peuvent être que très circonstancielles, très circonscrites, et survenir par défaut, en ce que les mesures prises ne peuvent qu’être « négatives » : empêcher que les oiseaux se posent sur les étangs de décantation et vaguement espérer que ces mêmes lacs toxiques ne se déverseront pas dans la rivière Athabasca31.
Après cette assurance d’une gestion rationnelle et extensive de la problématique environnementale, Syncrude va ré-enforcer sa foi en la valeur « environnement », ici présentée comme partagée avec le public. L’effet dégagé par cette protestation de communauté de la valeur est qu’elle doit être logiquement vécue avec autant d’intensité par Syncrude que par le public, autre assertion rassurante. Armée ainsi de cette foi commune, Syncrude en vient à asserter ce que les catholiques de la vieille école évoquaient sous l’expression « ferme propos de ne plus offenser ». Cette fermeté dans la résolution doit entraîner toute une revue critique des agirs de la compagnie, et la reconsidération de toutes les pratiques incriminées doit être vue comme une preuve supplémentaire de cette conviction dans la résolution.
On le voit, la lettre ouverte d’excuses de Syncrude suit assez fidèlement les modalités inhérentes à la confession classique : admission de la faute, regret et contrition, humilité et dessaisissement du Sujet, « ferme propos » de ne plus offenser et promesse de rédemption définitive. Toutefois, on conçoit qu’une telle componction ne saurait être maintenue jusqu’à la fin, car il y a risque qu’elle porte, à moyen terme, atteinte à la représentation globale de la compagnie en l’enfermant trop sûrement dans l’abaissement associé à la repentance, malgré les bénéfices secondaires d’une telle posture. C’est ainsi que la dernière phrase du paragraphe est un rappel clair des véritables enjeux en cause dans les déboires environnementaux de Syncrude. « This is a promise we make to you and all those who depend on our crude oil product to fuel their daily lives » (nous soulignons). Le « ferme » propos est ici fortement tempéré d’un appel au réel albertain, qui doit ramener les pendules à l’heure : la dépendance de ceux qui ont besoin du pétrole, qui ne peuvent d’abord s’en passer comme ressource énergétique, ce qui serait le sens dénotatif de la phrase « to fuel ». Cependant, en anglais comme en français, le verbe « to fuel » a aussi le sens, à peine métaphorique, de « nourrir », d’« alimenter ». Cette extension très naturelle du terme permet un renversement de sens à toute l’expression. De la sorte, ce n’est pas tant de ceux qui utilisent le pétrole dont il est question, mais plutôt de ceux qui s’en nourrissent, au propre comme au figuré, dont il est précisément le « pain quotidien » ou la vie quotidienne (daily lives). Ainsi se dessine le vrai visage du contrit qui vient, par cette allusion à sa condition de pourvoyeur économique de l’Alberta, corriger en rétrospective sa confession éperdue et la reformer en concession stratégique qui ne perd pas de vue ses intérêts dont il rappelle la communauté avec ceux des Albertains. Le pacte faustien reste toujours solidement établi : les atteintes de plus en plus graves à l’environnement de l’Alberta contre sa prospérité économique. Cette idée d’un pacte indissoluble semble un argument à toute épreuve dont les termes paraissent imperméables à la modification. Comme nous le rappelle un éditorial du Globe and Mail, en faisant référence à cette affaire : « The cost of oil sands developments to the environment is indisputably high. But its benefits to the economy and the country are also high. Too high to be harmed by such incompetence32. » Cette dernière précision laisse aussi songeur : en somme, ce n’est pas tant la mort des oiseaux que l’on reproche à Syncrude que l’image qu’elle a fait naître dans les médias et qu’il s’agit de dissiper à tout prix par la concession et le « ferme propos » de ne plus recommencer. Fort des garanties de Syncrude, qui affirme avoir bien appris sa leçon et promet une amélioration de ses pratiques (ne serait-ce qu’un meilleur contrôle de ses communications et de ses services de relations publiques) jointes aux tragiques effets de toge des gouvernants albertains et canadiens, le public pouvait enfin être assuré que, très littéralement, on n’entendrait plus parler d’un incident semblable dans les sables bitumineux. Au pied de la lettre.
Felix culpa ou l’heureuse tragédie
Le 22 mai 2008, un rapport préparé par l’Institut Polaris, l’Assemblée des Premières Nations et le Congrès canadien du travail faisait état des piètres conditions de vie des Autotochtones canadiens, insistant en particulier sur la qualité douteuse de l’eau que certaines communautés avaient à leur disposition. Le rapport se concentrait sur certains groupes en particulier et, plus singulièrement encore, sur les conditions de santé des Cris de Fort Chipewyan, vivant sur les rives de la rivière Athabasca, en amont des sables bitumineux. Nous en citons quelques lignes :
The report raises concerns about the impact of development in Alberta’s oilsands on water quality and the environment for the Fort Chipewyan community, where local physician John O’Connor was the subject of a complaint from the federal and provincial governments when he spoke out about a rare cancer affecting the locals.
The governments announced Thursday a study into the high incidence of colon, liver, blood and bile-duct cancer in Fort Chipewyan.
“We would like to know what causes these cancers to be so rampant in our nations,” said Arthur Noskey, the Grand Chief of Treaty No. 8.
One of the main concerns is water quality, since the community is downstream of the oilsands explorations.
“The concern immediately is the consumption of fish and waterfowl that our First Nations hunt to sustain them,” Noskey said. “We’d like to know what the water is doing to those33.”
Comparons les faits ici rapportés, et leur relation de causalité soupçonnée mais encore non prouvée concernant les activités industrielles des sables bitumineux, avec l’incident des canards noyés dans un étang de déversement toxique. Passons outre sur les poursuites intentées au docteur O’Connor de la part du gouvernement fédéral (Santé Canada)34, ce même gouvernement dont le premier ministre Harper avait qualifié de « tragédie » la mort des oiseaux.
Dans le cas des canards, l’évidence a paru telle qu’elle était impossible à nier, rapportée qu’elle était par les médias. Les premiers ministres Stelmach et Harper y allèrent de leur rhétorique du tragique et de la réclamation d’un coupable à punir. Syncrude était ainsi acculée à l’admission de la faute, et aux professions de foi de grands changements, présentés comme une revue radicale de « pratiques environnementales », qui se traduisaient en fait par l’installation d’épouvantails sur les étangs et la mise en fonction de canons à gaz compressés dont les détonations sont censées effrayer et éloigner les oiseaux35. Mais l’immédiateté de la réponse et des actions prises (ou affirmées comme telles) par l’entreprise était un indicateur du caractère somme toute facilement manoeuvrable de la situation en raison du fait justement que les victimes étaient des canards innocents qui n’avaient que très peu de faculté de réclamations légales ou civiles devant le désastre, et que leur voix symbolique s’arrêtait avec leur mort. Les canards défunts, circonscrits à leur mort et ainsi réifiables à merci, pouvaient être présentés comme des incidents déplorables certes, mais isolés, séparés du contexte qui avait entraîné leur destruction. Le discours à leur sujet, de même que sur les mesures prises, elles aussi tout aussi localisées, pour prévenir d’autres accidents du même genre, les réduisaient à n’être que des symptômes d’une situation globale plus grave et plus menaçante qui constituait en fait l’objet véritable du débat et sur laquelle on devait agir. Les canards permettaient plutôt un fractionnement de la problématique environnementale et ne demandaient en fait qu’une précaution délimitée d’une nature sur laquelle il valait mieux qu’un observateur un peu sérieux ne s’attarde pas trop. En ce sens, la mort des canards était, pour reprendre Saint Augustin, une bienheureuse faute, puisque son aveu même permettait une représentation hautement fragmentée et partielle de la conjoncture, et comme telle, rassurante. Il est à noter que dans l’affaire, ni Syncrude, ni le gouvernement albertain n’ont voulu remettre en question publiquement l’existence même des étangs toxiques, qui étaient en fait la cause ontologique de la mort des canards. Les trois oiseaux survivants, transportés par jet jusqu’à Edmonton pour y être traités, n’en demandaient pas tant. Par un remarquable renversement de figure, ils n’étaient plus métonymies du désastre ambiant, mais preuve de sa circonscription à leur sort individuel.
De nature très différente est la réponse offerte par les instances gouvernementales aux inquiétudes émises par le rapport sur la qualité de l’eau à Fort Chipewyan. C’est que les interrogations que le rapport soulevait ne peuvaient être isolées du contexte global de la problématique environnementale et des enjeux associés à l’exploitation des sables bitumineux. Il y avait d’abord, en face d’une argumentation scientifique, le recours à la réfutation par falsification ou par dénégation des données, qui peut prendre l’aspect de poursuites légales, comme l’illustre la plainte portée contre le docteur O’Connor par Santé Canada. Également, on pouvait comme forme plus douce de réfutation, procéder une fois de plus à un type de déplacement du problème par amalgame affectif. Ainsi Stelmach répondant à un membre de la communauté crie Mikisew de Fort Chipewyan :
“I am curious why your government continues to dismiss claims made by Fort Chipewyan,” he asked. “We are not dismissing any claims” the Tory Leader replies. “Health is very important to my government36.”
Ici, le souci affirmé pour les questions de santé, domaine sensible s’il en est, mais non précisée comme étant celle des Cris, est une parade qui permet de ne pas récuser directement les plaintes des Cris tout en les détournant vers des généralités sans conséquence qui n’admettent pas un objet particulier. Par ailleurs, on peut voir une autre forme de réponse, d’une autre nature, mais que d’aucuns qualifieraient de typiquement canadienne par l’instauration d’un comité chargé d’étudier les fréquences des taux de cancers rares dans la communauté autochtone. Cette dernière réaction à la situation permet de gagner un temps précieux en renvoyant aux calendes grecques les résultats, et également l’identification des causes et peut-être des coupables, donc les mesures à imposer et les pratiques à revoir.
C’est que la possible relation de causalité entre les activités des sables bitumineux et l’état de santé des Cris, on s’en doute, ne peut être traitée et délimitée de la même façon que l’épisode des canards. S’il suffit d’un épouvantail et d’un canon pour satisfaire le public, ou les besoins de l’image publique, les problèmes vécus par les habitants de Fort Chipewyan ne peuvent être résolus par de telles précautions à haute visibilité. C’est qu’ils renvoient à la source fondamentale de ce qui est en cause dans les sables bitumineux, l’empoisonnement de la rivière Athabasca par des infiltrations toxiques, qui sont toujours niables, jusqu’à ce qu’elles ne le deviendront plus, à la suite d’un incident majeur dont nous croyons qu’il est aussi inscrit dans le destin.
Cette éventualité, celle-ci véritablement tragique, ne saurait être traitée par un fractionnement entre effet et cause, comme, pour reprendre les termes mêmes de Syncrude, un incident contingent. Et la probabilité de la confirmation indéniable des effets délétères de l’eau contaminée sur la santé des Autochtones comme celle d’un déversement majeur et destructeur s’inscrit certainement dans l’impensé des autorités gouvernementales, en dépit des apparences de collusion avec l’industrie.
C’est pourquoi nous croyons que les réponses singulières du gouvernement et de l’industrie, allant de la falsification scientifique au vague amalgame en passant par ses réactions théâtrales et scandalisées, relèvent de ce qui pourrait être désigné comme une forme singulière de polypragmosyne (du grec poly, multiple et de pragma, travail). Dans le recours à la polypragmosyne, l’insistance est mise sur le travail qu’on affirme mettre en branle pour répondre à la crise, sous forme d’enquêtes et d’études qui, comme nous l’avons dit, repoussent dans le temps tout résultat concret ou toute conclusion par trop incriminante. C’est ainsi que le « dire » prend exactement la place du « faire », en rassurant les destinataires sur la réalité des actions prises. Nous assumons ici que le recours à la polypragmosyne se fonde sur un calcul de la capacité réduite de l’attention du public comme de l’affaiblissement à moyen terme de sa faculté d’indignation.
Dans la même perspective, on peut associer aussi le processus de polypragmosyne, où littéralement on dit que l’on va plus tard dire quelque chose, ce qui sera le « faire » relayant l’action en elle-même, aux formes de ce que le chercheur sur les discours environnementaux John Dryzek désigne comme le discours propre au « rationalisme administratif » qui s’applique, de la part des gouvernants et de l’industrie exprimant une perspective où
Environmental problems are serious enough to warrant attention, but not serious enough to demand fundamental changes in the way society is organized. Thus the rhetoric combines a mixture of concerns and reassurance, both of which can be drawn upon at particular stages in problem-solving efforts. So government officials can reassure people when a particular environmental risk surfaces […] The same actors also point out that policy measures need to be taken, though, normally in a way that treats the risk in piecemeal fashion, rather than a manifestation of anything more deeply wrong with industrial society37.
On voit encore ici à l’oeuvre le principe de décontextualisation (piecemeal fashion) pour lequel, tout compte fait, la crise des canards était si précieuse, et qui, s’appliquant aux problèmes de santé des Cris de Fort Chipewyan, installe le destin tragique en contingence à laquelle l’annonce d’une étude (et une fois encore, au fort potentiel de falsifiabilité) devrait à elle seule remédier pour l’instant. Le rationalisme administratif, en tant que polypragmosyne, a certes une fonction thérapeutique en voulant rassurer et en donnant l’impression de l’action par la production de discours. Cependant, la réduction de l’objet du discours à un symptôme plutôt qu’au mal lui-même que prend la forme de ce rationalisme administratif ne remet pas en question l’aspect systémique des atteintes à l’environnement et de leurs effets sur la nature et la vie humaine. Étant donnée d’ailleurs la gravité croissante de ceux-ci, et leur caractère de plus en plus indéniable, nous avons tout lieu de croire que nous assisterons à une augmentation de cette polypragmosyne en Alberta et au Canada, parallèle à la médiatisation des incidents illustrant les problèmes environnementaux, sous forme d’interventions ponctuelles, presque toujours ramenées au strict discours, colmatant tant bien que mal fuites d’information et révélations par trop scandaleuses. C’est à ce travail au volume toujours croissant que, croyons-nous, semblent servir précisément la plupart des ministères de l’Environnement, quelles que soient leurs juridictions.
Ce présent chapitre a voulu identifier certains traits pouvant caractériser les réponses de l’industrie pétrolière devant un incident de dommage environnemental bien précis, impliquant des sujets-objets, les canards, et ne portant pas réellement à conséquences. Nous avons voulu démontrer, dans le cadre d’une admission publique inévitable habilement transformée en programme environnemental sous-tendu par une implicite menace d’ordre économique, les effets de la décontextualisation des enjeux en cause, décontextualisation qui a certes prouvé, dans le cas qui nous occupe, sa grande efficacité. Nous en voulons pour preuve, au sein de ces discours, le rappel constant du pacte faustien initial qui préside à l’exploitation des sables bitumineux tout en la justifiant, pacte intégral qui rend compte de la réticence canadienne à légiférer sérieusement sur les émissions de CO2 ou l’impact environnemental de ces exploitations énergétiques, tout en protestant de son sérieux—protestations qui constituent la matière discursive même de la polypragmosyne, matière aussi riche que les ressources en cause. Rappelons une dernière fois encore les termes de ce pacte précisé sous la plume de Deborah Yedlin : « […] it was clear that Albertans and other Canadians didn’t understand the magnitude of the industry nor its contribution to the economic well-being of the country38 ».
Il nous semble ici que le discours, non pas environnemental, mais sur l’environnement de la part de l’industrie parachève quelque peu logiquement une fracture détectable entre la collectivité albertaine et son industrie pétrolière, où les inquiétudes du public ou des groupes environnmentalistes sont dès lors renvoyés au statut de discours hétéronomes, périphériques, ridicules, privés de pertinence, voire dotés d’un facteur de dissidence hyperbolisé. Nous reviendrons sur cette question en fin de volume.
Ce pacte entre les nécessités de l’économie légitimant les dommages causés à l’environnement a pu instaurer sa permanence et constituer, malgré les aléas et les fortunes diverses, la donnée fondamentale régulant le déploiement des discours sur le pétrole, ses effets sociaux, identitaires et surtout environnementaux dans une nation symbolique que tout a contraint, très tôt dans son histoire, à bien se rendre compte du « prix des choses ». Mais lorsque ce prix des choses, au sens littéral, devient violemment modifié, il convient, pour fermer la boucle, de procéder à l’examen discursif final d’un autre événement aléatoire qui vint soudainement reconfigurer l’euphorie qui avait accompagné le boom de 2005–08 : la crise économique s’amorçant en juillet 2008, laquelle vit s’effondrer les cours du pétrole, et les jubilations de l’Alberta.