Conclusion : L’Alberta
autophage
L’analyse des discours autour de la question des ressources pétrolières en Alberta, entre 2005 et 2008, ne peut certes qu’offrir un tableau très partiel de ce qui a pu se dire au sujet du pétrole dans la province. Nous avons délibérément ciblé la presse calgarienne pour constituer notre corpus central en ce que, nous le répétons, les affaires du pétrole, les sièges sociaux de l’industrie pétrolière, et les institutions financières qui orbitent autour des ressources pétrolières sont regroupées à Calgary. Ce qui ne veut pas dire que la cité bénéficie de l’exclusivité de ce qui peut s’énoncer sur l’énergie pétrolière dans la province et au Canada. Les journaux calgariens, et parfois nationaux, n’en n’ont pas pas moins conféré une lisibilité particulière au phénomène du boom pétrolier, dont le Canada n’est posé en fait que comme l’observateur fasciné mais éloigné. C’est cette lisibilité, porteuse en elle-même de traits éloquents sur l’identité albertaine, que nous avons tenté de dégager et d’illustrer pour d’éventuels lecteurs situés hors de la province.
En ce sens, pas plus que l’histoire sociale et économique du Québec ne saurait être confinée à celle d’Hydro-Québec, quoique la société d’État ait voulu l’orienter dans le sens de cette correspondance au sein de son discours de légitimation, l’histoire de l’Alberta n’est pas que celle de son pétrole. Si nous tenterons à notre tour d’établir une correspondance, c’est précisément à titre d’essai, dans tous les sens du terme, dans l’hypothèse où il serait possible de construire une théorie des discours de l’énergie ayant valeur symptomatique d’un état de société donné.
Nous avons avancé que la possession de ressources énergétiques sur un territoire déterminé offre la possibilité d’élaboration d’une « identité de l’énergie », Hydroquébécois pour les uns, Pétro-Albertains pour les autres, et qu’une telle formulation réorganise et reconfigure la donnée identitaire permettant de s’offrir à la reconnaissance d’autrui de façon plus distinctive. Pour le Québec, on a pu voir que l’image moderne de l’Hydroquébécois affichée par Hydro-Québec renversait les termes initiaux d’une identité collective vécue comme insuffisance, incapacité et reconnaissance négative. Ainsi, sur cette question, citons Charles Taylor qui avance la thèse que « notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception qu’en ont les autres1. »
Nous avons pu établir qu’il en a été certes ainsi pour le cas des Québécois, et que l’identité de l’Énergie, imposant un mode de reconnaissance spécifique, permettait de suggérer enfin une identité collective agissante sur ses ressources énergétiques, les contrôlant et les présentant au reste du monde comme distinction positive sous le signe de l’exploit. Cette construction identitaire se donnait pour objectif d’effacer l’image coloniale du « porteur d’eau », effectivement intériorisée sous forme d’un lancinant complexe d’infériorité, lui-même vecteur de tout un récit culturel qui paradoxalement assura l’autre dimension distinctive de l’identité québécoise. En ce sens, l’identitaire québécois de l’Énergie a eu une forte composante compensatoire en tant que réaction à l’autodépréciation.
Mais ce lien entre reconnaissance et identité de l’Énergie a-t-il fonctionné de la même façon pour l’Alberta, et ce parallèle peut-il être assumé jusqu’au bout ? Nous croyons qu’il offre des similarités, mais que ce modèle explicatif doit être modulé avec précaution. Reprenons-en les termes.
Il importe de rappeler que la création de l’Alberta et les premières années de son histoire se déroulent sous les doubles signes de l’aliénation et du trauma, assurant ce que certains chercheurs ont qualifié de « narrative of loss », récit de la perte. Sentiment lancinant d’exclusion d’une province ayant de la difficulté dans ses relations avec le pouvoir fédéral qui lui paraît ignorer ses besoins, voire l’ignorer tout court, d’où l’élaboration de la thématique de l’aliénation western, servant d’argumentaire central à toute la politique albertaine du vingtième siècle. Cet argumentaire n’est pas exempt de contradictions, et pose globalement le constat d’un déficit de reconnaissance pour l’Alberta de la part du Canada central, constat transposé en ressentiment en particulier au sujet du Québec, qui paraît paradoxalement avoir absorbé un surplus de « reconnaissance » au détriment de l’Alberta. Ce ressentiment albertain, ressentiment aussi présent chez les Québécois pour d’autres raisons historiques et identitaires, ne peut trouver d’exutoire, sinon très fugitif, dans un projet de séparation politique et territoriale radicale, et s’estime constamment mis en demeure de se reformuler en rappels, en récriminations, en cahiers de charges, dans un comportement que l’écrivaine Aritha Van Herk pourra qualifier, avec assez de justesse d’acariâtre, « cantankerous Alberta2 ». À cette aliénation, dans laquelle la divergence d’intérêts est souvent présentée comme véritable mode identitaire, s’ajoute aussi la latence de cet événement traumatique, et à notre avis mal mesuré comme tel vu du Québec, de la grande Dépression des années trente, où est conjuguée la tragique coïncidence d’une catastrophe économique à celle d’un désastre environnemental. Cette période fait entrevoir la réelle possibilité d’une disparition collective contre laquelle il y a peu de secours possibles, la terre et l’économie albertaines étant devenues radicalement hostiles à la « vie bonne » individuelle ou communautaire. Les Albertains en ont pu conclure qu’il est possible de tout perdre, y compris même les conditions de la survie élémentaire. À cette première crise s’ajoute la récession de 1981–82, récession globale dans le milieu du pétrole, mais dont la coïncidence avec la mise en place du National Energy Program, imposée par le gouvernement fédéral de l’époque, va télescoper la chaîne de causalité réelle des événements, et faire du NEP le troisième trauma collectif albertain par lequel la collectivité va se percevoir comme réduite à la merci d’un impérialisme extérieur qui n’est autre que son propre pays.
Par le NEP, le gouvernement central de Pierre Trudeau en 1980 intervenait directement sur le marché pétrolier canadien pour réguler les prix du pétrole produit au Canada, dans la foulée du choc pétrolier des années 1970, qui avait tant profité aux blue-eyed sheiks de l’Alberta. Ce contrôle avait pour but d’amortir les prix élevés du pétrole au bénéfice du Canada central en imposant un prix en deçà du cours mondial, dans une tentative d’isoler le pays de futurs impacts des éventuelles crises pétrolières à venir. Dès lors, le gouvernement fédéral subventionnait les consommateurs canadiens et soustrayait en quelque sorte les prix du pétrole aux influx du libre-marché mondial. On conçoit en quoi un tel programme a pu paraître non seulement comme une hérésie aux yeux des Albertains, mais comme aussi une dépossession de leurs ressources et de leurs profits au bénéfice d’un Canada central déjà présenté dans le discours historique comme une entité relativement indifférente aux besoins et préoccupations la province. Plus encore, la simultanéité de la mise en place du programme et l’effondrement de prix du pétrole en 1980, téléscopa la relation de cause à effet, et érigea le NEP comme le tort historique suprême que l’Autre était capable de créer dans une démarche de dépossession conçue comme machiavélique. L’importance de cet épisode, malgré son élaboration en mythe, nous paraît toujours mal comprise et mal saisie dans sa résonance symbolique par le reste du Canada. Il n’en produisit pas moins une mémoire intragénérationnelle constituant ainsi un « horizon d’attente » de l’événementiel albertain qui ne doit pas être négligé. Le rappel du NEP ne devait jamais faire oublier qu’on pouvait convoiter les richesses albertaines au point de pouvoir les confisquer en toute légalité. Dans l’impensé collectif, la possibilité de toute forme de NEP restait éminemment reproductible, selon des modes qui semblent remarquablement ne pas pouvoir relever de la faculté d’action même du collectif, puisque cela venait de l’extérieur. Cette particularité fut à son tour créatrice d’une anxiété sous-jacente de la spoliation et de la mainmise extérieure, qui sera à considérer pour rendre compte de ce que d’aucuns nomment le matérialisme étouffant de la « Pétro-Alberta. »
À cette première composante d’aliénation politique et de trauma historique vient se greffer le mythe de la Frontière, surgi à point pour imposer un second mode de reconnaissance, paradoxalement celui qui est le plus privilégié par le Québec, lequel demeure, dans toute la Confédération canadienne, la « nation » la plus éminemment sensible à la séduction frontalière albertaine. Peu de mythes identitaires sont aussi aisément en conjonction avec un imaginaire de l’énergie pétrolière et ces points de rencontre entre ces deux constructions vont permettre l’élaboration de tout un récit du pétrole comme « western », lui aussi, explicatif des réactions du collectif albertain vis-à-vis de son industrie pétrolière, laquelle saura récupérer à son tour ce récit et cette dynamique identitaire au profit de ses propres communications avec les Albertains.
Nous avons vu que cette prise en charge du récit pétrolier par l’imaginaire western, particulièrement illustrée dans l’ouvrage de Peter Foster, Blue-Eyed Sheiks, instaure les traits identitaires redevables de l’esprit classique de la Frontière américaine. L’esprit du mythe réactive ainsi ces traits d’une persona marquée par le désir de recommencement, de liberté individuelle, d’autosuffisance, d’innovation, d’audace et d’une réinvention de soi-même faisant table rase des contraintes du passé. Ajoutons à cette illustration les manifestations quasi anxieuse d’une masculinité qui ne doit pas être prise en défaut. On peut voir alors comment la présence et l’exploitation de ressources pétrolières albertaines s’inscrivent comme la médiation privilégiée de ces traits, où l’univers doit être manichéen, le geste, efficace et la parole, minime.
Cette représentation même, à notre avis, constitue bel et bien une identité frontalière s’articulant une fois de plus parfaitement à l’univers du pétrole, où semblent exigés les mêmes critères nécessaires à l’action : sens du risque, goût du pari, évacuation du passé, très forte individualité, insoumission aux règles, voire amour de l’anarchie, méfiance envers le discours, tout cela présenté comme une éthique. Ce sont précisément ces traits, forcés jusqu’au tragique, du personnage de Daniel Plainview dans le film de 2007, There Will be Blood, racontant justement l’histoire et la démesure d’un homme du pétrole. À cela, il faut ajouter cette insistance sur la sur-virilité, dont on est parfois tenté de se demander sur qui elle exerce le plus sa séduction, fonctionnant comme un identitaire à vrai dire paradoxal, mais qui n’en reste pas moins efficace. Paradoxal, car l’identité western ne saurait guère avoir de réflexivité forte : elle est jubilation plus que retour sur soi-même, affirmation de traits actualisables que dans l’action. Mais elle est aussi efficace parce qu’en tant que valorisation, elle propose par ressac l’insuffisance chez l’Autre, c’est-à-dire le Canada central, qui ne peut qu’être perçu à son tour comme exclu de ce « Nouveau Monde » où tout est possible, ce qui doit constituer l’accessoire obligé de l’identité western.
La présence de ressources énergétiques vient donc à point pour l’Alberta pour consolider cette identité mythique du cowboy : l’univers historique du pétrole albertain des années 70, tel que raconté par Foster, est une remise en circulation de ce récit western se ralliant parfaitement bien avec le récit du pétrole comme audace, risque et initiative personnelle, articulée à la gloire de la libre entreprise et du non interventionnisme d’État. Il se présente aussi comme non problématique et exempt de perversité systémique et d’équivoque, donc facilement manœuvrable en ce qu’on peut le dominer avec une idéologie manichéenne. On peut concevoir alors comment l’identité pétrolière peut bénéficier fortement de l’identité western, dans son dialogue avec la communauté albertaine. Au besoin, elle peut la renforcer en lui réinjectant une éthique de dur travail, de résilience, de détermination, qui n’est pas non plus exempte de fatalisme. Cette identité va jouer à la fois comme récit explicatif du passé—nous avons cela car nous avons travaillé dur et pris des risques—et garant de l’avenir—si nous continuons à travailler dur et à prendre des risques, nous continuerons d’avoir cela. À cet égard particulier de la saisie du discours frontalier par le discours identitaire du pétrole, nous assistons à la fusion néanmoins assez fonctionnelle de deux pôles improbables, le cowboy sans institution à l’identité performative et le tenant stoïque de la classique éthique protestante entre lequel oscille, pour reprendre les mots de Michel Freitag, « La personnalité “other-directed” et narcissique, toujours anxieuse d’une reconnaissance concrète et éphémère, purement empirique » et « la personnalité éthique du surmoi transcendantal, œdipien, la personnalité protestante “inner-directed3” ». Nous verrons ce que le réel réserve à ces assertions identitaires contradictoires, mais éminemment récupérables pour les besoins de la destinée pétrolière de la province.
Il est aisé de voir que cette position identitaire comporte également des failles dans son objectif de reconnaissance, et qu’elle donne lieu à une autre phase de discours de légitimation dont les manifestations constituent des artefacts discursifs intéressants. C’est ainsi que sont relevés les malaises inhérents au constat de la présence de ressources pétrolières comme contingence sur le territoire albertain. La pure chance non légitimée et non justifiable se présente comme un élément qu’il faut absolument absorber dans une argumentation marquée elle aussi par les traits du pétro-cowboy. Le pur hasard géologique doit être remotivé en géodestinée redevable de la capacité albertaine à transformer en avantage ce qui s’offre. Cette même dimension d’une donnée purement circonstancielle va être saisie dans l’argumentaire propre au discours de l’envie pétrolière qui sera le fait du Canada central vis-à-vis de l’Alberta, et son mode de reconnaissance. S’exprime alors de la part du Canada une volonté déterminée de dissocier l’identité albertaine pétrolière de son pétrole, présenté comme pure facticité sans motivation et surtout sans mérite. Ces accusations, se renfermant nécessairement sur le constat du scandale ontologique, ne trouvent d’issue que dans un retournement destructeur vers l’impuissance rageuse, qui donne une mesure supplémentaire des sentiments ambigus présidant dans les relations entre les différents groupes rattachés par la Confédération canadienne. L’Alberta peut alors s’empresser de récupérer cette frustration « nationale » comme forme supplémentaire de reconnaissance et ensuite comme mode de dévalorisation de l’opposant en le surexposant dans sa négativité éthique. Dès lors, l’envieux, du seul fait de son envie, n’existe même plus, et devient un instrument supplémentaire du ravissement albertain.
Le discours représentatif du boom pétrolier de 2005–08 est assimilable à cette jubilation où une société tout entière peut se livrer à l’effervescence rendue possible par la jouissance financière des ressources pétrolières. Pendant un certain temps, il sera possible de vivre ce boom pétrolier sur le même mode non problématique. Le boom mis en discours et médiatisé rend compte d’abord d’une performance. Il est la manifestation la plus clairement narcissique de l’identitaire de l’énergie présenté comme revanche et offert au regard de l’Autre. Le boom ne peut s’argumenter : discursivement, il reste un bilan conjectural s’émerveillant sans cesse de décrire les renversements au « sens commun » des choses, dans la mesure où ces choses restent cantonnées aux consommations matérielles. Car le boom n’est ni révolution, ni carnaval : il ne remet nullement en cause l’ordre établi, il n’est que le déploiement euphorique des bénéfices du marché sans que ces possibles ne se présentent comme une évolution du système car le boom semble plutôt consolider l’ordre établi en ce qu’il n’est pas inclusif.
Justement, parce qu’il ne saurait se poser comme une évolution systémique, le boom comme excès ne peut rapidement mener qu’à ses perversités : inflation immobilière incontrôlable, accroissement des inégalités sociales, fragilisation des réseaux communautaires, effritement du système public de santé, surpopulation, pénurie de main-d’œuvre, improvisations fiscales et sentiment général de perte de contrôle sur les événements. Parallèlement à l’exultation est exprimée aussi une angoisse diffuse identifiable même chez les plus enthousiastes bénéficiaires du phénomène, qui renvoie au deuxième versant identitaire du Pétro-Albertain, celle de ce sur-moi éthique et transcendantal dont parle Michel Freitag. C’est que la mémoire traumatique affleure toujours dans la psyché collective, mémoire réactivée par cette dépression économique de 1981–82, qui suivit le premier boom pétrolier albertain des années soixante-dix. Une telle surabondance, dont on mesure par ailleurs le caractère éminemment sélectif, ne saurait durer, et elle ne peut que ramener à son pôle opposé de dysphorie économique. Sans doute est-ce à cet arrière-fond d’anxiété, à cet « horizon d’attente » fataliste perçu comme inévitable, qu’il faut trouver une explication partielle aux manifestations somme toute surprenantes d’hyperconsommation auxquelles le boom a donné lieu. La mémoire du manque et de la déréliction, même chez les générations qui n’ont pu les connaître, semble imbiber la relation collective aux possibilités d’acquisition matérielle. Littéralement, il s’agit de manger le plus possible dans l’immédiat, non pas de crainte que revienne la faim, mais plutôt dans la certitude qu’elle reviendra inévitablement. À cet égard, le phénomène du boom est indicateur, pour la société albertaine, d’un rapport ambigu à l’avenir caractérisé d’une part par la certitude énoncée comme telle que les termes hyper-favorables du marché ne sauraient qu’être reconduits comme l’illustre bien cette valorisation globale de la « croissance ». D’autre part, ne peut être délogé, dans l’impensé du collectif, le doute que tout cela ne s’effondre, et qu’on sera tôt ou tard ramené à une frugalité obligatoire, et somme toute lénifiante car elle relèvera plus normalement de « l’ordre des choses ». Il est remarquable que cette dialectique entre jubilation et anxiété trouve sa résolution dans le même exutoire de l’hyperconsommation, dont l’économiste Benjamin Barber nous a signalé le caractère somme toute infantile4. Ainsi, le désir effréné de profiter dans l’immédiat, presque vécu en termes d’une violation des règles sera sanctionné avec certitude par la nécessité rassurante de revenir à plus de sobriété dans un avenir vécu comme toujours proche. La virtualité de la punition, ou du moins du redressement sans tendresse, a quelque chose de rassurant pour la collectivité albertaine vivant toujours dans cette mémoire traumatique. La possession jubilatoire sera nécessairement expiée par une abstinence à venir. Sous cet angle, on peut concevoir la dimension proprement judéo-chrétienne de la société albertaine qui est médiatisée par le boom : il n’y pas d’impunité à la jouissance, qui ne peut ainsi se déployer à fond que parce qu’elle sera, de toute façon, châtiée par la suite des événements. Cette logique oppositionnelle impensée est parfaitement exprimée par une expression qui circula abondamment durant le boom de 2005–08, « Work hard, play hard ».
La présence de ressources pétrolières en Alberta constitue donc un mode privilégié de médiations identitaires, de réactivations historiques et d’anxiétés collectives. Elle est aussi, dans cette même lancée, l’occasion capitale pour la communauté d’articuler son rapport de possession à ces ressources et sa conception des règles du marché qui président à leur mise en circulation comme valeur d’échange. Parallèlement, les énonciations qui articulent ces rapports comme les interprétations régulant la conception albertaine des ressources énergétiques suscitent des réactions éloquentes de la part d’autres parties qui se posent comme les intermédiaires singuliers (et inévitables) entre l’Alberta et son pétrole : les industries privées, multinationales, qui assurent son exploitation et sa mise en marché.
Si l’identitaire de l’énergie repose sur la jonction exemplaire de la persona frontalière et du potentiel pétrolier redessinée comme aventure et risque enivrants, la mise en discours de la relation entre le propriétaire albertain des ressources et son exploitant privé, dont il est important à ce point de souligner qu’il est relativement décanadianisé5, offre en revanche le lieu à partir duquel cette harmonie entre un peuple et ses ressources va commencer à montrer des fissures. Surgissent alors des occasions de discours venant totalement réorganiser, voire pervertir, cet identitaire euphorique premier de l’énergie. C’est ainsi que l’exultation des années soixante-dix, reconduite aux premiers élans du boom de 2005–08, allait se heurter à une conjoncture complètement différente.
Dès les premières rumeurs de l’instauration d’une Commission gouvernementale de revue des redevances pétrolières versées à l’État, les vues de l’industrie imposent une reconfiguration nouvelle à cet identitaire idéalisé, qui s’en trouvera ensuite grandement modifié. Dans ses réponses sans ambages ne serait-ce qu’à la velléité de création d’une telle Commission, qui se réalisera en septembre 2007, l’industrie met en place toute une batterie argumentaire réfutative, mais à un premier plan hautement significative en ce qui concerne les représentations des deux parties impliquées dans le débat, représentations qui ne sont pas dépourvues d’ambiguïtés.
C’est ainsi que le simple projet d’une éventuelle (et fort relative) hausse de la rente pétrolière versée au gouvernement est accueillie par un refus systématique de, ne serait-ce que vaguement, considérer cette possibilité. L’industrie sollicite alors toute une série de stratégies qui visent à préciser ou à repréciser clairement les rapports entre les exploitants et le propriétaire putatif. Les représentants de l’État albertain seront ainsi disqualifiés comme atteints d’une perte de raison, accusés d’incompétence ou mieux encore, délégitimés dans leur statut même de mandatés de l’électorat, ce que force nous est de percevoir comme une atteinte pure au principe de démocratie. Plus éloquent encore est le recours à une représentation du gouvernement et de son électorat comme celle d’un ingrat, incapable de reconnaître les bienfaits dont il a été comblé, trait qui ressort du pathos inhérent à une conception paternaliste des relations entre l’industrie pétrolière et les Albertains.
Ces premières réactions de l’industrie face à la possibilité toute théorique de devoir rendre plus de comptes financiers à l’Alberta s’expriment par l’accusation envers l’État et le peuple de commettre à la fois une offense, une bêtise et une erreur. Dans les médias, où s’opposent les camps de la hausse des rentes et ceux du statu quo, surgissent une série d’assertions qui invitent à un réexamen de leurs termes, surtout en ce qui a trait à des principes que l’on croyait reconnus. Nous pourrons les énumérer comme celui de la propriété des ressources, la qualification du gouvernement comme « business friendly », ou encore à son adhésion aux règles du « libre-marché » et de la libre entreprise, adhésion qui ne saurait être entravée ou contrariée par une intervention accrue de l’État. On voit ici comment les idéologies propres à la persona de la Frontière et au récit pétrolier sont sollicitées et récupérées par l’industrie pétrolière pour paradoxalement être opposées au peuple albertain qui s’en réclamait historiquement.
Ce contexte invite l’irruption d’une donnée supplémentaire dans le débat, à savoir la question explosive de la nationalisation réelle des ressources par rapport à sa nationalisation symbolique, dernier phénomène que nous avons jugé digne d’être scruté plus avant en ce qu’il est un dérivé indéniable de l’identitaire de l’énergie récupéré comme tel par toutes les factions impliquées. L’éventualité (qui paraissait improbable dans le contexte politique de l’époque) d’une nationalisation étatique des ressources pétrolières actualise pour sa part un habitus d’une prégnance telle dans l’idéologie albertaine de la libre entreprise qu’elle fait l’économie d’un débat sérieux sur cette question à notre avis fondamentale. En lieu de ce débat, les parties ont recours à certaines formes d’authentique terrorisme discursif jouant sur des analogons historiques soigneusement sélectionnés et sur le vieux répertoire de l’épouvantail communiste étrangement ressuscité. Ces stratégies sont assez efficaces pour permettre de prophétiser compulsivement l’échec d’une démarche de nationalisation, sans que besoin soit d’en démontrer pour autant les raisons, disons rationnelles. Le tout souligné d’insultes ad personam et de dénigrement de l’État en des termes dont la violence, même purement verbale, renseigne sans équivoque sur son potentiel de quitter aisément le terrain du symbolique, si tant est que le besoin s’en faisait un jour sentir. À son tour, l’auteure espère se tromper sur cette dernière intuition.
Mais la nationalisation étatique, aussi irréalisable puisse-t-elle être présentée, n’en exclut pas pour autant son corollaire dans l’imaginaire en ce que nous avons désigné comme la nationalisation symbolique. Car l’identitaire de l’énergie, quelle que soit sa dimension imaginaire ou imaginée, ne s’en offre pas moins comme un instrument efficace aux divers modes de représentations des parties en cause, que ce soit l’Albertain vivant de l’industrie pétrolière (ou en dépendant, c’est selon) ou l’industrie pétrolière ayant intérêt à maintenir l’image (purement promotionnelle) d’une communauté d’intérêts entre elle et la population de la province. Cette nationalisation symbolique s’inscrit par ailleurs comme un procédé fort commun de marketing. Ses manifestations procèdent en réalité d’un détournement identitaire vers les fins du néo-libéralisme et des profits de marché. Elles s’inscrivent comme une fonction essentielle d’une démarche de propagande qui brouille efficacement les réalités de l’histoire, les appartenances incontestables et le sujet des bénéfices réels. Ce qui faisait la séduction et la plénitude de l’identitaire de l’énergie comme médium de reconnaissance sera donc, une fois encore, sa principale faiblesse, c’est-à-dire son grand potentiel de récupération par les besoins du marché et de son instrumentation subséquente. Ainsi, l’identitaire pétrolier comme mythe est « une composition symbolique, élaborée par un groupe pour compenser, à ce niveau du symbolique, ses lacunes et pour y accomplir l’impossible synthèse de ses parties contradictoires. Le mythe témoigne donc de la réalité dans la mesure où il la manque, où il en manque6. »
Nous avons cru bon dans cet ouvrage de dévouer un chapitre complet à la polémique entourant la question des recommandations faites par la Commission de revue des redevances pétrolières et les réactions de l’industrie. Ces dernières ont pu constituer un tableau permettant de voir à l’œuvre un ensemble de statégies discursives relevant de l’intimidation explicite, favorisée par la position de domination incontestable de l’industrie pétrolière dans la province. Cette domination ne prenait même plus la peine de ménager sa face : la posture de stupéfaction indignée, la disqualification injurieuse, et de l’État et de la communauté albertaine, les menaces de départ, les expressions de rancœur brutale et la mise en place de toute une prophétie punitive, faisaient pâlir le paternalisme raisonné des directeurs d’usine du temps de Zola. C’est que l’industrie pétrolière, tout en maintenant le mythe d’une communauté d’intérêts entre elle et l’Alberta, rappelait fermement les termes du pacte faustien fait à l’ensemble des Albertains : une rente économique très appréciable pour une province qui par ailleurs n’avait toujours pas réussi à diversifier suffisamment son économie, en échange d’un mode d’exploitation qui ne souffrait ni critique ni ralentissement. Le rappel constant de ce pacte, sous forme de lettres ouvertes de la part de l’industrie utilisant fort habilement la sourde mémoire du trauma économique et la réactivation de cette personnalité inner-directed albertaine, par l’imposition identitaire de l’individu weberien « hard-working », fonctionnait comme une exigence de censure devant laquelle même l’État, tant fédéral que provincial, a dû céder. Nous en voulons pour preuve les réactions actuelles de nos dirigeants, toujours constants dans la défense de l’industrie pétrolière, en ce qui concerne particulièrement la problématique environnementale liée à l’exploitation des sables bitumineux de l’Athabasca.
Nous l’avons dit, les discours orbitant autour de cette thématique environnementale n’appartiennent pas en propre aux discours de l’énergie pétrolière de l’Alberta. Une analyse approfondie de ces discours nécessiterait une étude à part. Cependant un épisode fortuit a offert à l’analyste une occasion unique (et paraissant pratiquement lui avoir été destinée par les circonstances !) de scruter plus avant l’appareil discursif mis en place par les dirigeants de l’industrie et du gouvernement pour répondre d’un dommage environnemental indéniable. Cette opportunité fut fournie par l’incident des malheureux canards de Syncrude, dont nous sommes tentée de croire qu’il n’a été porté à l’attention du public que sous l’effet d’une fuite interne délibérée de la part de mécontents, tant les enjeux qu’il soulève sont fondamentaux pour l’industrie, l’État et la société albertaine. Ce désastre, dont il faut mesurer le caractère tout relatif par rapport à ce qui est véritablement et plus complètement à risque dans le contexte de l’exploitation environnementale des sables bitumineux, fit naître toute une suite de réactions théâtrales de la part des gouvernements et des compagnies pétrolières, réactions dont on se devait de percer l’intentionnalité réelle. La posture de l’indignation comme manifestation d’un éthos de responsabilité en même temps qu’elle fonctionne comme affirmation pragmatique de pouvoir politique, les cris d’Ottawa ayant été plus stridents que ceux de l’Alberta, était médiatisée au maximum en ce qu’elle se destinait à l’électorat censé y trouver une certaine réassurance en même temps qu’elle s’adressait surtout aux critiques observateurs extérieurs du Canada en matière environnementale, les potentiels clients américains informés sur ce sujet par des groupes tels Sierra Club ou Greenpeace. Nous inspirant des réflexions de Jean-Pierre Dupuy en matière de catastrophisme, il nous a paru tout particulièrement nécessaire de relever la distorsion représentative faite à l’incident recadré en accident contingent à causalité mystérieuse et échappant à son contexte, mais qui s’avérait bel et bien une destinée prévisible étant données les conditions d’exploitation des sables, destinée qui laisse présager d’autres incidents de même nature, au potentiel infiniment plus dévastateur. La thématique de la quête du coupable qui découlait de l’idée de contingence relevait du même procès de reconfiguration tout en ayant le bénéfice de très précisément détourner l’attention des coupables réels ayant autorisé cette destinée de la catastrophe. En signalant ces processus, nous avons modestement espéré les rendre de plus en plus inopérants auprès d’un public de moins en moins dupe de ces mises en scène.
Aubaine tout aussi appréciable pour les besoins d’un répertoire du moins partiel de ces stratégies réactionnelles fut la publication dans les médias calgariens d’une rare reconnaissance publique des torts d’une compagnie pétrolière. Cette déclaration fut communiquée sous le couvert d’une confession et d’une assurance de réforme future dont l’examen plus attentif des termes révélait des stratégies discursives dont nous souhaitons une fois encore que leur mise à jour les rende ineffectives. Ainsi, la posture de l’humilité contrite, les protestations de priorité accordée à l’environnement, autre négation de la destinée catastrophique, les assurances de précautions futures, n’en trouvent pas moins leur résolution dans une allusion finale au pacte faustien présenté indirectement mais sûrement comme la justification finale à tous les agirs de l’industrie, l’ultime rappel censé moduler et contextualiser toutes les conséquences inhérentes à l’exploitation des sables bitumineux. Que les médias albertains, voire nationaux, se fassent régulièrement l’écho de ce pacte faustien, échangeant l’environnement contre la prospérité économique, et de la nécessité de s’y conformer, indique bien de quelle nature est la priorité qui doit subsumer tous les autres paradigmes de la société albertaine. Dans cette optique, les canards de Syncrude et le battage médiatique dont ils furent l’objet prennent une double figure sacrificielle. Sacrifiés d’abord par la destinée catastrophique, dont ils sont un des présages pathétiques, ils constituent aussi pour les pouvoirs en cause l’objet d’un sacrifice momentanément consenti aux médias, à la population, aux observateurs internationaux, sacrifice inévitable parce qu’indissimulable. Mais l’habileté des responsables (nous parlons ici de tout un réseau de complicités implicites) a pu le transformer en incident isolé, décontextualisé et distancé des garanties du pire et de l’inacceptable, tels les problèmes de santé vécus par les populations autochtones vivant au nord des exploitations, autre manifestation sacrificielle délibérée nécessitée par le pacte qui en est maintenant à sereinement énoncer sa nature.
Le dernier chapitre a voulu établir, par cette autre occasion remarquable que fut la crise économique de 2008, laquelle semble maintenant s’installer en crise structurale indéfinie dans le temps, le caractère de fragilité éminente d’une économie basée presque essentiellement sur une ressource unique. Les fluctuations du prix du pétrole et leur impact, au sujet desquelles force était aux Albertains et à leur industrie de reconnaître qu’ils n’avaient aucun contrôle, permettaient l’examen d’une série de stratégies discursives de rationalisation de la contingence économique. S’y ajoutaient le recours à la ferveur des croyances prédictives au caractère tout aussi aléatoire que l’indéterminé que l’on souhaitait combattre. Se dressait alors l’ombre d’un tabou qui sous-tend toujours le discours de la prospérité économique albertaine, à savoir qu’elle ne dépend ni des Albertains, ni même de son industrie, mais de facteurs extérieurs, globaux et mondiaux, soumis eux-même à des soubresauts imprévisibles, dotés de potentiels de renversements et de perversions vertigineux. Ainsi au moment de mettre ce manuscrit sous presse, les médias canadiens et albertains doivent commenter trois données concomitantes dont les prophéties pétrolières que nous avons relevées au chapitre précédent ne pouvaient tenir compte dans un passé pourtant récent. L’analyse approfondie de ces facteurs ne saurait être livrée dans les limites de cette étude, mais nous devons les signaler pour mieux donner une idée du potentiel accru de volatilités, voire de renversements, qui peuvent modifier radicalement les destinées de l’industrie pétrolière albertaine.
Les tenants albertains des avancées technologiques facilitant l’extraction des ressources d’énergie viennent peut-être d’être trahis par les progrès même qu’ils vantaient. Ainsi, la mise au point de l’extraction des pétroles de schistes aux États-Unis, traditionnellement le client majeur du pétrole albertain, sont en voie de rendre nos voisins du Sud potentiellement autosuffisants en termes d’énergie fossiles. Nous ne pouvons ici que laisser momentanément la place à l’éloquence angoissée de la presse calgarienne dans un article du Calgary Herald du 8 janvier 2013, intitulé « U.S. reliance could spell trouble » :
Energy independence might be an American dream, but it’s a potential nightmare for Canada’s single-customer oil and gas industry headquartered in Calgary.
Recent reports looking at growing production from unconventional domestic U.S. sources have concluded the United States may be on the cusp of meeting its own net energy needs.
“The United States, which currently imports around 20 per cent of its total energy needs, has become all but self-sufficient in net terms—a dramatic reversal of the trend seen in most energy importing countries,” the Paris based International Energy Agency declared in its World Energy Outlook released in November7.
Ce spectre d’une perte possible d’une clientèle jadis assurée et aisément accessible laisse facilement entrevoir les conséquences pour le marché albertain du pétrole qui, du coup, se verrait presque exclusivement déplacé outre-mer. Ce second facteur constitue une situation problématique, s’il en est, pour un territoire n’ayant accès à aucun port de mer, ce qui donne un autre caractère d’urgence à la question de la faisabilité politique, économique et environnementale des pipelines qui achemineraient éventuellement les productions des sables bitumineux vers l’Ouest (projet Gateway), vers le Sud (projet Keystone XL), et même vers l’Est, projet que nous nommerons pour l’instant Québec-Nouveau-Brunswick.
Une dernière donnée qui doit être aussi prise en compte et dont les commentateurs albertains ne se sont saisis que récemment (vers l’été 2012) dans le discours public. Il s’agissait du fait que le pétrole produit par la province, connu sur le marché international sous le nom de Western Canada Select (mélange de pétrole lourd d’origine bitumineuse), est de moins en moins en demande par les Américains et doit leur être vendu à rabais, au taux différentiel de 42,50 $ (décembre 2012) par rapport au West Texas Intermediate qui continue d’être le pétrole de référence aux États-Unis. Cette braderie singulière, qui ne fut pas commentée par les prophétes pétroliers de 2008–09, réduit considérablement l'impact des profits économiques pour l’Alberta d’une potentielle hausse des prix du brut au niveau international. Ainsi faudrait-il lire les cours mondiaux du pétrole actuels de 95 $US (février 2013) comme signifiant en réalité 55 $US pour les produits albertains. Le gouvernement albertain, prévoyant un budget déficitaire de 4 milliards de dollars pour 2013, désigne en fait ce prix différentiel du brut canadien comme une des causes principales de son manque à gagner, assertion qui prend des allures d’aveu d’impuissance devant ces forces du marché jadis révérées. Un certain scepticisme s’impose maintenant au sujet de toute spéculation sur l’avenir à court et à moyen terme de l’industrie pétrolière canadienne. Force nous est aussi de conclure qu’en raison de la conjoncture économique mondiale et des crises économiques dues à l’endettement européen et américain qui semblent s’installer dans le structural, il est fort possible qu’une hausse radicale des prix du pétrole, dont l’Alberta et le Canada auraient paradoxalement bien besoin, pourrait tout aussi paradoxalement annoncer la mort du pétrole, l’économie mondiale se trouvant incapable de supporter les effets d’une telle hausse.
Au terme de cet examen cursif des discours relayés par les questions relevant des ressources pétrolières albertaines, comme autant de coups de sondes lancés dans le discours social au gré des multiples remous qui caractérisèrent les événements relatifs au second boom pétrolier de 2005–08, que peut-on conclure du paysage discursif ainsi tiré de cet événementiel ? Et, dans un contexte plus élargi, comment caractériser cette situation singulière de l’Alberta qui doit nécessairement s’offrir ainsi à l’attention de tout le Canada ?
À la suite de cette anatomie partielle et circonstanciée de l’Alberta comme « société de l’énergie », on peut conclure à l’existence de deux phénomènes distincts mais complémentaires qui doivent s’offrir à la réflexion canadienne et québécoise sur les aboutissants éventuels d’une construction identitaire et sociale établie autour des ressources pétrolières.
En premier lieu s’impose le constat d’une perte de souveraineté factuelle, sinon de jure, de l’État sur ses ressources, ses modes de transformations et d’exportations, et la mise en périphérie de l’Alberta comme authentique puissance énergétique. La décanadianisation importante de l’industrie pétrolière albertaine où règnent les multinationales, plus ou moins habilement masquée par le processus de nationalisation symbolique, fait que les entreprises n’ont de compte à rendre qu’à leurs actionnaires et fort indirectement et très partiellement à la juridiction où se déroulent leurs activités et qui leur offre l’accès à la matière première permettant ces mêmes activités et les revenus qui en découlent. Cet état de fait ressort clairement des polémiques orbitant autour de la question de la revue des redevances pétrolières, où étaient brandies les réalités concomitantes des réactions des actionnaires, des nécessités de la compétition et de la mobilité et de la fluidité des capitaux, le tout reformulé dans l’expression consacrée « business friendly ». D’autres formes de « biens » de l’Alberta et de la société albertaine, comme la question de la propriété réelle des ressources, ayant été notablement absents de ce qui ne peut être sommarisé que par une série de discours punitifs, ont laissé le champ libre à l’industrie pétrolière pour assurer son hégémonie de fait et l’imposer aux gouvernants. Jean Peyrelevade a bien synthétisé cette conséquence ultime d’une volonté de croissance économique à tout prix :
La première caractéristique notable des modes de développement actuel est l’effondrement des pouvoirs de régulation des États nationaux. […] Nous vivons désormais dans un régime nouveau de liberté totale des mouvements de capitaux. Le capital, au sens le plus large du terme, est infiniment mobile (au contraire de la main-d’œuvre). Non seulement les marchandises ou les biens continuent de s’échanger, mais en outre les capitaux vont s’investir là où les détenteurs espèrent trouver la rentabilité la plus forte. Ce faisant, ces derniers imposent en même temps leurs règles, leurs codes, leurs normes aux pays concernés. Le mode s’homogénéise suivant un modèle unique, l’espace capitaliste devient uniforme.
Ce changement d’échelle fait que les États ont perdu une large part de leur capacité de régulation […] les pays de taille simplement normale ne peuvent lutter contre les allées et retours des vagues financières gigantesques qui les emportent : leurs réserves en devises ne sont pas suffisantes pour leur permettre une quelconque indépendance dans leur politique de change. Les sorties des capitaux les mettent à genoux : pour ne pas être sanctionné, il faut être soumis8.
Cette mise au second plan de l’État est par ailleurs constatée par maints économistes canadiens. L’État albertain et canadien, sous leur régime actuel, ne peuvent s’affirmer positivement que dans la mesure où ils légifèrent en accordance avec les vues du marché néolibéral, ce qui paraît clair dans son refus de faire ralentir les opérations dans les sables bitumineux (« to put on the brakes » était l’expression consacrée)9, ou par son appui fort actif aux projets de pipelines de Keystone XL vers le sud aux États-Unis ou de Gateway vers la côte ouest de la Colombie Britannique. En ce sens, il est aisé de constater que les gouvernements assurent maintenant, à la place de l’industrie pétrolière, l’essentiel du travail discursif de persuasion au sujet de la nécessité économique de ces développements.
Cet assujettisement de l’État à assurer les conditions maximales aux activités pour les compagnies pétrolières a aussi pour corollaire ce que Michel Freitag qualifie de « désocialisation de l’économie10 », où les activités d’exploitation du pétrole sont en fin de compte privées de finalité sociale. Nous en prendrons comme ultime exemple deux faits de nature indépendante mais permettant des conclusions similaires quant à cette désocialisation.
D’abord un reportage du Calgary Herald du 6 juin 2008 où, en première page, on faisait état d’un party notoire tenu spontanément au centre-ville de Calgary par les « oilmen » qui célébraient avec force champagne le fait que, dans la journée, le prix du baril de pétrole avait atteint le chiffre record de 139 $. Le jour suivant, ce même journal publiait quelques conseils à ses lecteurs sur la façon de conduire en économisant le plus d’essence possible. Simultanément, le Globe and Mail présentait un volumineux dossier sur les conséquences inflationnaires du prix à la pompe auprès de la classe moyenne canadienne : coût prohibitif des transports et effet sur le prix des aliments, risque de récession économique, pénibilité accrue de la vie quotidienne11. Remarquablement, les deux incidences n’ont pas été articulées l’une à l’autre, comme si cette dichotomie restait sans signification. Ce qui était justification de réjouissance ostensible pour les happy few s’avérait menace accablante de difficultés matérielles supplémentaires pour la majorité des citoyens albertains et canadiens. On conçoit, à la lumière de cet incident, la nécessité intermittente, et pour l’État et pour l’industrie, de recourir à l’identitaire mythique de l’énergie pour légitimer, en la gommant, cette divergence de finalité entre l’accumulation exponentielle de profits au bénéfice d’un groupe restreint et son impact économique quotidien sur une classe sociale de plus en plus fragilisée par la raison précise permettant cette accumulation. Sans parler de ses conséquences sur des couches sociales encore plus défavorisées qui, de toute façon, n’ont jamais été convoquées au banquet, ni même à ses miettes.
Le dernier incident plus récent consistait en l’achat en décembre 2012 de la compagnie Nexen, en difficulté de capitalisation, par la compagnie nationalisée chinoise CNOOC dont le propriétaire immédiat est bel et bien le gouvernement de la Chine. Après avoir étudié de près les manifestations de discréditation discursives acharnées de ce tabou absolu de la possibilité de l’étatisation des ressources pétrolières au Canada et en Alberta, l’auteure de cette étude assista médusée aux tergiversations du gouvernement Harper sur le bien fondé de permettre une telle transaction, tergiversations plutôt stratégiques car l’autorisation fédérale d’acquisition de Nexen fut accordée à CNOOC et présentée comme étant au bénéfice de tous les Canadiens. Mais le chœur des lamentations nationalistes sur cette acquisition s’étouffa assez rapidement lorsque les commentateurs économiques durent préciser que l’effet le plus bénéfique de la vente de Nexen fut d’assurer à ses actionnaires une hausse soudaine de 65 % de la valeur de leur part. Ainsi le prétendu avantage canadien masquait-il à peine la satisfaction éminemment plus individuelle de l’investisseur au détriment de la perte de souveraineté grandissante de l’Alberta et du Canada sur ses ressources au profit d’une société publique étrangère. La nationalisation chinoise de Nexen se traduisait par une dénationalisation canadienne supplémentaire illustrant une nouvelle forme de désocialisation, toujours au profit des happy fews attablés à un festin de plus en plus exclusif.
Cette dernière métaphore alimentaire nous conduit en fin de compte à la considération finale de l’Alberta comme objet spécifique du grand laboratoire national de traitement symbolique des ressources naturelles et énergétiques. Dans ce cadre, tous les Canadiens peuvent être conviés à observer cet autre phénomène singulier et vertigineux que serait l’évolution d’une communauté donnée vers les caractéristiques intégrales d’une société autophage, telle que l’a décrite le sociologue Denis Duclos, et qu’il synthétise en ces termes :
« Se manger soi-même » tel est le sens du mot autophagie, et telle est la caractéristique majeure du système capitaliste en cette fin de siècle. Un système qui ne rencontre plus d’obstacle, et qui pousse de plus en plus les sociétés à s’entre-dévorer. Les entreprises s’absorbent les unes les autres, les marchés se croquent entre eux, et les syndicats en sont réduits à réclamer le partage de l’emploi. De leur côté, les citoyens subissent, sous forme de pollutions généralisées et de tragiques pandémies, les conséquences de ce recyclage devenu fou, ultime phase de la vieille loi du profit12.
Nous pensons que le principe d’autophagie factuelle et indéniable en ce qui a trait aux marchés financiers, aux conséquences environnementales des activités d’exploitations des ressources, et à l’impact social sur les citoyens, s’applique également aux constellations discursives émanant de la présence des richesses pétrolières en Alberta. Non seulement la province doit-elle constamment dévorer son propre territoire pour assurer, non plus la prospérité, mais la stabilité de son systéme socio-économique—stabilité toujours utopique et fugace au demeurant, comme le démontrent bien les périodes de bust, de crise—mais aussi ce sont ses propres discours identitaires, son propre récit pétrolier, ses propres discours de propriété des ressources et du territoire qui sont doivent être ainsi ravalés pour les besoins des représentations de l’industrie pétrolière et de ses actionnaires. L’industrie pétrolière, dominant complètement le social et le politique, est en mesure de distribuer les statuts alternés de fétiches et de tabous, réactivant au besoin les mémoires traumatiques, endossant l’identité albertaine, rappelant à loisir le pacte faustien, ingére et digère tous ces paradigmes pour les resservir aux Albertains en un prêt-à-porter discursif où est resserré de façon inextricable le mythe d’une communauté d’intérêt absolue entre la population albertaine et les compagnies exploitant son pétrole. De cette façon, sont imposés par la bande les apparences d’un consensus, trait par ailleurs constant des discours sur l’énergie, devant lequel il est bien difficile, sinon risqué, de se soustraire.
Nous en soulignerons une ultime illustration fournie par les déclarations en mai 2012 du chef canadien de l’Opposition, Thomas Mulcair, au sujet des conséquences inflationnaires d’un dollar canadien gonflé par le pétrole, déclarations qui toutefois n’allaient nullement dans le sens d’une cessation des opérations dans les sables bitumineux. Cependant, la réponse de la part des autres hommes politiques comme dans la presse calgarienne fut enflammée. Citons à cet effet quelques lignes du Calgary Herald du 17 mai 2012, tirées d’un article dont le titre fort éloquent était « Premiers, Harper say NDP attacking the West » :
Premier Alison Redford said the NDP leader should show more “courtesy” by informing himself properly before making disparaging comments about Alberta […]
B.C.’s Falcon [ministre des finances de la Colombie Britannique] said Mulcair is making “incredibly ignorant” comments about the role of natural resources in Canada’s economy […]
Acting Liberal Leader Bob Rea said Mulcair is dividing the country and disrespecting the premiers13 […]
Pour ne pas être en reste, quelques jours plus tard, la première ministre britanno-colombienne Christy Clark, dans un entretien télévisé, avait qualifié les commentaires de Thomas Mulcair de goofy (bouffonnerie). On peut voir ici les manifestations immédiates d’une identification entre l’Alberta (et l’Ouest en général) et l’industrie pétrolière, identification ayant aboli toute distance et rendant compte d’une éloquente absence. Celle précisément de l’industrie pétrolière qui n’a même plus à assurer la réponse à de telles observations, comme elle n’a même plus à recourir à son arsenal d’intimidation discursive dont elle a pu démontrer l’efficacité auparavant.
Ce sont maintenant les hommes et les femmes politiques eux-mêmes qui se chargent de ce travail discursif de disqualification des doutes et des dissidences. Les possibilités de critiques sont ainsi réingurgitées et digérées en ce que nos amis anglophones désignent maintenant commes des conversations, qui prennent la forme de tables rondes, de rencontres d’expert, de commissions diverses, d’où les prises de positions claires, se démarquant du consensus général du devoir d’exploitation des ressources pétrolières sont soigneusement évacuées. On y discute certes des questions environnementales, des questions de redevances, de la recherche, mais sans remise en question radicale, mollement, dans un discours tautologique et bénin, cherchant toujours l’aquiescement, cette fameuse convivialité doxique—et anodine—craignant les foudres des dominants réels, ne se divisant que sur de petits détails, se mordant effectivement la queue, le tout marqué par l’innocuité rassurante des expressions telles « développement responsable, durable et renouvelable » ou encore « bénéfice environnemental », dont on serait bien en peine de trouver un atome de manifestation tangible dans le réel. Nous regrettons de signaler—mais nous devons le faire—que l’University of Calgary, notre employeur, dont les principaux donateurs et gouverneurs sont issus du milieu des affaires du pétrole, s’inscrit comme un des lieux privilégiés où se déroulent bon nombre de ces colloques et rencontres faisant semblant de traiter des problématiques de l’exploitation pétrolière considérées comme épineuses, et s’arrêtant juste à temps en face des interrogations fondamentales et déstabilisantes. Interrogations d’ailleurs qu’il est soigneusement interdit de soulever, comme nous l’a bien fait remarquer le Premier Ministre Harper et son Ministre des Ressources naturelles Joe Oliver, nous mettant en garde, dans une déclaration publique faite en février 2012, contre les environnementalistes radicaux (les opposants au pipeline Gateway) considérés comme éco-extrémistes.
On pourrait prolonger à l’infini l’exposé d’exemples similaires, dont l’examen discursif laisse parfois pantois, mais il nous faut bien finir ici un travail qui en fait ne saurait avoir de fin. On ne peut qu’y observer l’applatissement actuel des discours sur les ressources pétrolières dans l’Ouest, sous le fait de l’hégémonie maintenant indubitable de l’industrie et du discours économique, qui a bel et bien dévoré toute la possibilité de contestation réelle de l’Alberta, dorénavant condamnée à se repaître d’elle-même, au propre comme au figuré, parce qu’elle a été convaincue de le faire. Telle est la force des discours qui, comme nous le savons, parce que l’on veut que nous ignorions que ce sont des discours, nous épargnent bien des guerres et des révoltes et nous assujetissent avec notre consentement. Peut-être pas pour tout le monde, pas pour tout l’avenir, mais pour l’instant, ici, maintenant.
University of Calgary
Février 2013