Skip to main content

L’Alberta autophage : identités, mythes et discours du pétroledans l’Ouest canadien: Chapitre 4

L’Alberta autophage : identités, mythes et discours du pétroledans l’Ouest canadien
Chapitre 4
    • Notifications
    • Privacy
  • Project HomeL'Alberta Autophage
  • Projects
  • Learn more about Manifold

Notes

Show the following:

  • Annotations
  • Resources
Search within:

Adjust appearance:

  • font
    Font style
  • color scheme
  • Margins
table of contents
  1. Remerciements
  2. Introduction
  3. Chapitre 1
  4. Chapitre 2
  5. Chapitre 3
  6. Chapitre 4
  7. Chapitre 5
  8. Chapitre 6
  9. Chapitre 7
  10. Conclusion
  11. Épilogue
  12. Bibliographie
  13. Notes

Chapitre 4

Nationalisation et privatisation : duperies, démonisations et rhétoriques

Le Comte : Te voilà si gros et si gras …

Figaro : Que voulez-vous Monseigneur, c’est la misère.

—Beaumarchais, Le Barbier de Séville

Energy executives sometimes behave as if they own the resource and that they’re doing us a favour letting a few crumbs spill from the table. But they don’t own the resource. We do.

—Gil McGowan, Alberta Federation of Labour1

Aborder la question ou la simple hypothèse d’une nationalisation éventuelle des ressources pétrolières de l’Alberta relève d’une hérésie, surtout dans la logique d’une société qui, selon le paradigme de la Frontière, se conçoit comme le bastion de l’individualisme, de l’autosuffisance du libre-marché et de la libre entreprise sans intervention étatique, tout cela, on l’a vu, cristallisé par l’expression fétiche « business friendly ». L’hostilité manifeste du discours social albertain envers le principe même de nationalisation des ressources ne peut être contestée2, mais il n’empêche que cette hostilité ne rend pas compte d’une manifestation essentielle dans le rapport d’appropriation des ressources énergétiques et de la façon dont ces rapports se mettent en discours et sont assumés et par le destinateur, et par le destinataire. Cette manifestation, que nous avons nommée ailleurs « nationalisation symbolique »3 doit être analysée avant de passer à l’argumentaire entourant la question de la nationalisation proprement dite comme à son opposition, car ce processus y est intrinsèquement associé, encore qu’il ne bénéficie pas, dans l’historiographie courante sur l’énergie, du statut d’événement à proprement parler. En fait, nous émettrons comme hypothèse de départ que ce phénomène de la nationalisation symbolique, relevant à la fois de l’assertion et de l’impensé, peut être identifié chaque fois qu’une société, une juridiction, un état ou un état-nation se découvre possesseur de « ressources naturelles » sur son territoire, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de ressources énergétiques sur lesquelles le collectif veut établir des droits, lesquels peuvent à leur tour être réalisés à des degrés variés.

On peut définir la nationalisation symbolique comme le recours à la fonction identitaire pour énoncer ou rappeler dans un contexte pragmatique les termes d’une appropriation, dont la réalité reste plus ou moins vérifiable, des ressources naturelles et partant, énergétiques. La nationalisation symbolique, outre sa portée ou plutôt ses ambitions pragmatiques, peut être exprimée dans un discours politique, dans le cadre d’une propagande, comme elle peut être activée par une campagne de presse dans le cadre d’une polémique publique ou d’un discours promotionnel. La nationalisation symbolique dans sa circulation discursive se constitue habituellement en argument utilisable par plusieurs énonciateurs, selon les objectifs visés de conviction et d’action. Au sein de cet argument, certains traits dominent plus que d’autres, comme c’est habituellement le cas pour la fonction identitaire, mais il faut bien voir aussi que les assertions permettant de conclure à certaines formes de nationalisation symbolique ne sont pas l’apanage d’un groupe particulier, et cette pratique peut être récupérée par n’importe quel acteur dans les enjeux relatifs à la question des ressources naturelles pour en faire un alibi, pour masquer le réel, pour détourner l’attention, pour éviter ou neutraliser la protestation, pour censurer aussi, selon les contextes.

L’autre particularité de cette stratégie est qu’elle n’est pas nécessairement liée à un acte politico-juridique de nationalisation comme telle, où le gouvernement d’une juridiction donnée devient l’actionnaire majoritaire ou unique d’une entreprise, comme ce fut le cas d’Hydro-Québec en 1963 par exemple. Dans d’autres instances, la nationalisation peut résulter de la simple création, par l’État, d’une entreprise qui serait sous son contrôle exclusif, l’exemple de Petro-Canada (avant sa privatisation par étapes) venant à l’esprit. Si les deux entreprises que nous venons de mentionner ont certes indéniablement bénéficié, à un point de leur histoire, d’avantages redoublés par un processus très efficace de nationalisation symbolique, ce dernier phénomène peut exister indépendamment de l’étatisation, la précéder ou lui succéder. Plus encore, la nationalisation symbolique peut très bien se produire et évoluer, plus ou moins spontanément, sans qu’il y ait un processus de nationalisation étatique, et que les entreprises exploitant les ressources (entre autres énergétiques) aient le choix entre, d’une part, ignorer ce processus, ce qui a ses conséquences, ou tout simplement se l’annexer, d’où découle une série de bénéfices à ne pas faire abstraction. Dans le cas de l’ignorance du processus, qui n’est jamais d’ailleurs aussi totale que les entreprises veulent bien l’admettre, la nationalisation symbolique peut se manifester comme contre-discours sous forme d’une assertion se voulant centrale, comme le pivot d’un discours conjoncturel dont le caractère assertif (jusqu’à devenir souvent véhément) peut donner la mesure de sa valeur fétiche.

Les termes d’une nationalisation, étatique ou symbolique, s’expriment par les mêmes traits en les spécifiant, en leur donnant un contour plus définitif, en précisant des objectifs qui peuvent cependant s’opposer. L’entreprise ou l’industrie dont se saisit le processus de nationalisation symbolique se voit mise en rapport avec des données référentielles précises. Parmi ces traits activés par un processus de nationalisation, réel ou relevant de l’imaginaire, nous énumérerons les suivants : une territorialisation, un récit collectif, un identitaire, un historique, une naturalisation, une appropriation et un objectif, le tout souvent servi par des énoncés sous forme de slogans, de mots d’ordre, de rappels, et d’iconographie4. Ainsi est instaurée une légitimation, pour conforter une possession et les droits s’y rattachant. On s’arrêtera donc un peu longuement sur chacune de ces composantes pour mieux décrypter le phénomène, pourtant fréquent, mais sur lequel les analystes des procédés de nationalisation se sont peu arrêtés tout en les utilisant systématiquement, tant ils semblaient relever de l’évidence, évidence qui recèle pourtant bien des calculs impensés rarement mis à jour.

Territorialisation

Nous commencerons notre analyse en émettant une lapalissade dont on n’a pourtant pas toujours tiré l’ensemble et la logique des conséquences réflexives qu’elle imposait : toute présence de ressources naturelles et énergétiques sur un territoire donné impose justement sa territorialisation. De cette territorialisation, on l’a vu, découle toute une série de discours dont le moins négligeable n’est certes pas le discours identitaire tel qu’on a pu le circonscrire en Alberta et au Québec, qui se posent comme les sociétés canadiennes les plus « distinctes » en ce qui concerne leur rapport à l’énergie et à son exploitation.

Du « blue-eyed sheik » à « L’Hydroquébécois5 », ces termes nominaux portent en eux deux récits différents mais parallèles de l’Albertain et du Québécois dans leur rapport à leurs ressources énergétiques respectives : sous l’aridité apparente et la toundra marécageuse se cachait le pétrole salvateur et source de pouvoir. La terre de Caïn du Nord québécois était sillonnée de rivières puissantes qui allaient éclairer l’Est de l’Amérique. Dans les deux cas, la présence de ressources énergétiques était saisie comme la marque d’une géodestinée compensatrice à une situation socio-économique initialement perçue comme défavorable, à la fois cause et résultat de la perception de ces deux entités provinciales comme objet plutôt que sujet de la part du gouvernement central. Le nouveau rapport au territoire découlant du développement de leurs ressources et les avantages qu’en purent tirer les deux juridictions furent certainement à des degrés divers les facteurs majeurs qui contribuèrent à considérablement modifier, sinon renverser, les termes de ces rapports de sujétion.

Mais si la reformulation des paradigmes identitaires associés aux Québécois et aux Albertains6 ont beaucoup en commun, dans la perception et dans la représentation de l’étant collectif comme dans la perception du territoire, il faut cependant prendre note des divergences qui marquent la politisation du discours rendant compte de l’énergie dans les deux États. Car, comme le soulignent Houtart et Lemercinier, « L’énergie n’est […] pas neutre : elle n’est pas seulement matérielle, elle est aussi sociale, parce que douée de sens pour les acteurs sociaux, ce qui apparaît quand les logiques socioculturelles qui sous-tendent la pensée sont confrontées avec des discours concrets7. »

Et qui dit social en arrive immédiatement à considérer l’inévitable saisie du phénomène par le discours politique, souvent le média obligé de la nationalisation symbolique. De fait, le politique est presque toujours le premier à rendre compte devant une communauté donnée de la présence de ressources énergétiques, quel que soit l’objectif réel de ces politisations. Ces « comptes-rendus » bien sûr ne sont jamais neutres ni objectifs, et ne sauraient l’être; le rapport à l’énergie sous ses formes plus concrètes, ne serait-ce que sa transformation, sa mise en marché et son utilisation, n’est pas le fait du seul individu et doivent être saisis par des acteurs différents que le discours politique essaie en quelque sorte de reconfigurer selon une direction particulière. C’est ainsi que les entités politiques, par leurs discours d’abord, et subséquemment par des actions plus ou moins concertées, modélisent le rapport d’abord symbolique et ensuite plus ou moins direct à l’énergie, du moins sous sa forme de produit de masse. Car la territorialisation est en premier lieu le fait du politique qui s’impose comme l’instance d’autorité énonçant les délimitations géographiques. Par là, nous entendons que, dans les cas qui nous occupent, l’eau et le pétrole se sont trouvés précisément en Alberta et au Québec, et non pas ailleurs, et que cette première donnée a des conséquences immédiates dans le rapport d’appropriation de ces ressources. Mais cette territorialisation évoquant le récit de cette délimitation en appelle également au juridique et au constitutionnel.

Il est vrai ici qu’entre « The resources of Alberta are owned by Albertans » de Peter Lougheed et le « Hydro-Québec, c’est à nous autres » se déploient toutes les ambivalences de la matérialité même de l’Énergie. Possède-t-on plus étroitement la ressource brute, directe, inhérente au sol même, comme le pétrole conventionnel, ou la ressource dont la valeur ne peut se mesurer qu’au prix d’une transformation complexe et coûteuse, à la fin de laquelle la matière de point d’arrivée a des liens de plus en plus ténus avec le point de départ ? Que l’on compare ainsi les camions géants transportant les matières bitumineuses au contenant d’essence raffinée mêlée d’éthanol vendue dans les stations-service, ou les rapides de la Manicouagan manifestés sous la forme des kilowatts-heures assurant l’éclairage de la Nouvelle-Angleterre. C’est justement dans la faille de plus en plus large créée par cette distance que prend place la nécessité des discours de l’énergie et sur elle, dont, on le conçoit, la revendication de propriété n’est pas le moindre.

Il faut cependant noter que la situation pragmatique de l’État albertain vis-à-vis de sa principale ressource énergétique doit être modalisée par Peter Lougheed lui-même lorsqu’il spécifie : « Most of the oil and natural gas produced here is owned by the people of Alberta. We have developed a good system in which the government leases exploration and development rights to those privately owned companies making the highest bid at periodic land sales8. » Ce qui veut dire que, si l’Alberta est légalement et techniquement propriétaire de son pétrole, elle n’en dépend pas moins d’une tierce partie, relevant précisément du secteur privé, pour en assurer l’extraction, le traitement, la transportation et la mise en marché. Et c’est précisément dans cet interstice, qui va s’élargissant au gré des décisions de gestion des multinationales assurant l’ensemble de l’exploitation des ressources, que se placent le terme « énergie » et sa charge sémantique multiple dont la signification globale est si fondamentale pour la destinée de l’Alberta.

L’énergie issue du pétrole, ce qui concerne encore plus le cas singulier des sables bitumineux, ne s’affirme comme telle qu’après de complexes manutentions et interventions, qui échappent, et de beaucoup, au contrôle du propriétaire initial. Pour parodier Baudelaire, si l’Alberta possède la boue, elle n’en aboutit pas moins à voir les trois quarts de l’or, c’est-à-dire les profits, lui échapper à l’avantage des multinationales qui se sont installées sur son territoire. Il convient cependant de préciser que cette « perte » de la ressource est autorisée au terme d’une entente légale entre le propriétaire et le locataire du territoire et fait l’objet direct d’une législation, sur laquelle le citoyen ordinaire n’a que l’influence que lui permet son statut intermittent d’électeur. Que le système de redevances puisse paraître déséquilibré relève d’une rhétorique de dénonciation et de légitimation entre antagonistes, que l’on examinera plus loin. Mais la question de la propriété de la ressource reste centrale à une argumentation plus globale du rapport que la communauté affiche à l’égard de ce qui lui a apporté la richesse, nonobstant l’intervention du capital privé.

La territorialisation et le récit partiel qu’elle sous-tend restent donc des préceptes inhérents qui signalent le désir d’une forme ou d’une autre de nationalisation symbolique. Mais indépendamment de sa confirmation juridique, dont il ne faut pas réduire l’importance, la territorialisation est établie par une série d’énoncés pragmatiques qui circulent dans le discours social, souvent relayé par les médias qui en proposent les formules cryptiques. Pour les besoins de l’analyse, nous en isolerons une parmi d’autres qui a valeur de rappel fondamental sur le statut des ressources énergétiques exploitées en Alberta. Nous l’avons retenue en raison de sa représentativité en termes non seulement de territorialisation, dont il faut se rappeler qu’on ne peut l’isoler du processus, mais parce que la formule inclut à peu près toutes les composantes relatives au phénomène de nationalisation symbolique que nous avons énumérés plus haut : territorialisation, récit identitaire, historicité, naturalisation, appropriation et désignation d’objectif. Elle est tirée d’une chronique régulière du Calgary Herald présentée comme une réflexion établie au sujet de la Commission albertaine de revue des redevances des ressources pétrolières, et des réponses que cette commission suscitait de la part du public et de l’industrie. L’auteur en était le chroniqueur d’affaires publiques Les Brost et le titre de l’article « Is our loyalty being abused9 ? »

On y lisait, en conclusion de l’article une profession véhémente de possession des ressources naturelles par le peuple albertain prenant valeur de terme fétiche du discours de la province sur l’énergie. Cet énoncé peut s’analyser, partiellement du moins, sur le modèle que Marc Angenot a proposé pour la déconstruction de la sloganistique socialiste10, où chaque terme a son poids connotatif et dénotatif convoquant un ensemble représentatif éloquent sur la façon dont s’appréhende cet objet complexe et problématique que recouvre le terme « richesses naturelles ». L’énoncé programmatique du chroniqueur Brost présentant une décontextualisation plus opératoire pour le propos d’une analyse discursive, nous prendrons à la lettre sa formulation comme la plus manifeste de l’assertion de propriété des ressources pétrolières. « The people of Alberta own its natural resources. It is an article of faith for us. »

« The people » : identitaire

Il y a assurément des risques de traduction approximative pour fin d’analyse lexicale, de passer de l’anglais au français, mais les significations restent assez semblables dans leur désignation pour que l’on tente ici l’expérience d’une telle analyse. Le terme « people », d’ailleurs réitéré par Peter Lougheed, renvoie d’abord à une globalité relativement imprécise qui, dans un double mouvement, inclut sans distinguer. Cet appel au destinataire et cette convocation à sa nomination jouent d’abord sur l’effacement des particularités de statut social, légal ou économique, qui permet une ouverture maximale à la désignation identitaire en dépit des histoires individuelles. Plus paradoxalement, dans le contexte de la société albertaine où le discours général manifeste invariablement sa grande méfiance, voire sa répulsion à l’endroit de tout ce qui pourrait rappeler un mot d’ordre à saveur même lointaine de « socialisme », l’utilisation du terme « people », dans son désir de non-distinction signale aussi un égalitarisme de bon aloi, généralisant le statut de propriétaire à tous, sans qu’il y ait de possesseur dominant ou de possesseur ayant des droits moindres. S’il y a gommage des différences individuelles dans le rapport réel à la propriété, il y a aussi logiquement renvoi euphorique à chaque individualité qui, par ressac, est conviée à la jouissance sans entrave de l’objet possédé. Le droit de propriété de chacun est aussi égal que celui de l’autre, ce qui permet le retour initial à l’impression d’une grande communauté d’intérêts des propriétaires, où tous doivent avoir partie liée avec ce qui découle de ce statut où, pour l’instant, seule la version « jouissive » est appelée à l’attention de l’individu participant du « people ». Dans cette lignée des avantages rattachés à l’emploi du terme « people », on se doit de souligner l’occultation de l’intermédiaire qui exerce la législation assurant et assumant la propriété, ce qui a aussi ses conséquences dans l’entendement instinctif activé par le rappel au « people ». Si, dans un premier temps, tous les individus sont inclus sans discrimination apparente dans le statut de propriétaire, cette inclusion évoque tout autant un accès direct à la propriété par l’élision du législateur que serait, par exemple, le gouvernement. Ici, plus encore que le propos égalitaire, est proposée une immédiateté avec la ressource. Ainsi est effectivement annulé cet espace dont nous parlions tout à l’heure, espace qui doit tenir compte de la réalité des différents intervenants assurant la rentabilité réelle de la ressource et sa transformation en capital, ce qui rend compte de la problématisation et de la complexité des discours contemporains liés aux questions énergétiques. En fait de problématisation et de complexité, l’impression d’une gérance sans entrave des ressources, bien entendu complètement utopique, doit être aussi mise au rang des conséquences intéressantes du choix somme toute bien pesé du terme « people ».

« The people of Alberta » : un récit

Une telle désignation paraît au premier abord sans équivoque et ne semble pas offrir de possibilité de remise en question. Mais on verra que les besoins de sa clarification soulèvent, toutes proportions gardées, les mêmes résistances et accommodations que le terme « Québécois » a fait surgir (et continue à le faire) au Canada comme à l’intérieur du Québec même.

Dans nos travaux précédents relatifs à la nationalisation d’Hydro-Québec11, force nous a été de nous interroger sur le plein sens du slogan le plus populaire de l’entreprise, lancé en 1973 : « Nous sommes Hydroquébécois », et de reconsidérer, dans le contexte de l’époque, la signification exacte du terme comme les conséquences idéologiques d’une telle acception. L’heure est venue ici d’appliquer une perspective semblable au syntagme « the people of Alberta », car une saisie critique du discours identitaire rattaché à la possession des ressources naturelles reste fondamentale aux problématiques discursives de l’énergie.

À ce point, il importe de décortiquer plus avant les paradoxes et les contradictions rattachées à l’évolution de ce que l’on désignera comme « the people of Alberta ». Pour mieux faire ressortir ces paradoxes, le modèle québécois garde par ailleurs toute sa pertinence, lorsqu’on considère entre autres le passage historique d’une identité ethnique à une identité civique pour constituer « le peuple québécois ». Plus encore, la déclaration du premier ministre Stephen Harper, en 2007, affirmant que le Québec constituait une « nation », a ravivé les discussions au sujet de ce que recouvrait exactement cette appellation, le gouvernement canadien semblant privilégier une référence ethnique alors que le gouvernement québécois se jugeait floué d’une désignation civique, ce qui aurait bien entendu conféré un tout autre poids au terme « nation ».

C’est ainsi que des questions d’ordre semblable ne peuvent manquer de surgir lorsqu’on considère de plus près l’expression « people of Alberta », plus particulièrement dans le contexte du second boom pétrolier de 2005–08.

Comme il l’a été illustré dans le premier chapitre de cet ouvrage, il a été possible d’isoler un discours identitaire cohérent et hégémonique en regard de l’affluence pétrolière des années soixante-dix, discours qu’il est certes possible de reconduire. Cependant, la formation du « peuple albertain » du début du vingt et unième siècle doit tenir compte de fractures et de modifications, ne serait-ce qu’en raison de l’important afflux d’immigrants, d’autres provinces canadiennes comme d’autres pays, qu’a occasionné justement le second boom de 2005. En ce sens, au moment où sont écrites ces lignes, il faut bien constater que le tissu urbain albertain, comme la masse des travailleurs de l’industrie pétrolière, comporte une part non négligeable de relativement nouveaux venus accourus eux aussi pour tirer avantage de l’essor économique de la province12. La fréquente comparaison de la situation albertaine avec la ruée vers l’or du Klondike porte en elle aussi cette admission de la présence, parfois dominante, du « boomer » venu prendre sa part du pactole par opposition au « sticker13 », résident albertain depuis toujours ayant affronté avec la province les aléas de sa fortune. En fait, toute conception contemporaine du « peuple albertain » doit tenir compte de cette double composition, distinguant des groupes démographiques dont les motivations diffèrent quelque peu14. Sans que l’on puisse proprement parler d’intérêts nettement polarisés entre ces entités, l’une que l’on pourrait qualifier de « souche » et l’autre d’arrivée plus récente et déterminée à tirer profit de la situation économique albertaine, il n’empêche que cette double composition a une indéniable influence sur la perception des affaires publiques, dont la relation à l’industrie pétrolière n’est pas la moindre. D’un côté, le groupe le plus ancien, qui a historiquement adhéré à une construction identitaire albertaine, toujours partiellement redevable à l’esprit de la Frontière selon le mythe ainsi articulé par la politologue Doreen Barrie :

The Alberta Story tells a flattering tale about a population that is proud, self-reliant and individualistic, and a government that caters to these qualities. The great disparity between the discourse and the reality is overlooked because the province’s affluence has not required the people to exercise these independent characteristics15.

Tout en dénonçant le mythe du récit identitaire frontalier, Barrie effleure également l’autre facteur qui pointe vers la face négative de l’affluence. Cette facette est constituée par la prédominance du profit rapide, qui fait davantage perdre de vue non seulement le cadre mythique rationalisant l’aporie identitaire, mais la concordance des intérêts illustrant un sens de la communauté.

L’autre groupe (ce qu’il est tentant d’appeler, à l’instar de Jocelyn Létourneau pour le Québec, la « deuxième Alberta »), est soucieux de tirer un bon parti économique au sein de l’opulence albertaine elle-même modulée par la prescience de son caractère vraisemblablement passager. Par ailleurs, ce groupe démographique ne peut que difficilement nourrir, au sein de l’immédiateté de ses priorités comme le logement, les soins médicaux, l’intégration difficile à une infrastructure insuffisante et le désir, souvent à peine déguisé, de repartir16, un souci du long terme et un sentiment de participation à des intérêts historiques. Et, ce, plus particulièrement lorsqu’il s’agit, dans le cas qui nous occupe, de revoir des redevances versées par l’industrie à l’État, si cela implique d’indisposer l’employeur le plus important de la province. Ce dernier d’ailleurs ne s’y trompe pas lorsque, devant la menace d’une révision de ces redevances, il brandit le spectre d’une récession dont les Albertains seraient les imminentes victimes.

Alberta’s prosperity is dependent on investment and reinvestment and we are seeing investment capital migrating elsewhere17.

Lower production at a time of rising demand within Alberta for the cleaner burning fuel could lead to price spikes […] further eroding the province’s economic advantage18.

Au terme de ces explications, dont on mesure la nécessité, on peut comprendre pourquoi l’appel, ou plutôt la référence au peuple de l’Alberta faite par le chroniqueur du Calgary Herald, doit être scrutée plus attentivement. La réalité des deux sociétés albertaines, l’une historique et l’autre circonstancielle, si elle est rarement explicitée dans les médias, n’en est pas moins tangible, et se mesurerait hypothétiquement à l’aune d’un électorat scindé en deux orientations distinctes, ce qui serait une explication partielle du taux faible de participation électorale traditionnelle de l’Alberta. D’autre part, il faut aussi préciser que l’auteur de la chronique, Les Brost, se définit lui-même comme « a proud old prairie dog with deep roots in Southern Alberta », donc comme appartenant à ce que nous avons nommé plus haut la société historique albertaine. Du fait de cet éthos particulier, son appel au peuple albertain renvoie certes à une conception historique de la société sous-tendue par les traits mythiques de la Frontière, en ignorant la société circonstancielle, sans toutefois l’exclure. Plutôt, le chroniqueur l’englobe également dans ce récit culturel et lui confère une convergence d’intérêt avec le groupe traditionnel, convergence certes illusoire, mais susceptible de donner lieu à cet élan capable de sensibiliser et de mobiliser le collectif. Plus encore, cette convergence obtenue par la nomination « peuple albertain » joue sur le facteur psychologique de la promotion identitaire obtenue à peu de frais en conférant une dénomination dotée d’un historique qui fait l’économie de sa définition (qui est Albertain ?) au groupe circonstanciel lequel trouve le bénéfice d’une appellation non problématique en ce qu’elle ne suscite pas dans l’immédiat, à l’instar du terme « Québécois », à un travail de nomination et de spécifications inspirant des résistances et des mises en demeure. Néanmoins, on peut à ce stade observer une fois encore comment les questions énergétiques obligent à un passage identitaire qui escamote les réalités inhérentes à une société aussi hétérogène que le « peuple albertain » tout en lui donnant à la fois l’illusion et le bénéfice d’une homogénéité supposant à son tour une harmonie d’intérêts tout comme une uniformité de réactions. À cet égard, la nationalisation symbolique joue sur cette instrumentation du récit identitaire comme facteur d’élision des différences et produit un effet d’unité dans l’assertion d’appropriation qui monte encore d’un cran l’élimination des problématisations.

« The people of Alberta own » : appropriation

Celui qui possède des sources d’énergie ou des technologies d’utilisation, détient un pouvoir sur celui qui n’en possède pas, puisqu’il peut dicter les conditions de son accès aux ressources19.

—François Houtart

That means the return to the people of Alberta, who own the resource and a lot of people in this town have a hard time with the word “ownership.” But the ownership is with the people of Alberta20.

—Peter Lougheed

À la promotion identitaire s’ajoute du même coup l’avancement par la propriété, aussi précaires soient les droits réels d’exercice de la jouissance sans entrave des ressources. Nous touchons ici à un des points essentiels relatifs à la nationalisation symbolique et faisant partie inhérente des discours sur l’énergie : la possession de la ressource et la forme de contrôle subséquent de son exploitation et de sa mise en marché.

On a noté que la territorialisation des ressources énergétiques est un aspect fondamental de leur circulation dans les discours : cette territorialisation ancre en quelque sorte la matérialité de la ressource, favorise une fusion identitaire associée issue de mythes et de récits explicatifs, et fonctionne dans beaucoup de cas comme une figure de compensation exprimant le renversement du topoï religieux du type « les premiers seront les derniers ». Ce fut le cas indéniable des ressources hydroélectriques du Québec, et la fonction essentielle de la territorialisation du pétrole se manifeste de façon similaire pour l’Alberta. Nous avons précédemment indiqué que la présence d’une ressource énergétique (tout particulièrement sous ses formes les plus visibles ou les plus brutes) ne semblant pas impliquer, au premier abord, d’intervention maximale pour en assurer l’utilisation, reste très souvent perçue comme une aubaine d’abord insoupçonnée, un bonus tardif qui vient en quelque sorte racheter les tribulations historiques du groupe identitaire. Ainsi est transformé un mauvais lot initial en fortune inespérée, mais en fin de compte « méritée » puisque les adversités précédentes devaient trouver une légitimité rétrospective, ce qui, une fois de plus, constitue l’essence de ce « syndrome de la terre de Caïn ». Comme nous l’avons illustré auparavant, les précédentes injustices subies aux mains d’un « Autre » dominant perdent de leur gratuité insoutenable et trouvent leur revanche en punissant à son tour l’Autre, le non-possédant de ses ressources. Vues sous cet angle du rétablissement d’une justice historique, des formes privilégiées des discours sur l’énergie peuvent facilement prendre une tournure messianique et s’inscrire véritablement comme cette géodestinée qui a choisi ses bénéficiaires d’autant plus méritants qu’ils ont été auparavant « aliénés » (Alberta) ou « humiliés » (Québec). L’Énergie prend alors la figure de la Justice et vient rétablir les balances en mettant l’ancien dominant et dans son tort et dans le manque.

C’est pourquoi la territorialisation de l’Énergie est fondamentale pour empêcher, sur ce plan de l’imaginaire, la dérive spatiale de la Justice en d’autres lieux, hors du contrôle du propriétaire initial, autres lieux où elle risquerait en tant que Destin de redresser à son tour des torts et d’instaurer une nouvelle situation où le Sujet initialement propriétaire se retrouverait à la merci de l’Autre subitement doté de pouvoirs. C’est dans cet esprit messianique que peuvent se comprendre, au-delà des réalités politiques canadiennes, les conflits de longue date entre Québec et Terre-Neuve au sujet les frontières du Labrador, les mêmes conflits entre Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse au sujet des gisements souterrains de pétrole dans l’Atlantique, comme la désignation de la Saskatchewan comme bientôt promue au rang de puissance énergétique en raison de ses vastes gisements d’uranium.

La possession découle logiquement de la territorialisation puisque, après que le territoire ait été nommé, donc distingué par rapport à d’autres, il faut maintenant procéder à l’ancrage supplémentaire de la ressource par l’appropriation en limitant non seulement les mouvements du Destin, mais en restreignant son accès à un nombre limité de bénéficiaires, désignés ainsi du fait premier de l’élection de leur territoire. Plus qu’une restriction, la propriété enclot la ressource, referme sur elle les mains du bénéficiaire qui exclut dès lors les autres aspirants à la jouissance de la ressource. Il y a, dans l’assertion de propriété, double confirmation : confirmation de l’identité de la ressource à celle du territoire et avec celle de ses bénéficiaires, et confirmation du droit non modifiable dans son fondement à exclure d’autres bénéficiaires éventuels.

Mais plus encore, en se nommant et en évoquant ses privilèges, « posséder » soulève aussi l’obligation concomitante de veiller à ce que l’exercice de ce privilège soit aussi activé dans les devoirs qui lui sont rattachés. Et c’est sans doute sur ce point que l’assertion d’appropriation prend une dimension plus éminemment pragmatique car, par la force de ce qui n’est après tout qu’un rappel, il renvoie soudainement le propriétaire à la vérification de l’exercice de ses droits, vérification qui implique un contexte antagoniste, car une telle assertion de propriété présuppose que ces droits semblent être remis en question par un quelconque élément extérieur. La propriété, c’est l’énonciation de limites, de frontières, ce qui suppose un état latent de déséquilibre où on sent que ces limites n’ont pas été respectées ou sont sur le point de ne pas l’être. Et on peut avancer que c’est le cas pour la plupart des déclarations de propriétés de ressources énergétiques, où le rappel de la jouissance première suppose une menace à son inaliénabilité.

« The people of Alberta own its natural resources » : naturalisation

L’énergie entre donc comme un des éléments du rapport dialectique entre nature et société.

—François Houtart21

Voilà la phrase entière, qui présente un programme global chargé d’implications sur le concept même de natural resources que nous pouvons ici traduire littéralement sans risque de perte de sens. Il va sans dire que l’expression « ressources naturelles » mérite un examen approfondi non seulement quant à la signification du syntagme, mais aussi quant à la relation qu’elle entretient avec les questions relatives à une conception de la nature, des ressources et de l’appropriation. En fait, l’appellation même de « ressources naturelles », tout comme l’utilisation de l’expression, demande une considération minutieuse pour la compréhension du rapport culturel, dans un sens large, aux questions relatives à cet autre terme tout aussi ambigu, « Énergie ».

Dans un premier temps, l’expression « ressources naturelles » soulève les questions de sa dimension antithétique, dans la mesure où l’un des termes s’oppose à l’autre. Nous commencerons par scruter l’adjectif « naturelles » modifiant le premier terme « ressources », lequel à son tour vient contredire l’idée même de nature telle qu’elle a été élaborée et conçue au fil de l’histoire.

Le recours au naturel pour qualifier un objet renvoie d’abord à ce qui est intact et intégral, pur de toute intervention humaine, non anthropisé, dans une ontologie idéale qui échappe à toute historicité. Le naturel ne se légitime ni ne se justifie : il évoque l’idée d’une genèse spontanée surgie sans raison et offerte comme en suspens, d’abord, à la contemplation, pour ensuite être soumise à la préhension elle aussi insoupçonnable. Quoique la nature, ou plutôt la construction de la nature, résulte de plusieurs stratégies discursives, le « naturel », ou plutôt sa fiction, innocente d’une certaine façon le rapport premier que l’on entretiendra avec lui, d’où contamination paradoxale qui explique la facilité historique avec laquelle on l’a transformé en « ressources ».

C’est que l’expression convie à une ontologie fallacieuse mais rassurante dans sa simplicité et dans son caractère de prime abord indiscutable, qui vient alors renforcer le principe de propriété devenu de la sorte inéluctable. En parlant de l’eau productrice d’électricité au Québec, nous avons établi que l’expression conforte la « qualité d’inaltérabilité de ce qui est intrinsèquement lié au territoire : la richesse [être] … présentée […] comme naturelle et donc comme inhérente à ce qui garantit même l’identité du groupe qui pourra affermir sa propriété sur ce sol22. » En ce sens, « ressources naturelles » est en redondance avec le terme « posséder ». La facette « naturelle » des ressources inclut de surcroît leur entendement comme faisant partie du sol même, donc possédant un principe d’immuabilité qui non seulement précède son constat et son inclusion dans un système politico-législatif, mais qui confère à la ressource la même valeur fondamentale que le principe d’une propriété inaliénable.

La « ressource naturelle » (et cela vaut pour les richesses hydrauliques, sous leur forme de cours d’eau importants ou de réservoirs, comme pour le pétrole, en gisements enfouis sous la terre) implique aussi le sentiment évidemment illusoire qu’elle est aussi non transportable ou déplaçable pour que sa massivité même garantisse son lien inextricable avec le territoire, caution de la propriété sans entrave. On nous objectera que toute « richesse naturelle » doit être modifiée et transportée pour sa pleine exploitation, comme c’est certainement le cas pour le pétrole et l’hydroélectricité. Radicalement on doit faire disparaître la ressource pour en tirer effectivement profit, sa transformation en valeur et en monnaie impliquant bien sûr une ultime déterritorialisation. D’autre part, le caractère non renouvelable de la plupart des « richesses naturelles » s’inscrit bien sûr comme le drame nécessaire inhérent au statut de la ressource. On ne peut cependant nier qu’elle est aussi, à un niveau plus symbolique, une conséquence baroque de l’imaginaire particulier et non rationnel qui est rattaché à cette conceptualisation de la ressource comme « naturelle », comme abondance première, comme récompense de la territorialisation : une offrande dont l’apparent caractère de gratuité est d’autant plus réjouissant. Dans l’esprit de la Frontière et dans la perspective du syndrome inversé de la terre de Caïn, ce sens de l’aubaine peut être ainsi commenté par l’historien albertain George Colpitts, dans le contexte plus précis des premières vagues d’immigration vers les provinces de l’Ouest au début du vingtième siècle :

Western abundance was characterized as not simply a lot of resources existing in the North West Territories. The concept was more closely tied to vitalism: a stream of abundance apparently ran deep and quiet in western soil, in forests and rivers, and therefore, resources were superabundant, constantly giving more wealth to the newcomer23. (nous soulignons)

On n’insistera jamais assez sur cette association notionnelle initiale, qui marque la plupart des stratégies discursives reliées aux représentations des ressources énergétiques, du moins au Canada : le couplage nature/gratuité, d’où découle le fantasme d’une présence inerte et offerte sans manipulation ni effort visible, et surtout sans coût et sans conséquence, c’est-à-dire sans ce que les économistes désignent par l’expression consentement à payer. De la sorte, la « ressource naturelle » est symboliquement perçue jusqu’au bout comme intouchée et fidèle à sa nature, c’est le cas de le dire.

C’est en ce sens d’un choix de dénomination construisant l’utopie d’une pureté initiale comme partie intégrante d’un territoire délimité dans la distinction identitaire qu’il faut mesurer l’enthousiasme à proclamer la propriété d’une « ressource naturelle » brute, idéalité ne pouvant faire l’objet d’aucune intervention. C’est en ce sens également que l’emploi du terme « naturel » est aussi rattaché à l’idée d’un patrimoine non seulement inaliénable, mais aussi que l’on doit pouvoir léguer intact à une descendance24 : si ce discours patrimonial reste en état de latence, il effleure cependant toujours l’imaginaire. Si l’on garde à l’esprit que tout processus identitaire vise à la naturalisation de ce qui n’est qu’une construction culturelle établie au gré des mythes et des représentations historiographiques, on doit certes étendre cette remarque au processus par lequel est présentée au groupe identitaire une perception des ressources qualifiées de « naturelles ». La « ressource naturelle » ne relève donc pas initialement d’une manifestation effective de la « nature », mais gomme le fait que son statut de propriété enviable ne peut être tel qu’en transformant la ressource précisément jusqu’à sa dénaturalisation par la technologie. Et plus encore qu’un gommage, dans une telle expression s’inscrit le désir effectif d’une occultation de ce processus de dénaturalisation, processus qui implique justement non seulement sa « perte » comme nature, mais sa perte comme propriété fondamentale à la suite d’une intervention extérieure d’où résulte aussi sa « perte » comme valeur d’échange. Déplacement, mise en valeur, transformation et mise en marché de la ressource, tous processus qui séparent plus ou moins progressivement la « ressource naturelle » de sa territorialisation première, quelle que soit la compensation économique subséquente.

En définitive, cette assertion de possession des « ressources naturelles », outre l’imaginaire qu’elle fait ressurgir au bénéfice du collectif à qui on rappelle ses privilèges, constitue une déclaration dont la puissance solennelle cristallise les traits que prend la nationalisation symbolique du pétrole albertain. Elle est ainsi constituée par un inextricable amalgame entre territoire, récit identitaire, destinée naturalisée et protection contre l’Autre, comme elle est aussi un contre-discours à opposer à une force dominante. Or, c’est parce que la conjoncture paraît contester une telle affirmation que cette déclaration de nationalisation symbolique est posée avec tant d’emphase comme pour circonvenir le réel, à savoir que les discours dominants sont le fait des multinationales exploitant les ressources pétrolières selon un régime de redevances qui ne semblent plus favoriser les Albertains. Et c’est précisément cette fonction d’écran qui ressort de l’impensé dans le dernier syntagme de l’affirmation de Brost.

« An article of faith »

Voici qui vient donner rétrospectivement à l’affirmation triomphante de territorialisation, d’appropriation et de naturalisation une tout autre portée, qui est effectivement non seulement la prise de conscience de sa valeur de « croyance », mais aussi de son opposition aux manifestations du réel.

On a pu comprendre l’assertion si délibérément définitive : « The people of Alberta own its natural resources » comme l’expression de la relation sans équivoque du collectif albertain face à ses ressources énergétiques, dont elle constitue l’argument fondamental. Mais la considérer du même souffle comme un « acte de foi » l’installe dans un espace où elle devient subitement transformée, non plus en certitude, mais en croyance littérale, relevant maintenant du dogme soudainement mis en doute. Elle prend alors valeur de déclaration fétiche de la doxa commune albertaine que l’on doit maintenant entendre comme idéologie, aussi galvaudé soit ce terme par les médias provinciaux pour qui, il va sans dire, « l’idéologie, c’est les autres ». Un lecteur moins passionné que le destinataire de la chronique de Brost pourrait reconnaître effectivement cette expression comme centrale au système doxique qui rend compte du rapport de l’Alberta à ses ressources, donc comme relevant du système de croyance propre aux Albertains dans ce domaine. Mais que l’énonciateur lui-même, assumant l’identitaire dicté par le récit mythique albertain, prenne conscience du statut précisément doxique de l’affirmation, puisqu’il s’agit d’y croire désigne sans conteste la réalisation indignée d’un écart entre désir et réel. Le titre de la chronique est par ailleurs : « Is our loyalty being abused ? », exprimant effectivement non seulement une non-concordance entre croyance et résultat, mais la prescience d’une duperie collective qu’il convient d’examiner dans la perspective de la nationalisation symbolique comme dans les termes d’un désenchantement dont nous croyons qu’il est aussi un ressort final du processus de cette nationalisation idéalisée.

Nous avons établi dans d’autres travaux les corollaires de la nationalisation symbolique des ressources énergétiques25, dans une situation pragmatique toutefois un peu différente, qui était le cas particulier d’Hydro-Québec, compagnie effectivement nationalisée par décret gouvernemental et dont la nationalisation statutaire était elle aussi assumée comme le pivot de base de toute représentation de l’entreprise.

Mais la situation était quelque peu différente en ce que cette dernière, par le biais de discours promotionnels, était l’énonciatrice directe d’une nationalisation symbolique de facto, dont elle pouvait tirer des bénéfices précis dans des situations singulières de conflits ou de polémiques. Il convient alors de revoir ces premiers corollaires dont la description schématique demandait de plus amples réflexions : le contexte de l’appropriation et de l’exploitation des richesses pétrolières de l’Alberta offre sans contredit l’occasion d’approfondir les retombées de la nationalisation symbolique et de mieux sonder la nature de ses conséquences dans la situation plus complexe présentée par la question d’une revue des redevances pétrolières.

Corollaires et emploi de la nationalisation symbolique

Les conséquences de la nationalisation symbolique s’expriment en termes de bénéfices dont la nature varie selon l’énonciateur qui réfère au processus, encore que le concept même ne soit pas précisément inscrit sous cette forme dans l’esprit de celui qui y a recours. Ces énonciateurs potentiels peuvent être des journalistes, des chroniqueurs tel notre auteur Les Brost, des hommes politiques, dont Peter Lougheed restait le porte-parole exemplaire dans le contexte albertain, des citoyens ordinaires signant les lettres à l’éditeur des quotidiens, intervenant spontanément sur la place publique. L’industrie, elle-même, peut avoir recours au processus, qu’elle soit nationalisée, comme le fut Petro-Canada, ou encore relevant du capital privé, ce qui est le cas de tout le secteur pétrolier albertain au moment où sont écrites ces lignes, du moins en ce qui a trait aux compagnies canadiennes et américaines.

Pour ce qui est de l’ensemble des recours classiques du processus, nous énumérerons les conséquences suivantes, immédiatement détectables dans le cas précis de la formule de Les Brost.

Projection identitaire : Une formulation telle que « The people of Alberta own its natural resources », outre l’efficacité de son assertivité, crée, on l’a vu, une impression de consensus identitaire. Est désignée ici une communauté d’identité qui, si elle ne résiste guère à l’analyse démographique et sociale, n’en inscrit pas moins une plénitude immédiate dans une nominalisation à laquelle il est difficile de vouloir se soustraire, comme énonciataire. Pour le lecteur ou pour les citoyens se sentant éminemment concernés par ce qui touche à l’industrie pétrolière, ce n’est guère ici le moment de poser la question « qu’est-ce qu’un Albertain ? ». En formulant un identitaire qui n’offre apparemment pas de prise au questionnement, on met halte aux errements, aux hésitations dans la nature du rapport à l’albertanité, si nous pouvons dire. Ainsi sont évacuées les conjonctures historiques qui viennent moduler le lien d’appartenance non tant soit au lieu, qu’à l’esprit du lieu.

La communauté d’intérêts : Elle découle logiquement de la projection identitaire qui, on l’a remarqué, est aussi une promotion en ce qu’elle est associée à la propriété des ressources naturelles. Non seulement le résident de circonstance est-il avancé au rang d’Albertain historique, mais du même coup, il se voit accéder à la jouissance somme toute vertigineuse des richesses pétrolières. Ses intérêts ainsi redéfinis, puisqu’il a intérêt, au sens propre du terme, à ces richesses et à leurs revenus, sont posés comme étant de la même nature que ceux de l’ensemble des Albertains. Le rapport collectif aux ressources ne souffre plus d’inégalités ou de variation individuelle. Ainsi idéalisé, il devient beaucoup plus facile à traiter et à orienter et favorise une action collective découlant du consensus dont nous avons parlé. Le rapport d’appropriation ainsi posé devient égal et égalitaire, ce qui est en concordance avec la lettre de toute nationalisation.

Le facteur de réassurance : Toute assertion de nationalisation symbolique, en posant un rapport immanent entre un identitaire unifié et la propriété des ressources, se pose à la fois comme rappel d’une donnée présentée comme fondamentale et à un certain degré ahistorique, et comme un argument imparable qui recouvre les évaluations du réel. Car ce sont bien les complexités du réel, sa non-concordance avec l’idéal, que vise la nationalisation symbolique, en ramenant la problématique actuelle concernant les ressources à un alpha et à un oméga qui les effacent, tout en se justifiant lui-même comme ontologie. C’est que l’affirmation de la propriété par le collectif se légitime d’elle-même ou plutôt se passe de légitimation. Ainsi doit être faite—une fois de plus—l’économie d’un débat ou d’une contestation de l’argument de base, qui a cette particularité remarquable de ne pouvoir souffrir l’énoncé de sa forme négative littérale « The people of Alberta do not own its natural resources. » Quoiqu’à un certain point, on puisse soupçonner qu’il en soit ainsi dans le réel, une telle déclaration, quel que soit l’éthos singulier de son énonciateur, pourrait conférer au débat une charge explosive que toutes les parties préfèrent éviter. Or, une des fonctions de la nationalisation symbolique, dépendamment du contexte d’énonciation, est justement de calmer, de conforter les esprits par le rappel d’une donnée fondamentale. La situation est ainsi ramenée à une simplicité initiale qui rassure sur l’issue de la situation ayant justement nécessité l’assertion de nationalisation symbolique, telle précisément la question des redevances pétrolières considérées insuffisantes par les citoyens. Ainsi, la justice naturelle ne peut qu’être faite devant l’évidence de la propriété collective.

Évacuation de la conjoncture : Cette dernière conséquence se rattache immédiatement à la précédente, et là encore, elle peut fonctionner différemment au gré des énonciateurs brandissant la nationalisation symbolique. On a mentionné la dimension ahistorique du concept, dont si les proclamations peuvent être datées de façon solennelle, le processus lui-même flotte généralement dans le vague temporel, voire dans l’immémorial26. Nous faisons ici abstraction des négociations constitutionnelles et des législations fermes, dont paradoxalement la clarté (ou le contraire) les rend moins aptes à imbiber l’imaginaire comme le discours social et à circuler avec fluidité dans les mythes collectifs. La nationalisation symbolique n’a que faire du législatif, de ses complexités, et surtout de leur aspect tractatif qui a dû tenir compte de compromis et d’accommodations. La nationalisation symbolique reste l’expression d’une interprétation très libre du réel qui prévaut à l’exploitation des ressources, comme d’ailleurs une réaction à ce réel. Et c’est justement son effet de sancta simplicitas, illustré par le côté lapidaire de l’énoncé qui séduit en évitant l’explication et la justification. La nationalisation symbolique se pose ainsi comme un absolu non tributaire de l’arbitraire historique, qui est pourtant le facteur le plus important qui préside, entre autres, à la territorialisation des ressources.

Les quatre effets que nous avons identifiés ci-dessus peuvent être modulés au gré des différents contextes d’utilisation du concept qui, dans un sens, « flotte » dans le discours social touchant les ressources naturelles et reste disponible à de multiples variations de ses usages. Ainsi, avant même que ne se forme le contexte de la revue des redevances du pétrole en Alberta, il y a lieu de croire que lorsque Peter Lougheed ou des chroniqueurs tel Les Brost, jouant sur leur albertanité, rappellent aux foules ou aux lecteurs des quotidiens le caractère inéluctable de la propriété des richesses, ils cherchent d’abord à créer cette communauté d’intérêts et ce consensus qui simultanément confère une représentativité à l’énonciateur qui parle ainsi au nom de tous. Le gommage d’une référence historique à l’appropriation, on l’a vu, rend la chose indiscutable et en principe inattaquable, elle devient la vérité même qui ne peut souffrir de remise en question de la part de la faction opposée, sous peine de soulever l’ire de la collectivité et de disqualifier à jamais l’opposant qui oserait se risquer à délibérément ébranler cet acte de foi.

Il est à noter que, dans le contexte d’une revue des redevances pétrolières, aucun porte-parole de l’industrie n’a contesté l’argument de propriété. Comme en fait foi l’analyse du reportage intitulé « Anti-oil rant » (National Post), on évite soigneusement d’y faire allusion, tellement sa déconstruction toucherait au cœur de la croyance fondamentale du collectif au sujet des ressources, et donnerait à tout débat subséquent une imprévisibilité inquiétante et incontrôlable. L’industrie, ayant par ailleurs déjà touché au grand credo collectif de la nationalisation symbolique, risquerait de se retrouver dans une position antagoniste telle qu’elle ne pourrait soutenir le débat. C’est ainsi que, dans la foulée de la revue des redevances, la vice-présidente de Petro-Canada (dont nous rappelons qu’elle est une entreprise ex-nationalisée) se plaignait de la mauvaise image médiatique qui se dessinait de l’industrie au fil de la polémique, illustrant la fragilité déjà établie du secteur privé dans sa représentation auprès du public : « the public believes our industry makes too much money, shares too little and is an environmental laggard27. » Il ne faudrait ajouter à cette liste de doléances que la contestation du principe de propriété pour que l’industrie ne soit plus en mesure de tout simplement communiquer avec le collectif albertain. Et comme la communication demeure un impératif de la représentation, l’industrie privée a la conscience bien nette qu’il lui faut éviter le risque immanquablement associé à toute allusion au tabou de la propriété, ce qui se traduirait alors comme un coup de grâce asséné à toute stratégie argumentative de leur part. C’est bien de la prescience de cette perte de légitimité possible et de ses dangers subséquents dont fait état Pierre Alvarez, directeur de l’Association canadienne des producteurs de pétrole, en réponse au reportage sur la dégradation de l’image publique de l’industrie pétrolière :

There was a time when Canada’s oil and gas industry would have allowed such a comment to go unchallenged. However, a commitment to communicating more with Canadians carries with it the responsibility to take on those presenting unfair and unbalanced views of the industry28.

On voit aisément comment toute négation du principe de propriété aurait un impact dévastateur sur la capacité de l’industrie à tout simplement « communiquer » avec le collectif. Pourtant, c’est cette apparente inaltérabilité de l’assertion de nationalisation symbolique ajoutée à la liste de ses corollaires qui en fait un principe récupérable par l’industrie : devant le caractère incontournable de la nationalisation symbolique, il reste toujours possible au secteur pétrolier privé ou privatisé d’en récupérer le processus et d’en détourner à ses fins les bénéfices, et c’est ce retournement du concept comme doxa commune, passant de la proclamation par la communauté à sa relance par l’industrie, qui forme l’autre volet ambigu du processus.

Dans le cas d’une entreprise déjà étatisée, nous l’avons dit, le processus de nationalisation symbolique va généralement de pair avec la nationalisation juridique, sans qu’il n’y ait nécessairement de coïncidence temporelle. Mais, par l'ajout d'un discours de propagande dont la fonction première est justement de fournir une identité29, de faire converger l’identité de l’entreprise avec celle de l’État et celle du « bénéficiaire-citoyen », on a le résultat appréciable de créer la fiction (crédible) d’une communauté d’intérêts entre ces différentes entités, comme ce fut le cas pour Hydro-Québec, BC Hydro ou Petro-Canada. Ainsi sont amalgamés, aux fins de la représentation politique ou promotionnelle dans le discours social des orientations, des objectifs et des projections qui sont en réalité de natures bien différentes. L’entreprise qui a sciemment recours à la nationalisation symbolique bénéficie de ce fait, à des degrés divers, de ce que nous avons désigné ailleurs comme le bénéfice d’absolution, par lequel les décisions d’une entreprise comme leurs actions sont présentées comme découlant de la volonté du collectif ou subordonnées au bien de la communauté, à qui cette même entreprise a emprunté à long terme ou momentanément son identitaire. Du fait de cette confusion, obtenue à peu de frais par certaines stratégies discursives relativement simples, les succès d’une entreprise peuvent rejaillir sur le collectif, alors que les actions douteuses et les résultats indésirables, nuisibles, voire catastrophiques, peuvent être fortement atténués, en ce qu’ils sont associés à la présence de ce même identitaire qui refuse de se reconnaître dans l’échec ou dans la malfaisance.

La nationalisation réelle

Examinons maintenant le cas plus concret présenté par l’étatisation juridique des ressources, ce que nous appellerons la nationalisation proprement dite, processus par lequel l’État se pose comme l’actionnaire principal, voire unique, de l’entreprise, comme ce fut le cas de Petro-Canada entre 1978 et 1989. Au moment où sont écrites ces lignes, il n’existe plus de société pétrolière nationalisée canadienne en Alberta. Cela n’est pas un hasard, et s’il s’agit d’un choix politique, il découle d’un climat général et d’une inclinaison collective, où, par le biais de discours sociaux variés et d’une rhétorique appropriée, l’idée même de toute nationalisation d’entreprise exploitant les ressources naturelles en Alberta va être réfutée souvent avec véhémence.

Ce sont les termes ici de cette réfutation qui nous intéressent autant par l’éthos qu’ils suggèrent, que par l’écart significatif entre les assertions de nationalisation symbolique et la représentation qui est posée par les médias calgariens de toute conception de nationalisation réelle des ressources naturelles et énergétiques, fossé qui vient consolider la fonction même de la nationalisation symbolique comme fiction compensatoire. Cependant, comme pour l’étude des manifestations discursives de la nationalisation symbolique, il convient de circonscrire un corpus tant soit peu opératoire et représentatif, à l’intérieur duquel il serait possible d’identifier quelques traits argumentaires propres à la réfutation des préceptes de la nationalisation étatique factuelle et légalisée. Ces traits auraient quelque valeur d’exemplarité pour la compréhension de sa mise en forme discursive, quitte à confirmer cette exemplarité par d’autres manifestations conjointes tirées d’autres corpus circonstanciels.

Pour ce faire, nous privilégierons d’abord la réception médiatique calgarienne faite au rapport du professeur québécois Leo-Paul Lauzon sur l’analyse socio-économique des grandes pétrolières mondiales, rapport rendu public en 200730. Au terme de son analyse empirique des impacts socio-économiques des grandes pétrolières mondiales, le professeur Lauzon préconisait le recours à la nationalisation des ressources pétrolières canadiennes, sans toutefois donner trop de détails sur le processus à suivre pour parvenir à cet objectif. Précisons cependant que le rapport lui-même, en dépit de son apparatus statistique, a été rédigé sur un mode hautement doxologique, comme en fait foi le titre « Le taxage continuel de la dictature pétrolière » (nous soulignons). De ce fait, il peut être constitué à son tour comme un discours singulier qui porterait en soi maints traits du genre pamphlétaire31 tels que le définit Angenot, dans la mesure où ses présupposés ne sont pas toujours clairement énoncés, et que ses assertions dessinent très clairement tout un système axiologique qui ne laisse guère de doutes sur ce que l’auteur du rapport pense a fortiori des activités des grandes pétrolières. Mais ce qui nous intéresse davantage, dans l’ordre d’une représentation disons albertaine des préceptes de la nationalisation, ce sont les réponses au rapport en ce qu’elles devraient jeter une lumière significative sur les réflexes idéologiques qu’une telle éventualité suscite au gré de différents éditoriaux parus à Calgary à ce sujet. Et ce d’autant plus que, si le professeur de sciences comptables de l’Université de Québec à Montréal demeurait une figure publique bien connue des Québécois, il restait cependant un commentateur fort obscur dans l’univers pétrolier calgarien, et ne pouvait en rien être considéré comme un expert en matière pétrolière, même au Québec. Ce seul fait, et la dimension proprement pamphlétaire de son rapport qui n’en faisait pas un objet proprement analysable en termes de science véritablement économique, aurait dû lui enlever toute pertinence comme élément de discussion publique dans le milieu des médias calgariens. Ces données rendaient la vive réaction à son rapport plutôt suprenante, donnant ainsi la mesure de l’hypersensibilité générale albertaine à toute allusion à une fort hypothétique nationalisation des ressources pétrolières. Ce qui n’aurait été l’objet que d’un entre-filet interessant dans la presse québécoise, passant peut-être même inaperçu, était transformé en dogme hérétique par les commenteurs calgariens, et traité comme tel. Le rapport de Lauzon, qui n’aurait fait sourciller que peu de monde au Québec, était promu au rang d’évènement discursif à Calgary. Nous retiendrons deux textes symptomatiques à cet effet, « View of oilpatch may be changing » du chroniqueur économique Charles Frank32 et « Call to nationalize oilpatch garners heavy criticism : Quebec prof admirer of Castro, Chavez », reportage de Shaun Polczer33. Alors que Frank répond directement au rapport, Polczer rapporte plutôt les réponses de plusieurs acteurs du milieu calgarien, consultants, chefs d’entreprise et économistes.

Nous considérerons en premier l’éditorial de Frank, d’où nous tirerons quelques extraits significatifs des modes de réfutations utilisés pour invalider la conclusion de Lauzon.

Not that there is an issue when you get right down to the nitty gritty. It’s [la nationalisation] never going to happen. End of story.

In fact, I doubt even our left leaning friends in the federal New Democratic Party would endorse the kind of radical thinking that would see the nationalization of the energy industry, because even they know: (a) rank and file Canadians would never support such an initiative and (b) it would mean the end of the oil and gas industry as we know it—which of course, no government is ever going to let happen […]

Which is why when Lauzon again tried to fan the flames of controversy by arguing that we need to be like Venezuela and other socialist countries when it comes to dealing with energy, instead of a chorus of atta-boys from other eastern Canadians, his ill conceived, politically motivated remarks were met with uncharacteristic silence […]

For starters, the political landscape in Quebec has clearly shifted, as evidenced by the stunning electoral gains made by Mario Dumont’s Action Democratique du Quebec in last month’s provincial election: gains which repudiated the separatist machinations of the Parti Quebecois (at least for now) and underscored the new federalist sentiments sweeping the province […]

More important perhaps, has been the growing awareness of Canada’s new, enhanced role in the global energy universe that has been spreading across the nation.

In fact, the very public, horrific mismanagement of the bounteous oil and gas resources that grace countries like Venezuela and Nigeria has clearly underscored just how lucky we are to have a political/economic system that allows for the orderly development of export and profit from our oil and gas resources […]

But, in light of the response, or we should say, lack thereof, to professor Lauzon’s call for the nationalization of our oil and gas industry, it’s a fair deduction to make—not to mention a moment worth savouring.

Dans son ouvrage Rhétorique de l’anti-socialisme, Marc Angenot a identifié et commenté nombre de stratégies argumentatives propres à certains groupes conservateurs qui y avaient recours pour disqualifier l’ensemble et les détails de l’idéologie socialiste en France au dix-neuvième siècle. Le catalogage de cet « arsenal rhétorique »34, pour reprendre l’expression du théoricien, se pose comme un instrument fort pertinent pour déconstruire l’argumentation qui nous occupe. La réponse de Frank au rapport Lauzon est une réfutation qui, tout en suivant maintes stratégies relevées par Angenot, déploie à son tour tout un ensemble de thèmes propres aux discours circulant autour du pétrole, constituant une constante sans cesse réitérée dans les débats médiatiques albertains. Se dessine alors avec plus de précision l’univers mental des représentations du monde propres à ces groupes en offrant un répertoire toujours prêt à l’application de l’argumentaire pétrolier. Par là s’énumèrent les termes tabous et fétiches, les obsessions, les prophéties, les répulsions, les révérences, les ridicules, les craintes, par la confrontation de diverses axiologies, de topos et de lieux communs qui vont constituer tout cet inventaire dans lequel puiser pour mettre en branle les possibilités polémiques entourant le pétrole.

Réfutations et assurances idéologiques : On le voit, la position de Frank est établie dès le départ par une assertion qui ne saurait souffrir de discussion. De fait, toute possibilité de débat est d’emblée posée comme inutile et malvenue. La référence ici au cœur de la question, le nitty gritty, dont on s’attendrait à ce qu’il soit logiquement la question même de la nationalisation, de sa faisabilité ou de ses conséquences, se révèle en fait comme sa stricte impossibilité non débattue. « Not that there is an issue. » La discussion est morte avant d’avoir été même entamée : elle est l’impossibilité même. « End of story. » Si, bien sûr, ce refus radical de débat est suivi d’un argumentaire qui conforte la prise de position initiale « it’s never going to happen », il indique aussi par l’expression d’une prophétie autoréalisante la certitude de la part de l’énonciateur des bases idéologiques avec lesquelles l’idée même de nationalisation sera reçue, certitude qui fait, bien entendu, l’économie radicale du débat. Ayant ainsi éliminé et l’objet et le débat, il ne restera plus à Frank, en termes d’argumentation, qu’à en fait continuer à éviter de discuter l’objet central de son propos en en assertant l’infaisabilité. Là encore, nul besoin n’est de déployer un appareil de conviction, puisque tout est déjà gagné d’avance : « Rank and file Canadians would never support such an initiative ». Cette dernière supposition relevant solidement de l’opinable et du sophisme de l’appel à la popularité, ou plutôt de la non-popularité, renseigne aussi très clairement sur le destinataire supposé de l’éditorial qui est déjà gagné aux vues de l’auteur. Point n’est donc besoin de polémiquer plus avant.

La peur de l’inconnu : « [N]o government is ever going to let [la nationalisation] happen ». Si on demeure toujours ici dans la prophétie de la non-réalisation, on voit pointer ici une référence éloquente sur la nature des représentations propres à l’univers pétrolier albertain : « it would mean the end of the oil and gas industry as we know it ». Cet argument fait surgir le spectre de l’inconnu, de l’absence de repères qui est, on l’a vu, une obsession fondamentale de la société pétrolière, la condition qui est invariablement présentée comme la source des terreurs les plus irrépressibles. Ici, on est dans le vertige le plus complet, la vulnérabilité la plus absolue : l’univers familier est en dissolution, et tout doit être fait pour éviter que l’on arrive à cette extrémité. Mais remarquablement, on n’évoque pas ce dont serait constitué ce « nouveau connu », aussi menaçant soit-il, que constituerait la nationalisation. On ne saurait envisager la nature de la différence qui est présentée du coup comme trop radicale pour être même conceptualisée; c’est, tout simplement, la fin d’un monde, presque la fin du monde.

Disqualifications par enchaînement et équations : Le procédé de disqualification ici privilégié est celui de la pente fatale induite de l’énoncé d’une série d’équations et d’enchaînements dont le répertoire est toujours immédiatement disponible dans l’arsenal du néo-libéralisme albertain. La première phase consiste à faire surgir la comparaison, ou plutôt à poser l’équation entre la nationalisation du pétrole albertain avec le même processus effectué au Venezuela, lieu mythifié du mal socialiste et preuve absolue et indiscutée de l’échec éthique de toute nationalisation. Il n’y a pas de moyen terme acceptable : par la pente fatale, la nationalisation ne peut que mener au désordre et à la dictature, en passant par ailleurs par la clownerie chavezienne, Hugo Chavez35 étant invariablement posé dans les médias calgariens comme le bouffon dangereux et ubuesque de la dérive du nationalisme. L’équation resserre toujours les termes : la nationalisation est présentée comme un agir socialiste, avec les dystopies qui y sont associées, sans pour autant que ce « socialisme » soit clairement défini et analysé dans un contexte historique. Il suffit d’évoquer le terme comme l’inévitable condition délétère dont la nationalisation ne peut être que le germe à éradiquer. De fait, telles qu’elles circulent dans les argumentations éditoriales contre la nationalisation, les allusions au socialisme, ou les accusations de socialisme, illustrent parfaitement la valeur de mythe du concept tel que précisé par Roland Barthes : « une parole dépolitisée, […] qui abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences36 […] ». Par ailleurs, dans le texte de Frank, l’association avec le Nigeria vient aussi à point nommé pour parfaire la disqualification par l’échec en faisant surgir le spectre terminal de l’anarchie irrémédiable : il est dès lors infiniment plus rassurant de l’opposer au développement domestique de l’exploitation pétrolière albertaine, en présupposant son caractère ordonné et harmonieux (orderly).

Le sophisme du complot : Un autre facteur que d’aucuns pourraient qualifier d’improbable dans une polémique sur la nationalisation du pétrole albertain reste la référence au Québec, que cette fois-ci Frank prend la peine de contextualiser pour rendre compte de l’absence de réactions médiatiques ou publiques au rapport Lauzon : les résultats électoraux de 2007 sont transformés en preuve qui « repudiated the separatist machinations of the Parti Quebecois ». Cette explication soi-disant politisée s’explique encore par l’enchaînement fatal qui non seulement conduit de la social-démocratie au socialisme dictatorial, mais qui aussi illustre le sophisme du complot, dont on a peine à reconstituer la logique linéaire, mais dont l’équation laisse peu de place à l’équivoque. La nationalisation du pétrole suggérerait une conspiration séparatiste québécoise. Ce sophisme ne peut s’expliquer que par l’argument ad hominem utilisé à l’égard de Lauzon, dont les sympathies souverainistes sont bien connues tout comme ses prises de position publiques contre une éventuelle privatisation d’Hydro-Québec. La référence au complot québécois, aussi incongrue puisse-t-elle paraître, nous semble trouver sa logique dans l’effet paradoxal d’une censure signifiante. La nationalisation proprement dite d’Hydro-Québec, fait historique bien connu des Canadiens et dont la proximité constitue plutôt une gêne, car elle se pose comme allant à l’encontre de l’exemple par l’échec cher à l’argumentaire albertain contre la nationalisation. Il est intéressant que dans le débat, ce contre-exemple ne soit jamais mis au jour, mais que la possibilité de son surgissement n’en doit pas être pour autant laissée au hasard. Il faut donc que l’esprit nationalisant soit d’avance associé à un autre spectre cher au folklore politique de l’Ouest et invalidé comme l’habitus inhérent aux « fomentateurs » du Parti québécois. Ainsi est consolidée, selon Frank, la réfutation de l’argument de la nationalisation jouant à la fois surtout sur les lieux communs où s’assoient les sophismes de l’argumentation ad hominem (lieu du tout et des parties, ce qui pouvant se dire du Parti québécois pouvant se dire aussi de l’un de ses tenants, en ce qui a trait au complot), celui de la pente fatale par le lieu des inséparables où on associe nationalisation et socialisme et que dès lors, on ne saurait porter des jugements contraires entre les deux termes : si le socialisme est néfaste, donc, la nationalisation doit l’être aussi nécessairement.

Validation du statu quo : Le reste de l’article de Frank va continuer la réfutation de la possibilité de la nationalisation sur un mode plus implicite, par une alternance entre concessions, constats et assertions qui ont la particularité de détourner appréciablement de l’objet central de la discussion. Ainsi, après l’allusion de rigueur aux lieux démoniques du Venezuela et du Nigeria, présentés comme repoussoirs extrêmes de l’Alberta, comme pôles de perdition dont il faut se garder dans l’absolu, il invite le collectif à louer le régime albertain : « how lucky we are to have a political/economic system that allows for the orderly development of export and profit from our oil and gas resources ». On reconnaîtra ici au moins deux présupposés centraux à cette assertion : d’une part, que le développement des ressources s’effectue sans aspérités dans le bon droit et la justice et littéralement dans un ordre réfléchi, et que d’autre part, cet ordre est le fait d’un gouvernement qui l’autorise, et qui donc, logiquement, aurait le contrôle de la régulation sur ce mode d’exploitation. Tout état de choses dont il faut en fait se féliciter, ce qui aussi présuppose que ce régime est donc supérieur. Dès lors, tout soupçon de dysfonctionnement du système actuel doit être évacué, puisque cet ordre est présenté comme harmonieux, d’autant plus que, comme il l’ajoute : « profits, incidentally, that swell both the provincial and federal government coffers to the tune of billions of dollars each year ». Ainsi est désignée la légitimation ultime du régime actuel que l’on se garde bien par ailleurs de mettre à l’épreuve de la nationalisation dont le but, en termes de profit, est pourtant similaire. L’implicite lié à ce portrait optimal du cadre d’exploitation des ressources est que toute modification au régime actuel entraînerait non seulement des effets similaires aux apocalypses vénézuéliennes et nigériennes, mais surtout que les profits à l’État seraient considérablement modifiés, bien entendu dans le sens d’une diminution. Il est cependant pertinent de noter que cet éloge du régime d’exploitation des ressources pétrolières de l’Alberta est énoncé dans un contexte de discussion publique où justement, en ce début d’année 2007, les médias faisaient preuve d’un malaise grandissant face à ce qui commençait à être perçu, surtout sous l’égide des interventions publiques de Peter Lougheed, comme une exploitation sauvage et de moins en moins contrôlée, tout particulièrement en ce qui avait trait aux sables bitumineux. L’argumentaire qui est déployé ici repose sur un topos particulier qui fait partie prenante de la plupart des réponses de l’industrie face à l’éventualité d’une revue—à la hausse—des redevances pétrolières. Il s’agirait du lieu commun particulier énonçant qu’il ne faut pas réparer ce qui n’est pas brisé, ou plutôt ce qui fonctionne bien, la forme anglaise se présentant invariablement comme suit dans l’argumentaire de l’industrie : « if it’s not broken, don’t fix it ». S’inspirant bien sûr d’une politique de « bons sens » mécaniste37, il s’agirait, du point de vue de la logique, du constat d’une contradiction dans les termes entre bon fonctionnement initial et réparation aléatoire. Cette expression non seulement valide le statu quo, mais elle le pose comme éminemment préférable à toute modification éventuelle et présente en fait l’avenir comme risque. Évidemment se pose dès l’abord la question au présupposé présenté comme assertion non discutable : le système ne peut que fonctionner parfaitement bien, et nul n’est besoin d’en faire la démonstration. C’est pourquoi toute modification extérieure, telle la nationalisation, ne pourra que conduire aux abus condamnables que l’on observe avec les dictatures pétrolières, dont il est bien connu qu’elles doivent nécessairement être le fait des gouvernements et non de l’industrie.

Déplacement de la question : Les propos de Frank se posent alors non seulement comme une dénégation de cette montée des doutes collectifs, mais ils se présentent comme la façon dominante d’interpréter le système d’exploitation des ressources qui doit être ainsi perçue comme idéale d’autant plus que les profits que l’industrie procure sont essentiels à l’économie albertaine. Idéalité et indispensabilité restent les modes fondamentaux d’une cognition de l’industrie, et cela déterminera l’abord de problématiques subséquentes : « Just how far this relatively newfound “understanding” of Alberta’s energy industry might extend will become clearer as we move closer to more meaningful climate change legislation: and the rules, regulations and penalties that could heavily impact Alberta’s resource industries ». La question des changements climatiques, et particulièrement des émissions de gaz carbonique rattachées à l’exploitation des sables bitumineux, et surtout des législations s’employant à les mesurer et à la limiter, restent un achoppement majeur dans l’assertion de perfection figée du régime d’exploitation, car elles restent difficilement réfutables. De la place de fiction insensée qu’occupaient auparavant les questions relatives au réchauffement global dans le discours pétrolier, on est passé à une acceptabilité scientifique générale dans le discours social qui leur confère figure de dogme devant lequel toute réfutation prendrait figure de disqualification du locuteur même.

Or, ce qui paraît incontournable doit être concédé dans l’argumentation, dont Marc Angenot précise qu’elle est « une tactique élémentaire de la rhétorique éristique : il faut concéder d’abord pour mieux attaquer parce que la concession est un moyen de défense renforcée et vous protège contre les répliques adverses »38, mais cela, à condition que les opposants s’entendent sur un objet commun de la concession, ou que, plus simplement, on parle de la même chose, ce qui n’est plus le cas à ce point-ci de l’éditorial de Frank. Parce que la question de la nationalisation telle que soulevée par Lauzon ne se pose pas sur le terrain des questions environnementales, puisque la nationalisation ne saurait constituer, sinon de façon très partielle et secondaire, une réponse satisfaisante aux problèmes de dommages à l’environnement que constitue l’exploitation des sables bitumineux. Mais c’est sur ce terrain-là que Frank choisit de placer maintenant le débat, lequel vient de perdre tout à coup sa pertinence première. Nous sommes en fait devant une technique classique de déplacement, où « on intègre dans la discussion un certain nombre de données nouvelles dont on marquera préalablement la pertinence39 ».

We are after all, home to some of the nation’s heaviest greenhouse gas producers. So far, public sentiment appears to support meaningful, but non punitive environmental legislation. That term may be an oxymoron and odds are we are headed for some form of carbon tax […] especially if the federal Tories manage to wrangle a majority government in the next election.

Toss in the energy industry’s inherent understanding that we are moving into a “green” period and it’s possible to believe we may even be headed for a collaborative—rather than confrontational—time where Canada’s oil and gas industry and the government who regulates it are concerned.

Déplacer la question de la nationalisation—pour ne pas avoir à en discuter les fondements et la faisabilité—sur les questions environnementales, c’est d’abord jouir du point de vue de la représentation que l’énonciateur veut donner de lui-même, des bénéfices secondaires de l’acceptation de l’acceptabilité, si l’on peut dire. Par là, nous entendons que Frank montre qu’il peut revendiquer pour lui une image d’ouverture en reconnaissant la validité d’une conversion et de l’industrie, du gouvernement et des citoyens, aux valeurs « vertes », tout comme la convergence de ces divers acteurs vers une préoccupation commune. Que cette convergence se limite surtout au niveau du discours restera une question intéressante à débattre, mais il n’empêche que sa prophétie de collaboration a pour résultat d’exclure la pertinence de tout projet de nationalisation qui ne saurait composer, d’après l’auteur, de façon satisfaisante avec la question essentielle de l’environnement qui, elle, est censée être marquée par l’harmonie. La nationalisation est donc réfutée non seulement par déplacement sur un domaine qu’elle n’a pas pour objet essentiel de traiter, mais elle est signalée par contraste comme le lieu essentiel du combat, de la confrontation, désignée bien sûr comme indésirable, étant donnée l’axiologie particulière projetée sur l’idée de stabilité chère à tous les discours sur le pétrole albertain. On pourra aussi qualifier la fin de l’éditorial de Frank comme un procédé d’obfuscation où est délibérément perdu l’objet du discours, sans toutefois que ce procédé soit le seul modèle de représentation du débat.

Récapitulons que nous avons vu à l’œuvre des sophismes comme l’argumentation ad hominem (elle-même tirée du lieu commun des dérivés, comme celui de la pente fatale, qu’Angenot juge partie prenante de toute argumentation de la droite conservatrice), l’argumentation par l’échec, les prophéties assertives et le syndrome du « if it’s not broken, don’t fix it » que nous appellerons faute de mieux l’assertion de non-perfectibilité du système qui, elle aussi, rend nulle et non avenue toute idée de contestation de l’état des choses, état des choses présenté ici comme littéralement naturalisé. Mais puisque nous parlions au début de l’arsenal rhétorique propre à la réfutation, il serait pertinent de compléter cette première étude par l’examen subséquent d’autres traits argumentatifs rattachés au débat sur la nationalisation, cette fois présentés non pas à l’intérieur d’un corpus unifiant tel qu’un éditorial, mais dans le cadre d’un reportage sur les réactions entraînées par le rapport Lauzon, reportage paru toujours dans le Calgary Herald, dans la même semaine.

Démonisations : l’intellectuel socialiste

Cet article, « Call to nationalize oilpatch garners heavy criticism40 », est un reportage où l’auteur rapporte les commentaires d’économistes et de représentants de l’industrie pétrolière. Si l’auteur n’argumente pas lui-même à proprement dit, en se contentant de citer les différents intervenants, il n’empêche que le titre est doublé d’un sous-titre qui oriente d’emblée la mise en forme idéologique du reportage. Ainsi voit-on immédiatement ces lignes qui s’inscrivent comme le code de lecture à suivre pour le reste de l’article : « Quebec prof admirer of Castro, Chavez ». On relève une fois de plus l’argument ad hominem41 où l’adversaire est d’avance disqualifié en raison de ses affinités personnelles ou tout simplement, et significativement dans ce cas, en raison de son identité, dans cette association entre Lauzon et le président cubain par le recours au lieu commun des dérivés. Car on a reconnu ici cette manifestation de l’obsession albertaine sous la triade idéologiquement chargée du Québec, inévitablement socialiste, du Chavez croque-mitaine favori de l’industrie, et du Castro qui constitue l’étape suprême du régime dictatorial. Allongeons donc encore ici la liste de procédés de démonisations servant à la disqualification de Lauzon.

Une autre forme appréciable de disqualification par anti-intellectualisme s’inscrit aussi dans le trait suivant qui, si on l’examine bien, constitue également un renforcement implicite non négligeable : « Local oil and gas observers are giving short shrift to a Quebec intellectual’s calls to nationalize the energy industry. » Le choix ici de désigner Lauzon non pas par sa profession, qui est celle de professeur de sciences comptables, mais par sa qualification d’« intellectuel », est aussi éloquente dans le procès de disqualification par l’argument ad hominem où perce la tradition de dévalorisation du savoir rationnel ou technique propre aux idéologies populistes. Dans un entendement fort éloigné de la définition qu’en donnait entre autres Pierre Bourdieu42, l’intellectuel est représenté comme étant séparé du réel, donc comme étant sans pertinence par rapport au champ où il exercerait son savoir, et suspect par ailleurs d’une intentionnalité déviante. Cet « intellectuel » est ainsi opposé à Frank Atkins, interviewé et cité dans l’article, dont il est pourtant bien spécifié qu’il est professeur spécialiste des économies du pétrole et du gaz naturel. Sans doute, la logique argumentative invite-t-elle le lecteur à en conclure qu’Atkins n’est heureusement [!] pas un intellectuel. Cette hypothèse, dont il faut bien reconnaître qu’elle est assez kafkaesque dans le contexte universitaire de l’économie comme science, développe le processus de réfutation en posant l’économiste Atkins comme argument d’autorité face à « l’intellectuel » Lauzon dont la crédibilité a par ailleurs été d’emblée mise en doute par ses admirations « pro-socialistes », voire « pro-communistes ». Nous ne franchirons pas ici la ligne qui nous inviterait à méditer sur l’ajout dans la balance du lien identitaire avec le Québec, objet alternativement de fascination et d’irritation ambiguë s’il en est pour l’Alberta.

Bousculement de la raison : Quoi qu’il en soit, la première intervention d’Atkins ressort (presque classiquement, devrait-on dire) de l’argumentaire établi par Angenot au sein de sa Rhétorique de l’anti-socialisme, où on retrouve la disqualification « inusable » de déraisons, de privation de sens, de non-concordance avec le réel. « This is an idea that doesn’t make any sense. » Dès lors, il ne conviendrait même pas de discuter du concept puisqu’il n’accorde aucune pertinence à l’idée même de nationalisation, mais l’économiste continue sa réfutation avec ce qui apparaît d’abord comme la continuation des méthodes de disqualification que l’on a vues jusqu’ici : « Nationalizing the oil industry would have serious negative consequences for developing the oilsands, which rely on foreign investment to generate an estimated 100 billion dollars worth of new projects. Why would anyone develop it if it was a nationalized industry ? » Ce dernier argument, il ne convient pas de l’associer a priori à l’invalidité d’une proposition relevant purement du probable ou de l’opinable, même s’il est desservi par l’accusation initiale d’irrationalité. C’est qu’en économiste, Atkins touche néanmoins ici au principal obstacle réel, démontrable et difficilement récusable de la nationalisation qui est l’inévitable question des enjeux financiers nécessaires à une efficace prise de contrôle étatique. Il faut ainsi garder à l’esprit cette remarque fondamentale de François Houtart : « L’accès à l’énergie nécessite des investissements fabuleux. Vous avez besoin de manipuler des sommes considérables. Les États n’ont plus la capacité de manipuler d’aussi grandes sommes. D’une manière ou d’une autre, elles ont délégué au monde financier cette responsabilité43. »

Nous voyons ici qu’Atkins s’approche du point fondamental du débat, et il faut aussi admettre que dans son rapport, Lauzon n’est guère prolixe sur les façons de parvenir à l’étatisation massive des ressources pétrolières albertaines, ne mentionnant pas le détail qui constitue sa principale pierre d’achoppement. Comment trouver le financement nécessaire non seulement à l’acquisition suffisante des parts servant à contrôler les entreprises, et plus important encore, au continuel développement des ressources et à leur exploitation, de même qu’à la recherche de fine pointe exigée par ce même développement ? Voilà ce qui devrait constituer le cœur réel de la polémique sur la nationalisation, en tant que processus rationnel. Mais il n’est pas indifférent que l’économiste calgarien ne semble pas vouloir s’attarder outre-mesure à la validation de sa propre assertion, qui est pourtant, de tous les arguments que l’on a vus jusqu’ici, celui qui est le plus éminemment démontrable. Plutôt, il reprend le lieu des dérivés qui le conduisent aux autres épouvantails, eux aussi également « inusables », de la panoplie de disqualification de toute intervention de l’État dans l’exploitation de ses ressources : « That’s an awful thing to do. They believe the ideas of socialism without understanding the economics. These ideas are the main reasons why the Soviet Union doesn’t exist anymore. »

Une fois de plus, nous voyons se remettre à l’œuvre la réfutation par la déraison, réfutation privée de sa rationalisation de fond qui rendrait pourtant l’argument convaincant et vérifiable.

Si la validité par le réel économique est démontrable et justifiable, elle devrait aussi être suffisante, si on se place du point de vue de l’économie comme science. Mais on ne peut se défaire de l’impression que pour l’économiste, ce point de vue économique ne peut être longtemps tenable. On a recours donc une fois de plus au procédé du dérivé qui fait l’équation entre nationalisation et socialisme, saut qui conduit inévitablement au totalitarisme communiste. Sans doute faut-il voir dans ce recours une marque d’intégration d’Atkins au cadre discursif ambiant, intégration d’une prégnance qui marque son propre discours jusqu’à lui enlever sa scientificité.

Ainsi l’État canadien ou l’État albertain auraient-ils la capacité financière de procéder à une offre publique d’achat, qui constitue la première phase d’une étatisation ? Au lieu de répondre à cette question essentielle, on observe plutôt que le

discours argumentatif se construit sur des points d’accords, des prémisses entérinées par l’auditoire. C’est en s’appuyant sur une topique (un ensemble de lieux communs) que l’orateur tente de faire adhérer ses interlocuteurs aux thèses qu’il présente à leur assentiment. En d’autres termes, c’est toujours dans un espace d’opinions et de croyances collectives qu’il tente de résoudre un différend et de consolider un point de vue44.

Ainsi, l’argument ne peut trouver son efficace qu’à l’intérieur de cet espace d’opinions jouant sur une phobie généralisée de tout ce qui peut se cataloguer, ne serait-ce que très indirectement, sous l’égide du socialisme honni présenté comme ultime dérive, dont on a vu qu’il ne peut s’argumenter dans une conception albertaine que sur le thème de l’échec. La force de cet argument est telle qu’elle peut même faire l’économie, dans ce débat central de la nationalisation, de facteur relevant pourtant du vérifiable, ce qui est bien perdre de vue la nature réelle du concept. Ce n’est pas que la nationalisation puisse être infaisable (encore qu’il soit à remarquer que les conditions de son infaisabilité financière pourraient être elles-mêmes modifiées), c’est qu’elle soit inconcevable sur le terrain dominant de l’idéologie et renvoyée au domaine de l’impensable.

Prophétie autoréalisante : On appréciera encore mieux l’empire de ce précepte d’inconcevabilité de la nationalisation lorsqu’on parcourt le reste de l’article de Polczer, qui se continue par la citation d’autres interviewés, cette fois plus directement rattachés à l’industrie. Une fois de plus, on voit à l’œuvre l’argument de la discordance par rapport au « réel économique » qui contribue à escamoter sa démonstrabilité. Mais cette discordance est qualifiée par une axiologie sans ambiguïté : « But he [Vincent Lauerman, CEO de Geopolitics Central] describes any thought of nationalizing as “ridiculous” in light of prevailing political and economical realities ». La nationalisation continue d’être perçue comme un concept trop hétéronome pour être même discuté : sa relégation à l’en-dehors de la règle, de ce qui prévaut, sa projection comme aliénation absolue épargne donc d’aller plus avant dans le débat. Il reste une utopie dysphorique qui, pour paraphraser Angenot, « tourne le dos au réel45 ».

Mais plus signifiante encore reste la délégitimation par l’effet lorsque Lauerman ajoute « It [la nationalisation] would instantly make Canada a pariah with our most important trading partner, the United States. Not just in energy, but right across the board […] this isn’t Venezuela, Saudi Arabia or even Russia ». Passons sur le constant sophisme de la pente fatale de l’équation entre le Canada et certains régimes considérés comme, disons, difficiles, équation qui illustre par ailleurs le caractère « contaminant » de la nationalisation perçue décidément comme une métonymie de l’inévitable dictature. Contamination telle que tous les domaines d’échanges commerciaux entre les deux pays seraient touchés par cette mise à l’écart, encore qu’il n’est pas établi que les États-Unis aient cessé leurs relations d’importation avec l’Arabie saoudite … ni avec la Chine, ni d’ailleurs le Canada.

Pourtant, le terme « pariah » fonctionne à son tour sur deux axes non négligeables pour la compréhension des discours pétroliers albertains et canadiens. D’abord, il implique une dimension de prophétie autoréalisante qui, en fait, décide d’avance de l’échec du processus, projection qui remplit un rôle supplémentaire et appréciable dans la disqualification de la nationalisation en déterminant d’avance la nécessaire lecture des résultats. La réception négative est tout simplement garantie dans la saisie préalable du concept qui assigne sa place à la nationalisation : on l’a vu, elle ne peut être que la métonymie d’autre chose. L’autre axe du terme « pariah » est celui de son présupposé assertant qu’il existe une entité à la puissance supérieure ayant le droit de déterminer notre place, c’est-à-dire de nous mettre à l’écart. Le paria ne fait plus partie de ce qui compte, n’a plus de pouvoir décisionnel. Mais il est logiquement mis à l’écart par quelqu’un d’autre, par celui qui peut le faire, ou dont on accepte qu’il nous assigne ainsi une position défavorable. Nous sommes tentés—et nous cédons à cette tentation—de traiter cette auto-qualification comme un trait central dans la perception de soi albertaine et canadienne à l’œuvre dans le domaine pétrolier. Si nous avons ailleurs commenté la question de la quête de reconnaissance de Soi inextricablement liée à la possession des ressources énergétiques, on peut voir ici à l’œuvre une des variations de la notion de reconnaissance par l’Autre en ce qu’elle s’exprime dans une saisie de vulnérabilité telle qu’elle fonctionne comme négation de Soi. Non seulement la collectivité albertaine se percevra selon un critère venant d’une extériorité supérieure, mais elle accepte d’avance que cette perception ne pourra qu’être celle du rejet et des conséquences—supposées comme nécessairement désastreuses—d’une telle abolition de Soi par l’Autre. Cette abolition ne peut être à la fois qu’inévitable et déterminante : disqualification supplémentaire de la nationalisation en ce que ses effets sont posés comme objectifiants et relativisants plutôt qu’ils n’instaureraient l’Alberta ou le Canada comme sujets déterminant leur propre destin énergétique et économique.

La pente de plus en plus fatale : Le recours à la pente fatale est un sophisme qui permet de représenter linéairement des extrémités calamiteuses. Il est aussi fort utile pour en arriver à des ramifications qui, sans qu’elles soient à proprement parler inattendues, donnent une idée de son potentiel pour susciter le pathos dans un secteur qu’on ne concevrait pas, de prime abord, comme étroitement lié à une éventuelle nationalisation du pétrole albertain. « In addition, such a move would likely break up Canada, he added. “Our politicians have to make it clear to the rest of Canada the contributions resource development make not just to Alberta, but the entire country 46.” »

Force nous est dans ce cas de passer sur la syntaxe fautive de cette phrase et de l’analyser selon ce qu’elle aurait vraisemblablement voulu dire. On pourra déduire qu’il faut rendre les Albertains et les Canadiens conscients de la valeur des revenus tirés de l’exploitation du pétrole par le secteur privé, et que de ces revenus dépend l’unité de la nation canadienne. Ici, même la reconstitution des étapes de cette ultime dérive vers le cauchemar traumatique du Canada ne parvient pas à bien illustrer le rôle de l’exploitation privatisée pour maintenir l’union du pays, à moins qu’il ne faille admettre que les sommes versées par l’Alberta à Ottawa, qui à son tour les redistribue aux provinces, constituent le facteur fondamental de l’unité canadienne. Une telle admission gêne par le peu de prix qu’elle accorde au nationalisme canadien, alors que ce même nationalisme est paradoxalement utilisé pour produire un effet pathétique mobilisateur décisif dans l’argumentation. En posant l’existence même du Canada comme enjeu définitif dans un débat sur la nationalisation, il devient intimidant, au nom d’un patriotisme dont les termes sont singulièrement pervertis (la nationalisation serait en fin de compte non patriotique), d’appuyer un concept aussi néfaste.

L’insistant fantôme québécois ou la rétorsion

Cette vision traumatique d’une Alberta ou d’un Canada rejetés de l’extérieur, écroulés de l’intérieur par toute velléité de nationalisation associée à ses ressources pétrolières pourrait clore le débat et réduire au silence l’adepte de la nationalisation en faisant vibrer les cordes de son nationalisme pourtant ici réduit uniquement à une question de revenus. Mais Polczer choisit de terminer son reportage par les commentaires de Greg Stringham, vice-président de l’Association canadienne des producteurs de pétrole, lequel, citant une étude de l’Institut canadien de recherches sur l’énergie, concrétise (par une anticipation qui ne tient nullement compte des « aléas de la conjoncture », comme la suite des événements allait le montrer) les revenus en chiffres que l’on escompte tirer de l’exploitation du pétrole albertain : « […] the federal government would gain additional revenues of $789 billion from oilsand developments by 2020, along with another $102 billion to Ontario and $45 billion to other provinces and territories—including Quebec ». Outre les précisions mathématiques qui ont toujours valeur d’assommoir, car il ne faut pas nier à la rhétorique de l’incommensurable son efficacité dans tout processus de disqualification économique, une telle énumération présuppose que la nationalisation va s’effectuer à vide et qu’elle ne rapportera aucun revenu47. Mais plus intéressante encore est la précision dernière de l’énumération qui est une allusion à la source problématique du discours de la nationalisation, le Québec. On a vu également que la référence au Québec était précisée dès l’ouverture du reportage dans un effet de naturalisation des liens entre l’énonciateur et son énoncé. On pourrait être tenté de qualifier cette dernière allusion « empoisonnée » comme une manifestation partielle de cet autre procédé de réfutation qu’est la rétorsion : cette dernière serait « la position ou le polémiste se place, pour conduire son attaque sur le terrain même de l’adversaire48 ». Si j’indique que la rétorsion est partielle, c’est que Stringham n’utilise pas ses propres arguments exactement contre Lauzon. À cet effet, il faudrait citer le professeur québécois, et le concert d’oppositions à son rapport ne mentionne aucune de ses données ou de son argumentaire, ce qui fait par ailleurs soupçonner que ses opposants ne l’auraient pas lu… Plutôt, revenant à une forme allusive d’argument ad hominem, il rappelle que le Québec (et, conséquemment, ses Québécois) bénéficient directement, sous la forme des paiements de péréquations, des retombées financières de l’exploitation privée du pétrole albertain. Cet argument vise à placer en porte à faux le professeur québécois sur les privilèges supposés de la nationalisation, puisqu’il est présenté comme parlant d’un lieu qui bénéficie de la redistribution des revenus tirés de l’industrie pétrolière. Ainsi se clôt le débat par la disqualification finale de l’adversaire reconfiguré maintenant comme manquant d’éthique selon le lieu commun de l’ingratitude où « on ne mord pas la main qui nous nourrit ». Ce topos reste par ailleurs central à nombre de discussions subséquentes au sujet, en particulier, de la Commission de revue des redevances. Si Polzcer choisit de terminer son reportage sur cette note, c’est que la disqualification par l’ingratitude a son poids et, comme on le verra dans la suite, est la marque, entre autres, d’un éthos fortement marqué dans l’univers pétrolier.

Habitus discursif

Cette analyse très partielle du débat lui-même fragmenté sur la nationalisation du pétrole albertain ne saurait certes rendre compte de toute la problématique du concept, de l’historique de son application et de l’ensemble des controverses à ce sujet. Cependant, les deux textes analysés paraissent caractéristiques de la polémique autour de la question, en ce que la « nationalisation » en elle-même n’est à vrai dire pas discutée, alors que le gouvernement albertain, sous la férule de Peter Lougheed, a bel et bien été actionnaire principal de l’Alberta Energy Company, fondée en 1975, reprivatisée sous le gouvernement Klein, et est à l’origine de la création de la compagnie Encana, ironie qui n’a pas été perdue par le Parkland Institute, lors du débat sur la revue des redevances49. Nous venons de parler de polémique : nous devrions préciser de l’absence de polémique, ce dont on a vu qu’en particulier l’éditorialiste Charles Frank se félicite comme d’un argumentaire supplémentaire. C’est que la nationalisation, et le terme et le signifié, est saisie dans le contexte pétrolier actuel de l’Alberta comme un autre tabou discursif qui est sûr de susciter, du moins dans les médias, un ensemble de réactions allant de la peinture de l’apocalypse jusqu’au refus de discussion en passant généralement par la dérision ad absurdum et l’accusation de complot machiavélique. Pour donner la mesure de la nationalisation comme tabou, nous ne citerons que quelques passages d’un autre éditorial du Calgary Herald où le député Mark Holland, critique fédéral libéral de l’énergie, doit littéralement se disculper d’avoir selon ses termes, « did express some concerns, shared by notable Albertans such as former premier Peter Lougheed, about the impact of out-of-control oilsands expansion » réserves qui ont été interprétées par le gouvernement Stelmach comme ayant « suggested that a federal government would nationalize oilsands ». Le titre de l’article est encore plus éloquent : « No Liberal plot to nationalize the oilsands ». C’est bien ici un indice supplémentaire de la nationalisation érigée en hérésie, dont il faut pourtant rappeler qu’elle fut un arrière-plan idéologique non négligeable des politiques énergétiques du gouvernement Lougheed. Cette mise sous le sceau de l’inacceptable semble ne pouvoir être saisi dans le contexte albertain de ce début du vingt et unième siècle que sous l’inflexion d’un certain habitus discursif. Ce dernier, suivant le lieu commun de la pente, se comprend à partir de l’enchaînement par contiguïté de termes tels que nationalisation, socialisme, anti-démocratie, tiers-monde, dictature, et que cet habitus est certes hégémonique chez les tenants du libre-marché néolibéral. Il est cependant à remarquer que, pour les tenants d’une plus grande ingérence de l’État dans le marché, ce même habitus discursif par lequel est saisi le terme de « nationalisation » pourrait plutôt évoquer l’enchaînement suivant, qui ne laisse pas davantage lieu à un autre type d’argumentation disons plus structurée : nationalisation, nationalisme, social-démocratie, décolonisation, libération, affirmation. Ainsi, l’hégémonie de ce dernier éthos constitue à maints égards un des facteurs de résistance les plus efficaces aux velléités récurrentes de privatisation d’Hydro-Québec qui surgissent de temps en temps dans le discours social québécois. Mais nul ne saurait nier l’efficacité de ce réflexe discursif qui continue d’assurer le capital symbolique d’Hydro-Québec.

C’est ainsi que ces deux textes, représentatifs d’un discours important en Alberta au sujet de l’ingérence de l’état dans l’exploitation des ressources pétrolières, paraissent illustrer le fonctionnement discursif de la réception de l’idée de la nationalisation à partir de l’argumentaire typique de la rhétorique anti-socialiste qui, précise Angenot, présentait l’alternative suivante :

« L’idée doit être combattue par l’idée… » C’est ici un principe honorable de débat face à face, le débat qui justement accepte de se situer sur le plan des idées et d’y rester … mais, on le sait, il y a d’autres moyens plus expédients de détruire l’adversaire que le dialogue de pair à pair. En réalité, deux stratégies polémiques ont alterné ou coexisté dans l’anti-socialisme : ou bien argumenter contre les théories et les programmes et les démolir, s’il se pouvait, ou bien démontrer qu’il n’y avait pas matière à discussion, qu’il importait seulement de disqualifier l’adversaire. Je regroupe, dans la catégorie disqualification, tous les moyens qui permettent de faire l’économie d’un débat. On peut discuter contre cela, on peut le satiriser, s’efforcer de détruire avec des mots ce système insensé, mais il est vain de discuter avec un tel adversaire. Il est impossible de trouver un terrain pour amorcer la discussion puisque ce terrain pourrait être celui de l’argumentation rationnelle et que l’adversaire se trouve ailleurs50. (nous soulignons)

Nous avons vu à l’œuvre le déploiement de ces deux stratégies, dont on constate que l’une était plus également déployée, si l’on peut dire, que l’autre : s’il y a eu argumentation par l’échec et par association à un exemplum, cet échec est toujours entraîné par la force irrépressible de la pente fatale, contiguïté qui caractérise l’habitus discursif. En fait, l’argumentation par l’échec reste une forme de non-argumentation, puisque l’exemple est déterminé par l’habitus du discours. D’autre part, l’argumentation par la prophétie chère à l’antinationalisation reste elle aussi limitée par les présupposés associés à ce type d’habitus. Si nationaliser, c’est rendre l’Alberta et le Canada semblables au Venezuela et à la Russie, alors conséquemment, le Canada sera vu et traité comme le sont la Russie et le Venezuela, ce qui veut dire que nous serions écartés des enjeux du marché global. Sans doute faut-il nommer cette conséquence l’inévitable cubanisation du Canada, prophétie qu’il serait intéressant de mettre à l’épreuve des conséquences vécues par d’autres juridictions ayant plus de contrôle sur l’exploitation de leurs richesses naturelles, comme la Norvège, autre exemple-tabou de la polémique, l’argumentation par l’échec paraissant imperméable à son corollaire, l’argument par la réussite.

L’autre stratégie d’invalidation de la nationalisation reste la disqualification pure et simple par le non-sens, qui s’affirme comme un des « prêts-à-porter », si l’on peut dire, de l’argumentation contre la nationalisation. Rappelons ici les accusations de ridicule, d’irrationalité et d’irréalité : il suffit d’opposer le « réel » (en passant outre à son caractère construit, comme ainsi cette indestructible mythologie qu’est celle du libre-marché) à cette déraison de la nationalisation, autre effet de l’habitus discursif qui considère d’emblée le système actuel comme nécessairement raisonnable. Rappelons enfin le dernier mode de disqualification, qui reste l’argumentation ad hominem contre Lauzon, où sont relevées son origine québécoise et ses sympathies pour Chavez et Castro, lesquelles sont dès lors présentées comme justification et explication de sa position. Une fois encore, ces données sont saisies par un habitus discursif dont nous avons reconstitué plus haut l’enchaînement. À cela s’ajoute la saveur paranoïde du sophisme du complot qui rend compte de toute suggestion de nationalisation comme le symptôme d’une machination élaborée contre le collectif, dont il importe de dénoncer les racines à la source.

Cette récapitulation indique la capacité de collimateur de l’habitus discursif qui subsume l’argumentation ou plutôt la possibilité d’une argumentation. Sa force est telle qu’elle détourne d’arguments concrets qui pourraient, nonobstant toute prise de position idéologique (si toutefois une telle chose est concevable), permettre d’emporter le débat en mettant à l’épreuve de sa faisabilité économique le principe même de la nationalisation. Il est vrai que ce dernier argument, relevant tout autant du démontrable que de l’opinable (il est possible que l’Alberta ait ou n’ait pas les moyens économiques d’une nationalisation pour exploiter de façon rentable et efficace ses ressources pétrolières), relève aussi du lieu commun du tiers exclu. Ainsi, on ne peut concevoir qu’une nationalisation totale des ressources, alors qu’il y a eu dans l’histoire récente du pétrole albertain des exemples de nationalisation partielle, comme Petro-Canada et Alberta Energy Company. Mais ce dernier lieu commun, qui n’offre pas de position intermédiaire, a l’avantage de permettre de dépeindre un tableau totalisant des conséquences dont on a vu qu’elles ne peuvent bien entendu que demeurer dans la logique de la pente fatale, de l’ordre de l’apocalyptique.

Et maintenant, qu’en est-il du rapport entre nationalisation étatique et nationalisation symbolique ? Se limite-t-il strictement à être relation compensatrice symptomatique d’une dépossession réelle, dans l’esprit des Albertains, ou un procédé commode de censure dans l’éthos de l’industrie, procédé qui permet de détourner l’attention sur des données plus questionnables ? Dans les deux cas, c’est supposer entre les deux versions de la nationalisation une symétrie équilibrante qu’elles ne possèdent pas nécessairement dans leur usage par le discours social, tout particulièrement au gré des différents contextes qui y ont recours en tant que concept. Il convient alors de mettre à l’épreuve cette apparente opposition—ou cette supposée complétion—en vérifiant leur fonctionnement dans certaines polémiques médiatisées d’abondance, tout en gardant bien à l’esprit, une fois de plus, leur caractère partiel. Singulièrement, ainsi en est-il dans le cadre de ce moment crucial pour une compréhension du travail discursif au sujet de l’industrie pétrolière qui se sont déployés à l’automne 2007 lors des travaux et des résultats de la Commission pour la revue des redevances repayées à l’État albertain par l’industrie pétrolière et gazifière. En raison de la clarté et de l’univocité des enjeux qui ont été exposés et énoncés, nous considérons cet épisode de la Commission pour la revue des dividendes comme décisif pour une meilleure compréhension des discours à l’œuvre dans l’univers pétrolier albertain. Cette compréhension se pose comme à la fois globale et détaillée en ce qui a trait à la conception de la collectivité albertaine, de son identitaire, de son désir d’affirmation tiré même de la conscience de la possession de ses ressources et de son rapport au territoire, tout cela servi par une rhétorique de la possession illustrée par les traits de la nationalisation symbolique. Mais plus encore, en examinant le discours propre à l’industrie pétrolière dans son opposition aux recommandations de la Commission, on verra aussi le déploiement d’une autre rhétorique utilisant ces mêmes conceptions de la collectivité, de l’identitaire, de l’histoire et du territoire albertains pour contrer les recommandations et inciter les Albertains à les rejeter et à influencer leurs dirigeants à cet effet. Nous voyons dans ce débat un aboutissement remarquable (et inespéré dans sa contingence même) qui permet de voir réellement au travail tous les traits discursifs que nous avons identifiés dans les chapitres précédents de cet ouvrage. Il s’agit maintenant de vérifier jusqu’où il est possible de les valider dans une polémique au sujet d’une Commission dont le but premier n’était certes pas de mettre à jour tant de passion rhétorique, pourtant si riche d’enseignements sur les différentes conceptions de la géodestinée albertaine.

Annotate

Next Chapter
Chapitre 5
PreviousNext
L'Alberta Autophage
© 2013 Dominique Perron
Powered by Manifold Scholarship. Learn more at
Opens in new tab or windowmanifoldapp.org